« L’islam m’a appris à aimer la France »

Le rappeur sort son troisième album, Dante. Il revient pour Jeune Afrique sur sa conversion au soufisme, ses origines congolaises et son engagement… assez mesuré.

Publié le 14 décembre 2008 Lecture : 7 minutes.

À 33 ans, le rappeur Abd Al Malik a déjà une vie bien remplie. Né Régis Fayette-Mikano en 1975 à Paris, il s’envole à l’âge de 2 ans pour le Congo (Brazzaville) de ses parents, où son père va occuper les fonctions de conseiller du Premier ministre de l’époque, Louis Sylvain-Goma. Cinq ans plus tard, le retour en France, dans un quartier difficile de Strasbourg, est suivi par l’absence traumatisante du père. Le jeune Régis est élevé par une Mère Courage qui a du mal à le protéger des fréquentations peu recommandables. Bon élève la journée, il endosse le soir le costume du petit caïd (trafic de drogue, vol à la tire). À 16 ans, il se convertit à l’islam version dure et se fait appeler Abd Al Malik, avant de se tourner, en 1999, vers le soufisme.
En 2006, le grand public découvre son second album solo, Gibraltar (plus de 250 000 exemplaires écoulés en France), récompensé par de nombreux prix. Il revient aujourd’hui avec Dante. Après un hommage appuyé à Brel, il réinterprète Nougaro (« Paris mais ») et Reggiani (« Le Marseillais »). Et l’on retrouve la patte de Gérard Jouannest, l’ancien pianiste de Brel, auteur de six morceaux de Gibraltar, et la voix de son épouse, Juliette Gréco (« Roméo et Juliette »), pour un rap entre slam et jazz, chanson française et rythmes soufis (« Le faqir »).
À contre-courant d’un rap bling-bling ou gansta, Abd Al malik cultive une image intello, façon MC Solaar, seul rappeur à avoir reçu avant lui, en 1995, une Victoire de la musique et avec qui il partage le goût de la philosophie. Un artiste complexe, qui se dit « engagé » et demeure très politiquement correct, qui souhaite faire une musique populaire tout en citant Deleuze. Loin « des clichés victimaires » (« Gilles écoute un disque… »), il scande sa fierté d’être français, chante en alsacien (« Conte alsacien ») et rend hommage au chantre de la Négritude (« Césaire »). Entretien.

Jeune Afrique : Pourquoi avoir intitulé votre album « Dante » ?
Abd Al Malik : À l’époque de Dante, on écrivait en latin pour une élite. Or lui a écrit en toscan, la langue du peuple, et a ainsi développé une culture populaire au sens noble. En outre, chacun d’entre nous doit traverser l’enfer pour connaître le paradis. Enfin, j’avais envie d’emprunter une référence occidentale tout en restant moi-même intimement lié à l’Orient.

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Avec le rap, vous souhaitez développer une culture populaire…
Le rap, c’est « la » musique du XXIe siècle, parce qu’elle est en phase avec le monde tel qu’il est, dans toute sa complexité. Au Maroc, au Sénégal, aux États-Unis, on trouve une jeunesse qui s’exprime avec les mots du rap. Cette musique est aussi forte que le jazz ou le rock. C’est une culture qui devient universelle. Malheureusement, on cherche à l’enfermer dans un ghetto pour en faire la musique d’une tribu.

Le rap, c’est la révolte. Or, vous, vous êtes plutôt positif, vous n’êtes pas dans la contestation…
Les rappeurs qui m’ont influencé sont ceux qui construisent. Ou, s’ils détruisent, c’est pour construire autre chose. Pour moi, le désespoir, la colère ne sont pas constructifs et doivent être mis sur le même registre que la haine.

Quand vous citez votre mère, qui vous disait « aime la France, elle t’aimera en retour », ou lorsque vous évoquez ceux qui se lèvent tôt, ce sont des phrases politiquement connotées… Vous n’avez pas peur de la récupération ?
Je n’ai peur de rien. Je suis to-ta-le-ment apolitique. Et ce n’est pas parce que Le Pen brandit le drapeau tricolore que moi je n’aurais pas le droit de l’arborer. Mes racines sont congolaises, et j’en prends soin. Mais je suis 100 % français.  Quand je parle de ces gens qui se lèvent tôt, je fais allusion à une expérience précise. Gamin, je rentrais avec mon ami Majid à l’aube, on voyait son père qui se levait pour aller travailler. On se prenait pour des héros alors qu’en fait on ne connaissait rien de la vie. Le héros, c’est celui qui se lève tôt et qui va travailler.

Comment avez-vous réagi lorsque la Marseillaise a été sifflée avant le match de football France – Tunisie, le 14 octobre dernier ?
On peut comprendre les supporteurs. Et, en même temps, c’est inacceptable. La France n’a sans doute pas cicatrisé les blessures de son histoire coloniale. Elle n’est pas raciste mais elle ne respecte pas toujours les valeurs inscrites dans sa Constitution. Du coup, de jeunes Français d’origine musulmane et/ou africaine se comportent mal parce qu’ils ne sont pas reconnus.

