Un pays au bord de l’abîme
L’année 2008 a très mal commencé pour les Kényans. Nombre d’entre eux avaient placé beaucoup d’espoir dans l’élection présidentielle du 27 décembre 2007, et les violences qui ont suivi l’annonce des résultats du scrutin ont été à la hauteur de leur déception. En 2002, le pays avait connu une alternance démocratique historique, la National Rainbow Coalition parvenant à mettre fin à quarante années de règne sans partage de la Kenya African National Union. Fin 2007, l’essai n’a pas été transformé. L’élection, qui s’est soldée par la victoire controversée du président sortant Mwai Kibaki (76 ans, Party of National Unity), avec 230 000 voix d’avance sur son rival Raila Amolo Odinga (62 ans, Mouvement démocratique orange), a été entachée – aux dires de la plupart des observateurs – de fraudes massives.
Dans ce contexte, l’annonce des résultats du scrutin a provoqué une flambée de violence qui a parfois pris une certaine coloration ethnique – Odinga est luo, tandis que Kibaki est kikuyu. Plus de 1 500 morts et 300 000 déplacés : c’est le triste bilan des deux premiers mois de l’année 2008. Les zones les plus pauvres, en particulier les bidonvilles de Nairobi et Kisumu, sont les plus touchées. Pour réprimer les manifestations, la police n’a pas hésité à faire usage d’une « force excessive et meurtrière », d’après Human Rights Watch. Dans un pays prêt à sombrer dans la guerre civile, Mwai Kibaki s’est empressé de prêter serment, alors même que le président de la Commission électorale kényane, Samuel Kivuitu, émettait des doutes sur la réélection du chef de l’État dans The Standard.
À la tête de l’appareil d’État et obéi par des forces de sécurité légitimistes, le tacticien retors qu’est Kibaki a pris son monde de vitesse. Refusant l’idée même d’une médiation internationale, il a formé un gouvernement partiel le jour de l’arrivée dans le pays du président en exercice de l’Union africaine, John Kufuor. Aux postes clefs de la Sécurité intérieure, de la Défense, des Affaires étrangères, de l’Éducation et de la Justice, il a nommé des proches, ne laissant à l’opposition que des miettes. Une décision d’autant plus contestée que le parti de Kibaki n’a pas obtenu la majorité aux élections législatives qui se tenaient, elles aussi, le 27 décembre 2007. Avec 99 sièges, le Mouvement démocratique orange (ODM) d’Odinga dépasse de loin le Party of National Unity (43 sièges) de Kibaki – sans pour autant obtenir la majorité absolue. Le 15 janvier, c’est néanmoins un membre de l’ODM, Kenneth Otiato Marende, qui a été élu au perchoir…
Selon Hervé Maupeu, spécialiste du Kenya et chercheur à l’Université de Pau : « La plupart des partis se sont entendus pour s’organiser au sein d’une coalition pour le moins hétéroclite, mais qui les place en position de force par rapport à l’exécutif. Pour obtenir une majorité, Kibaki va être obligé d’user de clientélisme et de corruption. Cela va coûter cher et l’efficacité de l’État va encore être réduite. »
Début janvier, le Kenya était donc dans l’impasse. Pour tenter de trouver une issue, l’ancien secrétaire général de l’ONU Kofi Annan, mandaté par l’Union africaine, a mené une longue médiation. Sa mission a été couronnée de succès puisque le président Kibaki et son adversaire Odinga ont finalement accepté de former une coalition gouvernementale. Un accord, signé le 28 février par les deux hommes, a été entériné à l’unanimité par le Parlement le 18 mars. Celui-ci prévoit la constitution d’un gouvernement d’union nationale et la création d’un poste de Premier ministre, qui devait revenir à Raila Odinga. Mais, le 31 mars, les deux hommes n’étaient toujours pas parvenus à se mettre d’accord sur la répartition des postes au sein de la future équipe, Kibaki souhaitant conserver les portefeuilles touchant aux finances et aux services publics.
