Il était une fois la quinine

Les historiens voient dans le paludisme l’une des causes de la décadence de Rome. C’est dire l’importance du remède capable de soigner cette maladie.

Publié le 23 août 2004 Lecture : 9 minutes.

«La fièvre paludéenne, a écrit sir Ronald Ross, l’Anglais qui a reçu le prix Nobel en 1902 pour avoir démontré que le paludisme était transmis par des moustiques, est importante non seulement en raison des souffrances qu’elle inflige à l’humanité, mais aussi en raison des obstacles qu’elle a toujours opposés aux progrès de la civilisation… Aucun désert, aucune race sauvage, aucune difficulté géographique ne s’est montré aussi hostile à la civilisation que cette maladie. »
Le paludisme continue de toucher 500 millions de personnes par an et de faire plus de 1 million de morts. Seulement, les victimes se situent aujourd’hui toutes en zone tropicale et au Moyen-Orient, dont 90 % en Afrique subsaharienne. Ailleurs, ce fléau a pratiquement disparu.
Comme son nom ne l’indique pas, Fiammetta Rocco est une journaliste britannique, responsable des pages littéraires de l’hebdomadaire The Economist. Elle-même, son père et son grand-père ont souffert de la complicité entre l’anophèle femelle ( le moustique porteur ) et le Plasmodium falciparum ( le parasite transporté ). Ses grands-parents, raconte-t-elle, la Parisienne Giselle Bunau-Varilla et le Napolitain Mario Rocco, « étaient mariés depuis de nombreuses années lorsqu’ils quittèrent l’Europe pour l’Afrique ». Ils refirent leur vie au Kenya, dans une ferme proche du lac de Naivasha, et non loin du lac Victoria, tout près des meilleurs nids de moustiques.
Dans un livre extraordinairement documenté, Fiammetta rend hommage au médicament longtemps mystérieux auquel ses grands-parents ont dû leur salut : la quinine. Titre de l’ouvrage : The Miraculous Fever-Tree. Malaria, Medecine and the Cure that Changed the World (« Le miraculeux arbre de fièvre. Le paludisme, la médecine et le remède qui a changé le monde », Harper-Collins, 348 pp., 2003 ).
La malaria – le mot est aussi utilisé en français -, c’est le « mauvais air », de l’italien mal’aria. L’expression s’appliqua d’abord aux miasmes venus des marais et des dépotoirs qui entouraient Rome et provoquaient diverses maladies, dont certainement le paludisme. Certains historiens voient dans le « palu » l’une des causes de la décadence de la Rome antique. En 2001, des chercheurs britanniques et américains ont découvert de l’ADN paludéen dans les os d’un enfant enterré au Ve siècle près de Rome.
Après, semble-t-il, une accalmie au Moyen Âge, le « mauvais air » souffla de nouveau sur Rome au début du XVIIe siècle. L’été 1623, le pape Grégoire XV mourut. Comme l’exigeait la tradition, aucun des cinquante-cinq cardinaux réunis en conclave ne pouvait en sortir tant qu’une fumée blanche n’aurait pas signalé l’élection d’un nouveau pape. Or les désaccords étaient grands et les choses traînèrent en longueur. Une épidémie de malaria éclata, dont furent victimes les cardinaux et, à l’extérieur, leurs assistants. Ces derniers se trouvant incapables d’assurer l’intendance, le conclave se poursuivit dans la saleté et la puanteur. Dix cardinaux périrent, de même que des dizaines d’assistants.
Le successeur de Grégoire, Urbain VIII, fut atteint, mais en réchappa. Sévère défenseur du dogme ( c’est lui qui fit jeter Galilée en prison ), il décida avec la même énergie de lutter contre les maladies. Et en particulier contre cette malaria qui faisait des ravages de l’Europe du Nord à l’Amérique du Sud. Il modernisa, avec les moyens de l’époque, l’Ospedale ( l’hôpital ) Santo Spirito et, en premier lieu, sa pharmacie. Il y nomma un jésuite espagnol, l’archevêque Juan de Lugo, qu’il fit bientôt cardinal. La pharmacie de Santo Spirito devint l’un des premiers centres de soins d’Europe. Ses contacts jésuites à travers le monde lui envoyaient tout ce qui paraissait être des médicaments possibles, de la rhubarbe de Chine, utilisée contre des troubles intestinaux, au bézoard de lama, une concrétion qui se forme dans la panse des ruminants et était censée soigner toutes sortes de maux, de la dysenterie à l’infertilité.
