Cap vers l’Orient

L’Asie devrait bientôt détrôner l’Europe en matière d’échanges avec l’Afrique. Une situation qui incite les armateurs à créer de nouvelles liaisons pour répondre à des besoins croissants.

Publié le 23 août 2004 Lecture : 6 minutes.

En 1413, les habitants de l’actuel Mogadiscio en Somalie assistèrent à un étrange spectacle. Une armada de jonques aborda leurs côtes, y déversant plusieurs milliers d’hommes à la peau claire et aux yeux bridés. Venus de Chine du Sud, ils avaient appareillé de Sumatra et effectué, en direction de la Corne de l’Afrique, un trajet de 6 000 kilomètres sans escale… Pacifiques, ces marins souhaitaient acheter des épices et des bois précieux. Il s’agissait d’un détachement de la flotte marchande armée par Zheng He, qui dirigeait la marine de l’empire du Milieu à cette époque clé de la dynastie des Ming. Pendant trente ans, les commerçants chinois firent la navette entre l’Afrique de l’Est et l’Extrême-Orient. Puis l’Empire se replia sur lui-même et oublia l’Afrique.
Six siècles plus tard, les héritiers de Zheng He sont de retour. En Afrique comme dans le monde entier, ils sont les premiers responsables de la forte croissance du commerce maritime. Grâce à eux, tous les indicateurs sont au vert : vrac, transport d’hydrocarbures, conteneurs, construction navale… Mais, paradoxalement, cela ne comporte pas que des avantages.
« En dix-huit mois, les secteurs du transport maritime et de la construction navale sont passés d’un état de surcapacité chronique à une situation de sous- capacité pour répondre à la demande », explique Jean-Frédéric Laurent, directeur des études chez le courtier maritime Barry Rogliano Salles (BRS). Pourquoi ? « Parce que ces secteurs n’ont pas anticipé le boom récent des besoins de la Chine dans tous les domaines. »
La Chine, qui s’éveille économiquement après des siècles de recul ou de stagnation, a un appétit « gargantuesque » de matières premières, à la mesure d’un marché de 1,2 milliard d’êtres humains. Il lui faut des quantités énormes de charbon et de minerai de fer pour alimenter les appétits d’ogre de sa sidérurgie : depuis trois ans, sa croissance annuelle est de 20 % ! Cette fringale profite surtout aux navires « vraquiers » – livrant en vrac des matières premières déversées en cale -, en provenance des États-Unis et d’Europe. Mais l’Afrique en profite aussi avec l’essor de ses exportations de bois, assurées par des navires « grumiers » – transportant des grumes, troncs débités – depuis des pays comme le Gabon, le Congo ou le Cameroun.
L’essor des activités en Asie a également entraîné une explosion de ses importations de pétrole, faisant les beaux jours des armateurs opérant au Moyen-Orient, mais aussi dans le golfe de Guinée. Malgré cette expansion, la part de l’Afrique dans le commerce maritime mondial continue de stagner. Selon le cabinet d’experts Maritime Logistics and Trade Consulting (MLTC), les flux de transports maritimes pour l’Afrique de l’Ouest – incluant les pays côtiers allant de la Mauritanie à l’Angola – sont passés de 4,5 % de l’ensemble mondial à 5,2 % en 2000. Mais ils devraient retomber à 4,4 % en 2005, car les autres zones du monde voient augmenter leur trafic plus rapidement. En outre, les hydrocarbures entrent pour moitié dans ces échanges, avec les exportations de gaz et de pétrole du Nigeria, du Cameroun, du Congo, du Gabon, de la Guinée équatoriale et de l’Angola.
En retour, les importateurs et commerçants africains savent qu’ils peuvent désormais trouver en Chine tous les types de produits, à des coûts bien moindres qu’en Europe. Tous les armateurs ont renforcé leurs liaisons Afrique-Asie depuis trois ans. « C’est une vraie lame de fond. Un basculement historique qui est en train de se produire sous nos yeux. La grande route maritime traditionnelle Afrique-Europe du Nord s’efface au profit de la route Afrique de l’Ouest-Asie », affirme Jean-Frédéric Laurent.
