La seconde vie du rail
Pour dynamiser le trafic et rénover les infrastructures, les États concèdent l’exploitation des compagnies publiques aux grands groupes.
Peu de choses suffisent pour paralyser l’activité économique. En avril dernier, au Cameroun, un train déraille à hauteur de Nanga Eboko, à 107 km au nord de Yaoundé. Deux semaines seront nécessaires à la Camrail pour rétablir la circulation sur la voie. Pendant ce temps, le nord du pays se trouve coupé du reste du territoire. Les avions de Cameroon Airlines, unique compagnie à relier les provinces du Nord et de l’Extrême-Nord à la capitale, sont cloués au sol. Et les routes de l’Adamaoua, un passage obligé, sont en mauvais état.
Le Cameroun n’est pas le seul pays africain à connaître ce genre de situation. Certes le rail n’est pas le seul moyen de transport qui fonctionne mal. Il n’empêche. Les retards et les incidents des trains africains sont devenus légendaires. Le rail en Afrique serait-il maudit ? Pas forcément. Mais le transport ferroviaire est confronté à des contradictions flagrantes. Il nécessite de gros investissements, et sa gestion est d’une rare complexité, alors que les États sont pauvres et leurs services publics rarement efficaces. Des solutions existent pourtant. Après avoir vanté les mérites de la privatisation des compagnies nationales, la Banque mondiale fait amende honorable et recommande le régime de la concession d’exploitation.
Construire des voies ferrées, acheter des locomotives et des wagons, cela coûtera toujours cher. « En comparaison, le coût relatif du transport routier n’a cessé de chuter au cours des vingt dernières années, estime Vipin Sharma, directeur de la division monde de l’Union internationale des chemins de fer (UIC). Dans le même temps, les services ferroviaires se sont détériorés. » Résultat : une grande partie du trafic et des recettes du rail s’est reportée sur la route. En outre, le coût de l’entretien et de la gestion d’un vaste réseau ferroviaire dépasse les moyens de nombreux pays en développement, souligne l’UIC. Même l’Afrique du Sud, première puissance économique du continent, ne dispose pas de chemins de fer très performants. Les bailleurs de fonds internationaux le savent et préfèrent, là encore, financer les axes routiers.
Depuis les indépendances, quatre décennies plus tôt, bien peu de nouvelles lignes ont d’ailleurs été construites en Afrique subsaharienne – hormis en Afrique du Sud ou au Gabon. Dans certains pays comme le Kenya ou le Zimbabwe, le nombre de kilomètres de voies ferrées a même régressé. Les réseaux, vétustes, datent pour la plupart de l’époque coloniale. L’ancien président burkinabè Thomas Sankara avait voulu poursuivre, dans les années 1980, l’oeuvre inachevée du colonisateur français en terminant la ligne Abidjan-Niamey, qui avait été arrêtée à Ouagadougou. Souhaitant désenclaver le « Faso », mais dépourvu de moyens financiers, il avait opté pour une solution « à la chinoise » : la force des bras. Tous les travailleurs avait été instamment « priés » de consacrer bénévolement leur samedi à la construction du tronçon Ouaga-Niamey. En vain : on peut aujourd’hui admirer quelques kilomètres de voies inachevées, recouvertes de végétation.
La situation est évidemment bien plus dramatique dans les pays qui ont connu une guerre civile. En Angola, le déminage des voies est une priorité. Au Congo-Brazzaville, la voie ferrée de 512 km entre Pointe-Noire et Brazzaville est restée longtemps fermée en raison des sabotages répétés dans la région du Pool par des milices rebelles. Dans cette zone, le réseau est si délabré que les trains ne circulent qu’entre 25 et 30 km / h, pour ne pas dérailler…
Notons que les carences du rail ne sont pas propres au continent africain. Une évolution semblable a frappé l’ensemble des chemins de fer publics à travers le monde, relève la Banque mondiale. L’institution financière observe aussi que la plupart des sociétés publiques de chemins de fer, y compris en Afrique subsaharienne, ont été victimes d’une chute spectaculaire du trafic des marchandises, se traduisant par d’importants déficits au cours des dix dernières années. Pour la Banque mondiale, le secteur ferroviaire n’a pas su s’adapter au nouvel environnement économique : dérégulation du marché, demande des voyageurs pour un service de qualité et concurrence routière. À cela s’ajoutent des problèmes courants dans les entreprises publiques : inefficacité persistante, sureffectifs et productivité insuffisante.
