Moussa Dadis Camara : « Pourquoi j’ai pris le pouvoir »
Quelques heures après le décès, le 22 décembre, du président Lansana Conté, c’est un capitaine de l’armée, inconnu de la population mais apprécié au sein de la troupe, qui s’est imposé à 44 ans comme le nouvel homme fort du pays. Son programme affiché : assurer la transition, organiser un scrutin présidentiel et retourner en caserne. C’est en président autoproclamé, mais critiqué par une partie de la communauté internationale, qu’il a accordé sa première longue interview à Jeune Afrique.
Au coeur de la junte
Quand il nous reçoit, à la nuit tombante, le 25 décembre, au siège du Bataillon autonome des troupes aéroportées (Bata), une bâtisse jaunâtre au cœur du camp Alpha-Yaya-Diallo, en périphérie de Conakry, le capitaine Moussa Dadis Camara, qui s’est emparé du pouvoir deux jours plus tôt, est très entouré. Dès le portail de la caserne, des hommes surexcités, kalachnikovs en main, et des Jeep équipées de lance-roquettes entourent le bâtiment fortifié qui abrite le nouvel homme fort du pays. Pour nous accueillir, le colonel Aboubacar Sidiki Camara, ancien de l’École militaire de Paris et numéro cinq du Conseil national pour la démocratie et le développement (CNDD) nouvellement constitué. Installés dans un bureau dépouillé – une table, des chaises et une armoire en bois rouge –, nous sommes rejoints après quelques minutes par « Monsieur le président de la République ». Ainsi l’annonce son garde du corps. Avec lui, les numéros deux et trois de la junte : le général de brigade Mamadouba « Toto » Camara et le lieutenant-colonel Sékouba Konaté. Tous deux ont ensuite été désignés respectivement ministre de la Sécurité et de la Protection civile et ministre de la Défense nationale.
Béret rouge incliné, treillis, manches retroussées, une seule bague fétiche, Moussa Dadis Camara lance d’emblée : « Excusez-moi, mais je ne tiens plus. Depuis le début des événements, je n’ai pas mangé, ni dormi. Permettez-moi d’avaler un morceau avant de démarrer. » De son assiette de riz-sauce agrémenté de viande, il laissera la moitié. « Je ne savais pas le pouvoir si stressant », lâche-t-il pour justifier son faible appétit. Traits tirés, yeux rougis par le manque de sommeil, débit hésitant, voix éteinte, Dadis est alors prêt pour deux heures d’entretien. D’un ton franc et direct.
Jeune Afrique : Vous avez brutalement fait irruption sur le devant de la scène. Tous ceux qui ont découvert votre visage se posent des questions. Qui êtes-vous ?
Moussa Dadis Camara : Je suis un homme ordinaire, mais je me reconnais certaines qualités : l’honnêteté, la franchise, la sincérité… Ces traits de caractère se reflètent dans mes actions comme dans mes relations avec les autres. Je suis déterminé au point de paraître borné. Quand je me fixe un objectif, je ne m’arrête pas avant de l’avoir atteint. Je suis allergique à l’injustice et je réagis spontanément pour la combattre. Tous ceux qui me connaissent le savent : je dis toujours la vérité même si je dois en pâtir. Je déteste le mensonge, l’hypocrisie et l’ingratitude… Je réagis à toute attaque injuste quel que soit le rang de la personne de laquelle elle émane. Et quelles qu’en soient les conséquences. Enfin, je crois sans réserve en Dieu. C’est cela ma force.
Vous êtes né dans une famille modeste à Nzérékoré, au cœur de la Guinée forestière, très loin de Conakry. Vous venez de loin au propre comme au figuré.
Je vois là des atouts et non des handicaps. Ma naissance dans une famille modeste m’a appris à avoir de la compassion pour les personnes défavorisées et à me détacher des biens matériels. J’ai fait mes études dans des conditions très dures. J’ai grandi sous la férule d’un père autoritaire, qui a forgé mon caractère. Je suis fier de cette famille – qui m’a inculqué le courage, la persévérance et le rejet de l’envie –, notamment de ma mère, âgée de plus de 100 ans et qui vit chez moi, à Conakry.
Vous êtes devenu « le patron ». Vous attendiez-vous à arriver si haut après être parti de si bas ?
Rien de ce que je vis actuellement ne m’impressionne, car je considère que tout ce qui m’arrive était inscrit. C’est Dieu qui détient le pouvoir, et il le donne à qui il veut, quand il veut. Je l’ai reçu sans jamais en avoir rêvé. Je ne suis ni le plus valeureux, ni le plus populaire des officiers guinéens, encore moins le plus gradé. Je prends ce fait du destin non pas comme un privilège, mais comme une énorme responsabilité qui pèse sur mes épaules. Seuls ceux qui n’ont jamais été chef d’État considèrent ce job comme une sinécure. Vous ne pouvez pas imaginer le poids que représente le fait d’avoir entre ses mains le destin de toute une nation.
Alors pourquoi avez-vous pris le pouvoir ?
