Au nom de l’Irak !
En résistant héroïquement à l’assaut des Américains, les partisans de l’imam rebelle Moqtada Sadr favorisent l’émergence d’une nouvelle conscience nationale.
Anciens collaborateurs de Saddam Hussein, djihadistes d’Abou Moussab al-Zarqaoui et combattants sunnites de Fallouja, Baqouba et Ramadi doivent se frotter les mains : les troupes d’occupation américaines ont réussi la prouesse de désespérer les chiites – qui avaient pourtant observé une bienveillante neutralité, même au plus fort du bombardement américain des cités insoumises du Triangle sunnite -, au point de pousser une partie d’entre eux dans les bras de l’« imam rebelle » Moqtada Sadr. En désignant ce dernier comme leur ennemi numéro un et en lançant, pour le déloger de son sanctuaire de Nadjaf (160 km au sud de Bagdad, 700 000 habitants), une armada impressionnante – laquelle n’a pas fait dans la dentelle, puisque les morts et les blessés se comptent par centaines -, ils ont fait du jeune imam l’emblème d’un mouvement de libération nationale encore en gestation.
« Les sunnites et les baasistes se battent pour défendre leur peau et… une hypothétique place dans l’Irak de demain. Les combattants étrangers, qui cherchent à chasser les Américains de l’Irak, n’ont fait jusque-là qu’assassiner des civils irakiens. Seuls donc Moqtada Sadr et son Armée du Mahdi ont su donner à leur combat une hauteur nationale, que même les partisans de l’ayatollah ozma Ali Sistani, chef suprême des chiites, les Kurdes, les Turkmènes, les Tcherkesses et les chrétiens auraient du mal à renier », explique un universitaire irakien. Qui ajoute : « Quelle que soit l’issue des affrontements sanglants entre les GI’s et les va-nu-pieds de l’Armée du Mahdi, la bataille de Nadjaf marquera un tournant dans la guerre d’Irak. »
En effet, rien ne sera plus comme avant. Pour les Américains, d’abord, désormais assimilés purement et simplement à des envahisseurs. Pour le gouvernement intérimaire irakien, ensuite, qui a préféré se mettre au service des armées d’occupation au lieu d’essayer de jouer la carte de l’apaisement et de la réconciliation, donnant ainsi raison à tous ceux qui traitent ses membres de valets dociles et obéissants. Pour les chiites modérés aussi, qui ne pourront plus défendre les vertus de la passivité et du quiétisme alors que des membres de leur communauté continuent de tomber chaque jour sous les balles des troupes étrangères et de la Garde nationale dite « irakienne », non pas seulement à Nadjaf – quatrième Ville sainte de l’Islam après La Mecque, Médine et Al-Qods (Jérusalem) -, mais aussi à Kout, Nassiriya, Bassora, Amara et Diwaniya, villes à majorité chiite du sud et du centre du pays, sans oublier Sadr City, le quartier chiite de Bagdad. Bref, pour tous les Irakiens, qui semblent avoir enterré, dans l’épreuve, leurs rancoeurs et leurs divisions, pour réaffirmer une conscience nationale que l’ère baasiste n’a jamais vraiment entamée.
Signes avant-coureurs de ce changement d’attitude : le 11 août, alors que les troupes américaines s’apprêtaient à lancer l’offensive contre Nadjaf, un vice-gouverneur de la région, Jawdat Qadem Najem al-Qouraychi, a annoncé sa démission pour protester contre ce qu’il a appelé « les opérations terroristes américaines » dans la Ville sainte chiite. Le lendemain, son collègue du gouvernorat de Wasset lui a emboîté le pas, ainsi que le directeur des Affaires tribales du ministère de l’Intérieur, Mared Abdelmohsen – qui a annoncé sa démission en direct au cours d’une interview à la chaîne Al-Jazira.