Enfin, les États subventionnent de moins en moins le rail. Le rapport de la Banque mondiale ne recommande pas pour autant de « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Le monde a encore besoin du rail, l’Afrique tout particulièrement. Le chemin de fer reste l’une des solutions pour désenclaver les pays privés d’accès à la mer. Il est donc susceptible de faire reculer la pauvreté. C’est par exemple le moyen le mieux adapté pour le déplacement de gros volumes, comme le minerai ou les grumes de bois en Afrique centrale. C’est aussi un mode de transport « propre », ce qui est une donnée déterminante pour trouver des financements auprès des États européens préoccupés par l’« effet de serre ». Les pays européens ont ainsi fortement contribué à la rénovation du réseau est-africain Kenya-Tanzanie-Ouganda.
Comme souvent l’argent manque, la Banque mondiale propose une nouvelle solution : la mise en concession des chemins de fer plutôt que leur privatisation, qu’elle recommandait il y a encore quelques années. Avec la privatisation, le service public du rail passe directement dans les mains d’une société privée, qui n’a de comptes à rendre qu’à ses actionnaires. Dans le régime de la concession, en revanche, la ligne de chemin de fer est concédée par l’État, qui reste propriétaire, à une société privée assurant l’exploitation pour une durée limitée (cinq ans, dix ans, quinze ans…) ; la société concessionnaire est tenue de respecter un cahier des charges fixant ses obligations de service public. Le système de la concession est donc plus contraignant pour l’entreprise privée et plus protecteur, en principe, pour les usagers du rail. L’Afrique a déjà l’expérience de la privatisation des chemins de fer. Au Cameroun, l’ex-Régie des chemins de fer du Cameroun (Regifercam) a été privatisée en 1998. Devenue la Camrail (Cameroon Railway), elle est depuis lors dirigée par un consortium composé des groupes français Saga et sud-africain Comazar. Un prêt de 8 milliards de F CFA (12,2 millions d’euros), octroyé par l’Agence française de développement (AFD), lui a permis de réhabiliter 263 km de voies ferrées sur le tronçon reliant l’est et le nord du pays, mais aussi d’acquérir six nouvelles locomotives et de moderniser son équipement. Au cours de son dernier exercice, Camrail a enregistré une progression de 8 % du trafic marchandises et de 4 % du trafic voyageurs. Mais, en contrepartie, elle a abandonné la desserte, jugée trop peu rentable, de plusieurs localités enclavées dans le centre du pays…
Le régime des concessions est notamment pratiqué en Côte d’Ivoire et au Burkina. L’ancienne Régie Abidjan-Niger (RAN) assurant la liaison Abidjan-Ouagadougou via Bobo-Dioulasso, est devenue Sitarail en 1996. Le groupe français Bolloré en assure l’exploitation. Et lui aussi a supprimé les arrêts dans de petites localités, poussant de nombreux commerçants au chômage ou à l’exil… La ligne Dakar-Bamako-Koulikoro a été à son tour concédée au groupement franco-canadien Canac-Getma (voir article ci-après). Au Congo, le Chemin de fer Congo-Océan (CFCO) fait l’objet d’un appel d’offres international. Après une première sélection, deux consortiums ont été retenus : un groupement européen, emmené par Bolloré, inclut son grand concurrent Maersk et la Société nationale des chemins de fer (SNCF) français ; le consortium sud-africain Sheltam-Mvela est le second candidat (voir encadré page 135). Le gagnant n’était pas encore connu à l’heure où nous imprimions ces lignes. La mise en concession du CFCO en septembre devrait permettre de rénover les voies et de doter la compagnie de nouveaux trains.
Dans le reste de l’Afrique, de nombreux pays ont mis en concession l’exploitation de leur réseau ferroviaire ou l’envisagent : le Ghana, le Mozambique, le Malawi, la Tanzanie, la Zambie et le Zimbabwe. Le régime de la concession n’a cependant rien d’une solution miraculeuse : au Gabon, dans des conditions très particulières il est vrai, il s’est soldé par un échec. Mais avec le soutien de la Banque mondiale, qui rassure les bailleurs de fonds et les investisseurs internationaux, il redonne au rail africain une nouvelle vie.
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