Le sombre optimisme de Marie NDiaye

Encensé par la presse, figurant en bonne place dans le palmarès des ventes de livres, le dernier roman de l’auteure de Rosie Carpe et de Papa doit manger est une vertigineuse auscultation de l’âme humaine.

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Publié le 15 septembre 2009 Lecture : 5 minutes.

Où se déroule le nouveau roman de Marie NDiaye, Trois femmes puissantes ? La question mérite d’être posée : elle donne le la des trois récits qui composent le livre. Il ne s’agit pas tant d’une question purement géographique concernant les lieux où évoluent les personnages. Sans que le pays soit nommément cité, il n’est pas difficile de comprendre que Norah, Fanta et Khady Demba, les trois principales protagonistes, sont toutes originaires du Sénégal – le pays du père de l’auteure. Des noms et des détails nous en informent, en passant. La prison de Rebeuss, le village de vacances de Dara Salam, l’ombre d’un flamboyant et la couleur des murs dessinent à grands traits une Afrique abstraite et floue. « L’Afrique que j’évoque est assez flottante, déclare Marie NDiaye. Ce n’est pas un endroit du monde que je connais très bien. Il est plus fantasmé que réaliste. » Mais là n’est pas l’important. Ce qui compte, c’est le mouvement. Norah arrive de France pour rendre visite à son père. Fanta a rejoint la France pour suivre son mari. Khady Demba est emportée vers l’Occident – la France peut-être – par le courant violent de l’émigration. Autant dire que ni Norah, ni Fanta, ni Khady Demba ne se situent dans un lieu précis. Le corps ici, la pensée là, le passé d’un côté, le présent de l’autre, l’avenir incertain. Elles sont à la dérive, ballottées, perdues dans un espace indéfini quelque part entre deux mondes qui ne se comprennent pas, tantôt maîtresses de leur vie, tantôt livrées à des forces qui les dépassent. « J’ai placé mes personnages dans une situation de désorientation, explique la romancière. Ils ont du mal à vivre où ils sont. » Et pour répondre à la question – même si ce n’est pas exactement le genre de Marie NDiaye de répondre à des questions dans ses écrits –, on peut avancer que son implacable roman Trois femmes puissantes se déroule au point exact où chacun se retrouve en tête-à-tête avec sa solitude, incapable de communiquer, comme étouffé par l’impossibilité de se comprendre et par l’inaccessibilité de l’amour.

Guerre des mots

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Au Sénégal, Norah retrouve un père qui ne porte plus aussi beau qu’autrefois, ogre boulimique au pouvoir déclinant. Entre eux, tout dialogue est impossible. Quelles que soient les paroles qu’ils échangent, elles sont plombées par une méfiance réciproque qui débouche sur une violence sourde. « Il semblait vouloir abolir entre eux toute apparence de lutte, écrit Marie NDiaye. Jakob et les enfants écoutaient avec application et Norah sentait que le comportement affable de son père, l’autorité de son âge et des vestiges de son aisance lui assuraient de la part des trois autres un crédit qu’elle n’avait plus. Ils étaient maintenant enclins à le croire et à douter d’elle. » Cette guerre des mots et des sous-entendus prend racine dans un passé que rien ne semble pouvoir adoucir : l’abandon d’une fille par son père.

Instincts rapaces

En France, Fanta vit avec son mari, Rudy Descas, ancien professeur de lettres devenu vendeur de cuisines dans une petite entreprise de province. Inexorablement, ledit Rudy Descas se laisse contaminer par ses renoncements et ses rancœurs, au point de n’être plus capable de parler à qui que ce soit – son patron, son fils, une cliente – sans agressivité. « C’est un personnage qui souffre parce qu’il y a un décalage entre le type bien qu’il voudrait être et celui qu’il est », analyse Marie NDiaye. Ici encore, ce sont des événements passés qui viennent épaissir le silence qui le sépare de son épouse : un meurtre, une bagarre, un départ précipité du Sénégal, un adultère. Que Rudy et Fanta forment un couple « mixte » n’est pas innocent. Deux mondes – le Nord et le Sud, disons – s’affrontent. « La question des relations entre les Blancs et les Noirs est au cœur du livre », confirme Marie NDiaye. Mais son art subtil ne s’autorise pas la caricature. L’histoire de Rudy et de Fanta est celle des couples où le non-dit l’emporte. Poussée à son paroxysme, mais universelle.

Le dernier récit, celui de Khady Demba – moins surprenant que les deux précédents –, raconte la tentative d’émigration d’une jeune Sénégalaise rejetée par sa belle-famille après la mort de son mari. Parfois surnommée « la muette », Khady Demba se laisse entraîner par son destin sans pouvoir échapper aux instincts rapaces des hommes et des femmes qu’elle croise en chemin.

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Reliées par des fils ténus, riches en échos, ces trois histoires de femmes sont d’une rare noirceur. Dans chacune d’elle, il est question d’une mort ou d’un meurtre passé qui pèse sur le présent. Enchaînés par leurs sentiments, les personnages se meuvent dans d’étouffants huis clos – Rudy Descas dans l’habitacle de sa voiture, Norah dans la sombre maison de son père, Khady Demba dans la gargote où elle se vend – et ont du mal à lutter contre les diktats de leur corps. L’un souffre d’hémorroïdes, l’autre d’incontinence, tandis que la dernière ne parvient pas à soigner sa blessure à la jambe. Sur ce monde où toute connivence et toute complicité entre humains semblent chimériques planent des oiseaux de proie et des oiseaux de mort – une buse, des corbeaux, des anges affublés de sexes grotesques, un homme-vautour perché sur la branche d’un flamboyant…

Trois femmes puissantes est donc un livre sombre, dérangeant, où les hommes – les mâles s’entend – n’ont pas la part belle. Pour autant, ce n’est pas un livre désespéré. La romancière laisse à ses personnages une chance de s’en sortir. Ils pourraient être emblématiques, ils demeurent humains. « Les figures emblématiques sont souvent réductrices, affirme Marie NDiaye. Même si j’adore la tragédie et les personnages qui représentent un destin, je pense que le roman est le lieu de la complexité et de l’ambiguïté. » Empêtré dans son ego, Rudy Descas reste capable de s’émouvoir pour le sort d’une glycine dans un jardin. Aveuglée par son ressentiment, Norah l’avocate finit par accepter la demande de son père : sortir son frère de prison. Traitée comme moins que rien, Khady Demba garde conscience de sa singularité d’être humain. Tantôt cruelle, tantôt douce, l’écriture de Marie NDiaye se tient en équilibre sur le fil fragile des sentiments contradictoires, dans l’entre-deux du bien et du mal. « Un flot d’amour le submergeait. Mais il se sentait trop las et déprimé pour en rien laisser paraître. » Ou encore : « On a écrasé un oiseau, dit-il de sa voix fraîche. – Ce n’est rien, souffla Rudy, ça n’a plus d’importance maintenant. » Et de la même manière qu’à la fin de chacune des trois histoires, elle a glissé un court contrepoint lumineux d’optimisme, elle a choisi un titre troublant où l’épithète puissantes qualifie trois femmes dénuées de tout pouvoir et pourtant dotées d’une surprenante force intérieure. « La puissance de ces femmes ne saute pas aux yeux, c’est quelque chose qui relève de l’indestructible. Je voulais écarter l’idée qu’elles seraient des victimes. » Vertigineux.

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