Et c’est ainsi qu’en 1631 un jésuite venu du Pérou rapporta un petit paquet d’écorce de quinquina, un arbre poussant sur les hauteurs des Andes, que les Indiens absorbaient, pilée, pour lutter contre les frissons de la fièvre. Ce jésuite pensait qu’elle pouvait aussi servir de fébrifuge contre les frissons causés par la malaria, aussi appelée fièvre quarte ou intermittente. C’est le père Domenico Anda, le patron des apothicaires de l’Ospedale Santo Spirito, qui fit la première prescription de Corticus peruvianus, « l’écorce péruvienne », bref, de cet alcaloïde qu’est la quinine. Pendant près de cent ans, toute la quinine livrée en Europe viendrait, sous forme d’extraits de plantes, de la botica créée par un autre apothicaire jésuite installé à Lima, Agustino Salumbrino. Au cours des deux siècles qui suivirent, plusieurs naturalistes traverseraient les océans pour venir étudier le quinquina dans son habitat naturel.
Le premier fut le Français Charles-Marie de La Condamine. Sa spécialité de base était la géodésie En 1735, il dirigea l’expédition qui, au Pérou, devait déterminer la longueur d’un arc de méridien. Passionné de botanique, il en profita pour grimper jusqu’aux hauteurs où poussait l’arbre que les Indiens appelaient le quinquina. Il le découvrit le 14 février 1737. Sur le motif, il fit le dessin – feuilles, fleurs et graines – qui devait illustrer son mémoire pour l’Académie des sciences, à Paris. Le naturaliste suédois Carl von Linné ( 1707-1778 ) en eut connaissance, et c’est lui qui donna à l’arbre le nom de cinchona. Il avait lu un récit d’un médecin génois du nom de Sebastiano Bado qui prétendait avoir recueilli un témoignage sur la comtesse de Chinchon, épouse du vice-roi du Pérou. Atteinte par la fièvre quarte, elle n’aurait été sauvée que par l’écorce miraculeuse.
La malaria fut encore fort meurtrière lors de la guerre de Sécession, le dernier grand conflit qui ait eu lieu avant la révolution pasteurienne – la découverte par des savants comme Louis Pasteur lui-même, le Britannique Joseph Lister ou l’Allemand Robert Koch, des mécanismes de l’infection microbienne.
Pour la quinine, l’étape chimique fut franchie en 1820 par deux pharmaciens parisiens, Joseph Pelletier et Joseph Caventou. Ils découvrirent que ce qu’on appelait de « l’essence d’écorce de cinchona » était, en fait, du sulfate de quinine, un sel soluble beaucoup plus facile à avaler que de l’écorce pilée. En 1823, un nouveau laboratoire de Philadelphie, Rosengarten and Sons, commença à faire un usage commercial de la méthode Pelletier-Caventou. On savait donc, au moment de la guerre de Sécession, que les accès de fièvre pouvaient être soulagés par la quinine, mais personne ne savait à quelles doses il fallait la prescrire et quand il fallait la prendre. Les chefs de l’Union ( le Nord ) se firent livrer 595 544 onces de sulfate de quinine et 518 957 onces de sirop de cinchona ( une once pèse 28,35 g ), mais la distribution était fort mal organisée.
À mesure que les Yankees progressaient dans les États du Sud, les cas de paludisme se multipliaient. Il y en eut au total plus de 1,3 million, qui firent plus de dix mille morts. L’un des grands défenseurs de la quinine fut le Dr John Sappington, dont les Fever Pills ( les pilules contre la fièvre ) furent un des best-sellers pharmaceutiques du XIXe siècle.
Le Plasmodium fit aussi des ravages entre 1881 et 1888 sur le chantier du canal de Panamá : 5 500 Français et 17 000 autres ouvriers étrangers y laissèrent la vie. Fin 1884, il y avait une centaine de décès par mois. Ces pertes humaines s’allièrent aux pluies diluviennes et à l’impasse technique dans laquelle s’était fourvoyé Ferdinand de Lesseps pour imposer l’arrêt des travaux et la liquidation de la Compagnie universelle du canal interocéanique. Lesseps s’obstinait en effet à construire un canal à niveau dans une région aussi volcanique et accidentée que Suez était plat et sablonneux. Fiammetta Rocco s’est d’autant plus intéressée à ces années-là que son arrière-grand-père, Philippe Bunau-Varilla, ingénieur, travailla pour Lesseps de 1884 à 1888, et que c’est lui qui signa au nom de la République du Panamá, en 1903, avec le secrétaire d’État américain John Hay, l’accord qui relançait les travaux – avec cette fois un canal à écluses – pour le compte des États-Unis.