Le feuilleton des défections ne s’est pas arrêté là. Les jours suivants, des dizaines de policiers irakiens ont rallié les rebelles avec armes et bagages. Nombre d’entre eux ont été vus parader en compagnie d’éléments de l’Armée du Mahdi, à bord de véhicules de la police irakienne, dans les rues de Bassora, en agitant des portraits de l’imam rebelle et en scandant des slogans hostiles aux occupants étrangers et aux membres du gouvernement intérimaire.
Le 13 août, à Al-Amara (sud), toute une unité de l’armée dirigée par le capitaine Hikmat Abdelhalim a rejoint, à son tour, la rébellion. Le conseil local de la même ville a menacé, lui aussi, de couper tous les ponts avec le gouvernement d’Allaoui. Dans plusieurs autres villes du pays, les habituelles patrouilles de police ont presque totalement disparu, laissant les combattants s’attaquer à des bâtiments publics. Parmi la trentaine d’hommes armés qui ont investi, le même jour, l’hôtel Diyafah à Bassora, pour prendre en otage notre confrère britannique du Sunday Telegraph, James Brandon, 23 ans, certains portaient des uniformes de policier.
Sur un autre plan, de nombreux chefs religieux chiites ont condamné, au nom de l’unité des Irakiens, les bombardements intensifs de l’aviation américaine et appelé les troupes US à quitter Nadjaf, à respecter le caractère sacré de la ville et à épargner le mausolée de l’imam Ali, cousin du Prophète Mohammed, sanctuaire où – faut-il le préciser – Moqtada Sadr avait trouvé refuge. Parmi eux, le cheikh Jawad al-Khalissi, imam de la Grande Mosquée de Qadhimiya de Bagdad et président de la Conférence nationale, un mouvement oecuménique réunissant des organisations chiites et sunnites, ainsi que des personnalités chrétiennes, kurdes et turkmènes. Ouléma modéré s’il en est, qui a souvent considéré Moqtada Sadr comme une « tête brûlée », le cheikh Khalissi a déclaré à l’envoyé spécial du Monde (12 août) : « Ces soldats du Mahdi, pieds nus, mal équipés, mal armés, qui résistent à la première armée du monde, c’est héroïque. Je ne peux que m’incliner devant leur foi. Leur résistance est une image splendide pour nos jeunes. Pour ma part, je comprends leur combat, je le respecte, car c’est aussi le nôtre. Les Américains doivent partir. »
Pour ne pas demeurer en reste, les chefs religieux sunnites, réunis au sein du Conseil des oulémas musulmans, ont publié, le 12 août, un communiqué dans lequel ils affirment leur solidarité avec « notre frère Moqtada Sadr ». « Nous sommes avec toi. Nous ne t’abandonnerons ni ne te livrerons à nos ennemis », ont-ils déclaré, en appelant les policiers et les soldats sunnites à ne pas combattre leurs frères chiites, mais à leur venir en aide.
Pour les membres de la hawza chiite (direction religieuse modérée), l’imam rebelle est jeune – il n’a que 30 ans – et inexpérimenté. N’ayant pas encore le titre de moujtahid (« exégète »), qui l’autoriserait à interpréter le Texte coranique, il a pu néanmoins compenser son manque d’aura religieuse par une légitimité politique et populaire. Son défaut majeur : il est buté et n’en fait qu’à sa tête.
« C’est un homme dangereux mais attachant. On le dit entêté, impulsif et imprévisible. Ce qui est sans doute vrai. Il n’en est pas moins calculateur, malin et fin tacticien. Je dirais, personnellement, qu’il est têtu comme une mule et rusé comme un renard. Avec lui, on peut s’attendre à tout : au pire, bien sûr, mais aussi au meilleur, si l’on sait le prendre », déclare un intellectuel chiite, qui dit ne pas partager l’idéologie obscurantiste de Moqtada Sadr, tout en adhérant à son combat politique.