Je n’avais pas trop le choix. Je ne compte pas que des amis dans la haute hiérarchie militaire. J’étais donc face à un dilemme après la mort du président Lansana Conté : soit je prenais le pouvoir, soit je quittais le pays. Si le pouvoir était tombé entre les mains du chef d’état-major, Diarra Camara, j’aurais été obligé de m’exiler pour échapper à une mort certaine. Une autre raison, plus générale, m’a poussé à agir. Je ne pouvais pas, en tant que patriote, voir mon pays continuer à s’enliser. Remettre le pouvoir au président d’une Assemblée nationale périmée [Aboubacar Somparé, NDLR], dont le mandat a expiré depuis plusieurs mois, aurait été pure supercherie. Il aurait été également irresponsable de laisser le pays entre les mains d’un gouvernement corrompu et, de surcroît, déchiré par des querelles intestines. L’armée devait prendre ses responsabilités pour mettre fin à des années de dérive. Elle l’a fait, fidèle à son devoir de protection de la nation.
Mais pourquoi vous à la tête de la junte ? Des éléments comme le général de brigade Mamadouba « Toto » Camara sont plus gradés et plus âgés que vous.
La troupe en a décidé ainsi. Et puis, chez l’officier, le grade compte moins que l’efficacité.
D’aucuns évoquent un tirage au sort…
Parole de soldat, il n’y a jamais eu de tirage au sort. Nous nous sommes parlé et entendus.
Quel sort allez-vous réserver au général Diarra Camara, à Ahmed Tidiane Souaré, Premier ministre jusqu’au décès du président Conté, et à Aboubacar Somparé, le dauphin constitutionnel ?
J’ai convoqué, le 25 décembre, Souaré et tous les membres de son gouvernement. Les yeux dans les yeux, je leur ai dit que l’armée avait pris le pouvoir en raison de leur incapacité à enrayer la descente aux enfers de notre pays. Je les ai ensuite laissés libres de leurs mouvements. Quant au général Diarra Camara, nous nous sommes expliqués en soldats, et je pense que nous nous sommes compris. Il ne tient qu’à lui désormais de vivre dans la tranquillité ou la tourmente [par communiqué, il a été mis à la retraite le 28 décembre avec vingt et un autres généraux de l’armée, NDLR]. J’ai pardonné à tout le monde. Mais je ne tolérerai plus le moindre dérapage. Quiconque tentera d’entraver cette transition sera traité comme un ennemi, au sens militaire du terme.
Comment réagissez-vous aux condamnations ou désapprobations de la communauté internationale ?
Je souhaite formuler une seule demande, qui me paraît être la moindre des choses : qu’on nous juge sur nos actes au lieu de nous rejeter sans nous connaître. Loin d’être des aventuriers, nous sommes des hommes sérieux. Le risque d’un basculement dans la guerre ethnique nous a contraints à agir pour enrayer la spirale du pire. Nous allons respecter les droits de l’homme, les règles de l’État de droit et les exigences de la bonne gouvernance. Nous allons redresser ce pays, aligner sur les standards internationaux tous les textes qui ont été tripatouillés, conduire un processus électoral débouchant sur des élections incontestables… La communauté internationale reviendra bientôt à de meilleurs sentiments si elle nous regarde agir. D’ailleurs, je crois savoir que l’annonce de la fixation de la date de la présidentielle à décembre 2010 a dissipé bien des inquiétudes exprimées durant les premières heures après notre prise du pouvoir.
Quelles sont vos priorités pour redresser la Guinée ?
Par souci de méthode, je vais commencer par un état des lieux, un audit général pour connaître la santé de notre économie. Inutile de dire que les fautes de gestion seront punies. Tous les contrats de l’administration vont être revisités. La concession du Port autonome de Conakry à Getma International, par exemple, va être purement et simplement annulée. En dépit d’un audit mené par FFA Ernst & Young, qui déclare ce contrat manifestement défavorable à l’État, le gouvernement sortant s’est entêté à brader notre port. Pour servir quels intérêts ? Nombre de ressources de notre pays ont été cannibalisées pour engraisser des fonctionnaires véreux. Nous allons renégocier tous les contrats miniers pour rétablir l’équilibre au profit de la Guinée. Nous n’avons rien contre les entreprises qui ont investi dans notre pays, mais nous voulons sauvegarder nos intérêts.
Vous avez également promis aux Guinéens de lutter contre un mal qui ronge leur pays, la corruption. Comment allez-vous vous y prendre ?
En commençant par donner l’exemple. Je suis incorruptible. J’interdis quiconque d’accorder la moindre faveur à ma femme, à mes enfants et à n’importe quel membre de ma famille. Les Guinéens sont coutumiers du fait, mais personne ne m’y prendra. J’exige la même conduite de tous mes collaborateurs, des membres du CNDD comme de ceux du gouvernement.
La corruption a gangrené notre pays. Ce n’est plus possible. Celui qui tue sera tué, celui qui vole l’argent de l’État ira en prison. Je ne ferai pas de chasse aux sorcières. Le CNDD n’a pas pris le pouvoir pour instaurer la dictature, mais il sera impitoyable avec les prédateurs.