« Depuis dix-huit mois, le trafic maritime avec l’Asie supplante celui avec l’Europe », confirme Gilles Alix, président-directeur général de l’armement Delmas et directeur général adjoint, chargé des activités africaines, du groupe Bolloré. Ses activités regroupent la manutention et le transit portuaires, la logistique et les chemins de fer. Selon lui, il s’agit d’une « tendance très lourde ». Trois ans plus tôt, un produit sur trois importé en Afrique provenait d’Asie ; en 2005, pour un produit importé d’Europe, un autre viendra d’Asie, estime-t-il. Dès l’an prochain, l’Afrique s’approvisionnera donc autant en Asie qu’en Europe.
Principal armateur pour les ports d’Afrique de l’Ouest, commerçant traditionnellement avec l’Europe, Delmas a donc dû « réduire la voilure au départ de l’Europe » dès le début de 2003. Les liaisons de l’Afrique de l’Ouest vers les ports d’Italie, d’Espagne et du sud de la France (les « liaisons Méditerranée ») ont été diminuées, pour s’adapter à un trafic en chute de 10 % en 2003 et d’au moins 5 % cette année. En revanche, Delmas a maintenu ses lignes entre l’Afrique de l’Ouest et l’Europe du Nord, malgré la réduction du trafic, « en accueillant de nouveaux partenaires sur [ses] bateaux » : le japonais Mitsui et l’allemand West-Afrika Linien (WAL), filiale de Deutsche Afrika Linien (DAL).
Ce sont évidemment les liaisons Afrique-Asie qui décollent : + 11 % en 2003, + 7 % attendus cette année. Delmas renforce ses lignes avec l’Extrême-Orient. En Afrique de l’Est, le groupe a conclu un partenariat avec Mitsui et avec la compagnie anglo-néerlandaise P & O Nedlloyd pour augmenter ses dessertes asiatiques. Au Kenya, en Tanzanie et au Mozambique, le groupe français s’appuie en outre sur sa filiale d’origine belge AMI pour assurer son emprise.
Dans cette nouvelle région stratégique, le groupe Bolloré se trouve en effet au coude à coude avec son grand concurrent, le danois A.P. Moeller-Maersk, qui a racheté la compagnie sud-africaine Safmarine en 2000. Si la guerre des prix de la fin des années 1990 s’est soldée par une trêve conclue en mars 2000, la concurrence pour les parts de marché reste féroce. Bras armé de Maersk sur le continent, Safmarine investit fortement dans l’océan Indien. Son service « Prime Express », opérationnel dès juillet 2004, vise à renforcer la fréquence des liaisons et la qualité des services entre l’Europe, le Moyen-Orient, la mer Rouge et le sous-continent indien, via le canal de Suez. « Les temps de transit ont été améliorés », souligne Paul De Coster, le responsable commercial de Safmarine pour l’Europe. « Ainsi, le trajet de Fos-sur-Mer, en France, à Djebel Ali, aux Émirats arabes unis, a été ramené à douze jours ; la liaison de Port Qasim, au Pakistan, à Rotterdam, aux Pays-Bas, n’en prendra que treize. » Maersk ne délaisse pas pour autant la façade Atlantique du continent. Pour le trafic de conteneurs avec l’Europe de l’Ouest, Maersk-Safmarine détiendrait 29 % des parts de marché, contre 31 % pour Delmas-Otal ; sur les liaisons avec l’Europe méditerranéenne, également en conteneurs, le groupe danois occuperait 36 % du marché, le français 15 %, suivis par l’italien Messina (20 %) et le groupe suisse Mediterranean Shipping Company (19 %).
Soucieux de ne pas susciter des accusations d’« abus de position dominante » sur certains marchés, les deux concurrents préfèrent rester discrets à ce sujet. Nul mystère pourtant : pour rester rentables en Afrique, ils appliquent la méthode mise au point par Vincent Bolloré depuis vingt ans. Intégration de la chaîne logistique, contrôle de la manutention portuaire, voire des transports terrestres, avec acquisition de compagnies de chemin de fer, à la faveur des privatisations. De même, les deux groupes s’affrontent régulièrement dans les appels d’offres consécutifs aux privatisations portuaires, réalisées sous l’égide de la Banque mondiale.
Ce modèle économique présente des avantages : qualité de service garantie aux clients et rente assurée pour les États. Il a aussi ses inconvénients, dont les plus notables sont les prix élevés et l’élimination de toute concurrence locale. Il est ainsi qualifié de « néocolonial » par de nombreux économistes. Si l’Asie soutient en ce moment l’activité maritime en Afrique, les compagnies européennes n’entendent pas laisser filer leurs lignes.

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