Mais comment, justement, « s’y prendre » avec lui pour l’empêcher d’entraîner les chiites, où il a su recruter des dizaines de milliers de partisans prêts à mourir pour libérer l’Irak de l’occupation étrangère, dans une confrontation sanglante avec les troupes de la coalition ? La manière forte, utilisée, en avril et mai derniers, par Paul Bremer, l’ex-administrateur américain en Irak, un peu tardivement il est vrai, ne l’a pas impressionné outre mesure. Au contraire : elle lui a fourni l’occasion de montrer de quel bois il se chauffe.
De même, les appels du pied du chef du gouvernement intérimaire n’ont pas eu l’effet escompté. Le Premier ministre Iyad Allaoui avait proposé au jeune imam le deal suivant : il démantèle sa milice armée en contrepartie d’une participation de son mouvement, transformé entre-temps en un parti politique, à la Conférence nationale irakienne, prévue le 15 août.
Réponse de Sadr : le démantèlement de l’Armée du Mahdi est envisageable, mais seulement dans le cadre du démantèlement de toutes les milices irakiennes, à commencer par celle des peshmergas kurdes. Le gouvernement ayant campé sur une position ferme, l’imam des pauvres – qui avait pourtant annoncé, en juin dernier, sa volonté de créer un parti politique – s’est enfermé peu à peu dans une logique de rupture dont il n’a jamais pu sortir par la suite.
Ainsi, le 9 août, au cinquième jour des combats entre ses milices armées et les troupes américaines, Moqtada a lancé aux caméras de télévision, le regard noir : « Je continuerai de me battre. Je resterai à Nadjaf jusqu’à ma dernière goutte de sang. » Deux jours plus tard, alors que les militaires américains pourchassaient ses partisans réfugiés dans le cimetière de la ville, il a appelé ces derniers à continuer le combat même s’il était fait prisonnier ou « tombait en martyr ». Le 13 août, blessé grièvement à la poitrine et au pied par des éclats d’obus, selon les porte-parole de son mouvement, il a continué à appeler au combat et au martyre.
« Ce n’est pas Moqtada Sadr qui a choisi l’escalade. En réalité, il a cherché jusqu’au bout une solution politique. C’est le gouvernement qui a fait capoter, par son intransigeance, toute tentative de négociation », explique un confrère irakien. La guérilla déclenchée le 5 août, le jeune imam s’y était donc résigné, faute d’une autre issue. C’était une fuite en avant qui lui permettait de rester dans la partie, dans l’espoir qu’une négociation de dernière minute lui sauverait la vie – ainsi que celle de ce qui resterait de ses hommes – et le remettrait en selle.
« Conduite suicidaire », ont dit certains. « Seule tactique possible », ont répliqué d’autres. Car, dans un Irak dirigé par des laïcs pro-occidentaux soutenus par un clergé quiétiste, quelle place serait concédée à ce jeune homme pressé et ambitieux qu’il n’aura pas arrachée lui-même par la force des armes ?
Quoi qu’il en soit, qu’il soit tué ou qu’il sorte vivant du piège qu’est devenue pour lui la Ville sainte chiite, Moqtada a déjà gagné la partie. Il a poussé les Américains à commettre un nouveau bain de sang dont les victimes sont, cette fois, les chiites et à ouvrir ainsi la boîte de Pandore. Il a aussi démasqué Allaoui et son gouvernement, dont les pratiques n’ont rien à envier à celles des anciens baasistes. Il a également marginalisé les figures de la hawza chiite, qui l’avaient jusque-là méprisé, avant de l’abandonner et de le livrer en pâture à ses ennemis. Le départ d’Ali Sistani pour Londres, au moment où les Américains s’apprêtaient à lancer l’assaut contre Nadjaf, n’a-t-il pas été interprété comme un feu vert donné à ces derniers pour liquider le mouvement sadriste ? Si c’est le cas, la communauté chiite aura du mal à se remettre d’une telle trahison. Enfin, en appelant les Irakiens à la résistance, Moqtada a imposé son mouvement comme un acteur central de la scène irakienne. Qu’il soit mort ou vivant, il faudra donc compter désormais non pas avec lui, mais avec ce qu’il représente : une conscience nationale en marche.
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