Vous promettez également des élections transparentes. Si la présidentielle requiert du temps et des moyens pour être organisée, les législatives, elles, avaient été fixées avant votre arrivée aux affaires, au 31 mai 2009. Ses préparatifs semblent avancés. Allez-vous tenir ce délai ?
Je ne me fixe aucune échéance. J’ai demandé aux partis politiques, à la société civile et aux structures impliquées dans le processus, comme la Commission électorale nationale indépendante [Ceni] et le ministère de l’Intérieur, de se réunir et de me soumettre des propositions. Le CNDD les étudiera avec attention, dans le souci d’organiser des élections les plus transparentes qui soient et dans le délai le plus court possible.
Allez-vous, comme vous l’avez promis, laisser toute liberté au nouveau chef du gouvernement [Kabiné Komara a été nommé le 30 décembre, NDLR] ?
Absolument. Il dirige un gouvernement de mission chargé de redresser le pays et d’organiser des élections transparentes dans un délai de deux ans. Le Premier ministre bénéficie de la marge de manœuvre nécessaire pour travailler, sous le contrôle du CNDD. Mais, attendu sur des résultats, il ne saurait être inamovible. S’il remplit sa feuille de route, il bénéficiera de notre soutien. S’il faut à sa mission, le CNDD prendra les mesures correctrices qui s’imposent.
Pourquoi vous réfugiez-vous systématiquement derrière le CNDD ? N’êtes-vous pas, en dernier ressort, le décideur ?
Ce n’est pas cela ma conception de la collégialité. Toutes les décisions vont être prises par consensus, dans la plus grande transparence.
La collégialité, vraiment ? Beaucoup avant vous, qui l’avaient promise, n’ont pas tenu parole…
Je serai alors l’exception. Je n’ai pas l’âme d’un dictateur. J’ai pris le pouvoir avec des frères d’armes que je respecte et avec qui je déciderai à la faveur de débats d’idées. Je ne trancherai que s’il y a blocage sur une question essentielle dont la non-résolution risquerait d’entraver la transition.
Aimez-vous le pouvoir et l’argent ?
Je ne connais pas assez le pouvoir pour l’aimer. Quant à l’argent, je ne veux que ce qu’il me faut pour vivre décemment avec les miens. J’ai horreur de l’argent mal acquis. Je n’ai aucun désir de conduire des bolides ou de vivre dans des châteaux. Je ne suis pas riche et ne le serai pas davantage quand je quitterai le pouvoir.
À quel personnage politique passé ou présent vous identifiez-vous ?
Je ne m’identifie pas à une personnalité politique précise. J’ai un idéal d’homme d’État qui considère le pouvoir comme un moyen pour changer le sort du peuple et non comme un instrument de jouissance personnelle. Et si je devais avoir un modèle, ce serait mon grand-père Koulé Moluba, qui fut chef du village de Koulé Yakéta, à 40 km de Nzérékoré.
Que pensez-vous de vos prédécesseurs à la tête de la Guinée, Ahmed Sékou Touré et Lansana Conté ?
Je n’ai pas connu Ahmed Sékou Touré de près. Lansana Conté, avec qui j’ai longtemps travaillé, m’inspire le respect. Alors qu’il était mal-en-point, il m’a invité à partager son repas une semaine avant sa mort. Après avoir formulé des prières pour qu’il se relève de sa maladie, je lui ai dit : « Si vous connaissez l’humiliation de votre vivant, c’est que Dieu n’existe pas. » Et je le pense vraiment. Voilà pourquoi j’ai attendu sa disparition pour prendre un pouvoir qui était à ma portée depuis plusieurs années.
Pourquoi alors avoir cloué au pilori le bilan de Conté pour justifier la prise du pouvoir par le CNDD ?
Tous les maux que j’ai fustigés sont réels. Mais le défunt président n’en est pas le seul responsable. Notre situation actuelle trouve sa source dans le manque de patriotisme et de rigueur des Guinéens. Lansana Conté a fait ce qu’il a pu pour nous léguer un pays en paix, après nous avoir évité une guerre civile au lendemain de la mort de Sékou Touré, en 1984. Je ne jetterai pas l’opprobre sur un général d’armée qui, de surcroît, m’a protégé contre mes nombreux ennemis au sein de la haute hiérarchie militaire. En novembre dernier, veillant à ce que mon nom ne soit pas barré à la dernière minute, alors qu’il nommait les membres de l’état-major, il a dit devant témoins : « Si le nom de Dadis ne figure pas sur le projet de décret au poste de directeur général des hydrocarbures des armées, je ne le signerai pas. »
Allez-vous rendre le pouvoir, comme vous l’avez promis, en décembre 2010 ?
Absolument.
À cette date, vous n’aurez que 46 ans et vous aurez goûté pendant deux ans aux facilités et honneurs liés au pouvoir. Vous pourriez changer d’avis…
Je n’ai jamais été animé par l’ambition d’exercer le pouvoir. Je ne crois pas que je changerai d’avis. Et puis il faut tenir compte des réalités de notre temps. Ce qui s’est déroulé dans le passé n’est plus possible aujourd’hui.
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