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Que pensez-vous du passé colonial de la France ?
Nous sommes les fils de l’instant. Nous devons construire demain et être capables de déposer nos sacs de douleur.

Vous dénoncez ceux qui « sont dans le ressentiment ». On pense à Sarkozy qui déclare vouloir « en finir avec la repentance »…
Ne confondons pas ressentiment et repentance. Moi, je ne parle que d’expériences vécues. Ma mère, une femme forte, originaire du Congo, s’est battue pour s’occuper de ses enfants. La France ne l’a pas aidée. Mais elle a su faire la part des choses et a ignoré le ressentiment. Elle nous a éduqués en nous disant « ne confondez pas l’être et le costume, l’humanisme français et ceux qui n’arrivent pas à être à la hauteur de cette philosophie-là ».

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Et votre père ?
Je ne l’ai pas vu depuis 1989. Il vit au Congo-Brazzaville. C’est un journaliste politique qui a fait ses débuts à la radio-télévision congolaise avant de travailler ensuite pour d’autres médias. J’ai renoué avec lui très récemment. L’an prochain, j’irai avec ma famille à Brazzaville. Ce sera un grand moment quand je reverrai mon père.

Dans « Le faqir », on entend le zikr, la répétition lancinante du nom de Dieu. Vous le pratiquez ?
Oui, tous les jours. Le matin, avant la prière de l’aube et le soir. Je répète des noms de Dieu. Je fais des invocations avec des lectures du Coran. C’est mon travail individuel. Et une à deux fois par semaine j’accomplis ce rite avec d’autres soufis. C’est notre travail collectif.

Jusqu’à la transe ?
Non. Nous sommes dans ce qu’on appelle les hal, les états de fulgurance, de lumière. On est à la fois ivre et sobre. Alors que dans la transe on est seulement ivre, donc incontrôlable. Mais pour atteindre cet équilibre-là il faut rencontrer un maître spirituel vivant. Et j’ai eu la chance d’être disciple de Sidi Hamza al Qadiri Boutchichi.

Comment avez-vous rencontré ce personnage si peu médiatique ?
À 19 ans, j’ai découvert les écrits spirituels de l’émir Abdel Kader, puis plus tard, Ibn Arabi. Mais je pensais que le soufisme n’existait plus jusqu’à ce que je lise Amadou Hampâté Bâ (décédé en 1991).
Ensuite, une multitude de faits m’ont orienté vers le Maroc. Je découvre Faouzi Skali, le fondateur du Festival des musiques sacrées, à travers un documentaire sur Fès ; j’apprends qu’il y a un maître vivant qui habite Oujda ; mon groupe, les NAP, envisage une tournée au Maroc… Autant de signes qui m’étaient destinés. Et me voici, en 1999, à Madagh.
Mon arrivée coïncide avec le Mouloud (naissance du Prophète). Le petit village est envahi par des visiteurs venus du monde entier. J’avais vécu, jusqu’ici, un islam fragmenté : les Algériens avec les Algériens, les Turcs avec les Turcs, les Sénégalais avec les Sénégalais. Et je découvre qu’on est tous ensemble dans l’islam.
On se rend chez Sidi Hamza. À cette époque, je me posais plein de questions d’ordre politique. Or, au milieu de toute cette foule assemblée, Sidi Hamza me regarde moi et dit en arabe : « Bienvenue à tous. Ici, on ne fait pas de politique ! » Dès qu’il prononce ces mots, quelque chose en moi explose.

Que vous a appris Sidi Hamza ?
Grâce à mon éducation soufie, j’ai appris à mettre chaque chose à sa place et, surtout, j’ai compris ce que c’était que d’aimer la France et le rôle essentiel de la laïcité. On peut être juif, chrétien, musulman, croire en Dieu ou non et, en même temps, être un citoyen parmi d’autres, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs. En aucun cas nos croyances ne doivent parasiter notre rapport à l’autre.

Êtes-vous solidaire des sans-papiers ?
Je suis solidaire de tous ceux qui souffrent ! Sans exception. Séparer des familles, organiser des « rafles » devant les écoles, c’est inacceptable. Mais je respecte les responsables politiques. Ils ont été élus et ils seront ensuite jugés sur leurs actes. Lors des prochaines élections, Hortefeux devra assumer ses responsabilités car il se doit d’être porteur des principes de la France, à savoir liberté, égalité, fraternité. C’est la tradition de la France d’accueillir les étrangers.

Que pensez-vous des tests ADN ?
Mettons une étoile jaune tant qu’on y est !

Et l’élection d’Obama ?
C’est énorme. Ça va changer, en bien, la vision du monde. Même s’il se révèle ne pas être un bon président ! Ce qui importe, c’est ce qu’il représente.

Est-ce que vous êtes un homme riche ?
Oui, parce que la vraie richesse est intérieure ! Et en même temps, être riche, c’est être conscient de sa pauvreté essentielle.

Et en euros ?
J’ai la chance de pouvoir vivre de mon art. C’est merveilleux. Comme diraient les Américains, je suis béni.

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