Cette crise intervient alors que, depuis cinq ans, le pays semblait engagé sur une bonne voie. Après vingt-quatre années de corruption, d’oppression et de mauvaise gestion sous la férule de Daniel arap Moi, le bilan de Kibaki était honorable. Négative en 2000 (-1,1 %), la croissance économique avait grimpé à 6,4 % en 2007 et le pays avait retrouvé sa place d’économie la plus importante et la plus stable d’Afrique de l’Est. Après des années de marasme dues, entre autres, aux attentats contre l’ambassade des États-Unis en 1998 et contre un avion de ligne israélien en 2002, le secteur du tourisme reprenait des couleurs. L’agriculture contribuait à garantir au pays des revenus stables avec, notamment, les exportations de thé, de café et de fleurs. Le dynamique secteur des télécoms tendait à faire oublier la décrépitude des infrastructures. Et, jusqu’à l’intervention de Kibaki au lendemain de son élection, la presse était (relativement) libre. Les Kényans pouvaient enfin s’exprimer, via des journaux comme le Daily Nation ou le Standard, mais aussi sur une flopée de nouvelles radios et chaînes de télévision. En outre, le chef de l’État avait tenu l’une de ses plus importantes promesses de 2002 : offrir l’accès à l’école primaire à quelque 7 millions d’enfants. Il jouait d’ailleurs sur ce succès en promettant de rendre gratuit l’enseignement secondaire sitôt élu…
Mais le ver était dans le fruit. En dépit de ces réussites incontestables, Kibaki a échoué sur deux points. Il s’était tout d’abord engagé à mettre en place une nouvelle Constitution cent jours après son arrivée au pouvoir. Cette nouvelle Loi fondamentale devait instaurer un poste de Premier ministre fort, et Raila Odinga, alors allié de Kibaki au sein de la Rainbow Coalition, se voyait déjà endosser ce rôle. Après de longues tergiversations, c’est un texte bien différent qui a été proposé aux Kényans lors du référendum de 2005. La campagne, féroce, qui a vu la victoire du « non », a donné naissance au Mouvement démocratique orange et installé Odinga comme leader de l’opposition. Second échec de Kibaki : la lutte contre la corruption. Le « monsieur propre » de la Coalition, John Githongo, a pendant un temps pu faire son travail correctement, en particulier concernant deux grosses affaires (Goldenberg et Anglo Leasing) impliquant de hautes personnalités, avant d’être contraint à l’exil alors que les personnes mises en cause restaient en poste.
Après cinq années de présidence Kibaki, c’est le sentiment de frustration qui domine chez une majorité de Kényans. Certes, la croissance est de retour, mais à qui profite-t-elle ? Quelque 46 % des 36 millions de Kényans vivent avec un dollar par jour, voire moins… Et les déséquilibres économiques entrent parfois en résonance avec des divisions ethniques. La crise actuelle, si elle n’est pas définitivement résolue, fait craindre un scénario ivoirien qui, non seulement fragiliserait une économie à peine remise sur pied, mais menacerait la région tout entière. Premier secteur touché : le tourisme. 90 % des réservations ont été annulées dans les premières semaines de la crise, occasionnant un manque à gagner d’environ 30 millions d’euros pour le seul mois de janvier. Les affrontements ont également provoqué la suspension des ventes aux enchères de thé, principal produit d’exportation. Le patronat a pour sa part indiqué que le pays perdait plus de 30 millions de dollars de recettes fiscales par jour de crise. Sans compter le risque de dérapage inflationniste.
Porte d’entrée de l’Afrique de l’Est et locomotive de la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC), le pays est un centre économique régional en forte expansion. Le volume des échanges régionaux passant par Mombasa a ainsi bondi de 15 % en 2007. Le Kenya assure un commerce de transit qui compte pour un quart du PIB de l’Ouganda et du Rwanda, et un tiers de celui du Burundi. Des échanges qui couvrent de nombreux produits de base, dont les importations d’hydrocarbures de ces pays. Pour Kampala, Kigali ou Bujumbura, l’essentiel de l’approvisionnement pétrolier, en provenance de Mombasa, dépend d’un pipeline débouchant à Eldoret, dans la vallée du Rift, ou passe par la ville de Kisumu, deux localités où les affrontements ont été particulièrement sanglants.
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