Ceux qui travaillaient sur le chantier au temps de Lesseps n’avaient aucune immunisation contre les moustiques, dont d’ailleurs on ignorait complètement la dangerosité. Or toutes les conditions étaient réunies pour qu’ils pullulent : dans les citernes et les bacs où l’on recueillait l’eau des pluies permanentes, car les ouvriers ne voulaient pas boire celle, fétide, du rio Chagrès ; dans les flaques et les fossés. Mais aussi – incroyable ! – dans les récipients où l’on plongeait les pieds des lits des hôpitaux pour empêcher les tarentules venimeuses de grimper jusqu’aux malades. L’Anopheles, vecteur du Plasmodium falciparum, le plus redoutable des parasites du paludisme, et l’Aedes aegypti ( ou Stegomyia fasciata, comme on l’appelait alors ), qui, lui, transmet la fièvre jaune, pouvaient s’en donner à coeur joie. On eut l’occasion de vérifier que les paludéens peuvent guérir, mais sont exposés à de nouvelles crises, alors que les très rares survivants de la fièvre jaune sont, eux, immunisés.
Lorsque les travaux reprirent, en 1904, le président Theodore Roosevelt imposa un chief sanitory officer, un responsable des conditions sanitaires, William Crawford Gorgas. Ce dernier avait travaillé à Cuba avec un médecin d’origine franco-écossaise, Carlos Finlay, qui avait été le premier à formuler l’hypothèse d’un lien entre les moustiques et la fièvre jaune. Il procéda à des expériences non sans danger sur des volontaires ( certains périrent ) et acquit une conviction suffisante pour faire une chasse systématique aux moustiques. Du coup, il n’y eut plus un seul cas de fièvre jaune à Panamá après 1907.
Gorgas procéda de même avec la malaria. Mais à l’éradication des moustiques il ajouta la quinine. Les Français avaient interdit d’en donner à la main-d’oeuvre : c’était trop cher. Gorgas en fit distribuer à titre préventif et curatif. Et comme le sulfate de quinine était amer, il le fit dissoudre dans de la limonade. Ainsi avaient procédé, un demi-siècle plus tôt, les officiers de l’armée des Indes. Ces derniers eurent le raffinement d’y ajouter un peu de gin, ce qui donna le gin tonic. Vers la fin du XIXe siècle, les descendants d’un joaillier allemand émigré à Genève, Johann Jakob Schweppe, eurent, quant à eux, l’idée de mélanger jus d’orange, sucre et quinine : ce fut le Schweppes Indian Tonic Water.
En cette fin du XIXe siècle, on n’en était encore qu’au stade empirique. Restait à organiser la culture du cinchona, à partir d’arbres transplantés. Les Anglais Richard Spruce, Clements Markhamn, Charles Ledger s’y employèrent, non sans difficultés, et créèrent des plantations, notamment en Indonésie et en Inde. Restait aussi à découvrir le processus de développement de la maladie.
C’est un médecin militaire français, bactériologiste, né à Paris et envoyé en poste à Bône, en Algérie, le docteur Alphonse Laveran, qui, en novembre 1880, repéra l’hématozoaire responsable dans le sang d’un artilleur de 24 ans. Il fit immédiatement part de sa découverte à l’Académie de médecine de Paris, mais il lui fallut quatre ans pour convaincre les milieux scientifiques internationaux, notamment le prestigieux spécialiste italien Giovanni Battista Grassi. Laveran fut malgré tout récompensé par le prix Nobel de médecine en 1907.
Le même Grassi fut la bête noire de l’Anglais Ronald Ross, qui découvrit, lui, le responsable de la transmission du parasite : le moustique anophèle femelle. Ross avait longtemps travaillé en Inde avec un médecin écossais spécialiste de la filariose, le docteur Patrick Manson. Il appliqua à la malaria la théorie de Manson sur la filariose : la maladie était due à la transmission d’un parasite – dans ce cas, la filaire – par un moustique. Disséquant des centaines d’Anopheles, Ross en apporta la preuve en février 1898. Le parasite qu’il avait découvert est l’un des vingt-quatre qui affectent les oiseaux. Partant de ses travaux, Grassi découvrit les quatre qui infectent l’homme. Mais ses communications mentionnaient à peine le nom de Ross. Celui-ci lui en voulut jusqu’à la fin de ses jours, quoiqu’il ait obtenu le prix Nobel en 1902.
Même si la quinine a sauvé des millions de vie et mérite bien l’hommage que lui rend Fiammetta Rocco, on sait qu’en Afrique le combat est loin d’être gagné. Et que malgré le nombre des antipaludiques, il doit être mené pas à pas et sur plusieurs fronts de la moustiquaire imprégnée au vaccin. L’éradication n’est pas pour demain. n

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