Tunisie: la machine Ben Ali
Candidat à la présidentielle du 25 octobre pour un cinquième mandat de cinq ans, le chef de l’Etat peut s’appuyer sur un parti de masse fortement implanté dont il a fait sa principale force de frappe.
Dimanche 11 octobre 2009, premier jour de la campagne pour les élections présidentielle et législatives du 25 octobre. La Tunisie se réveille drapée de mauve, la couleur des fameux jacarandas de la capitale qui enivrent les passants lors de la floraison de printemps, mais aussi la couleur fétiche du président Zine el-Abidine Ben Ali. Et en cet automne 2009, elle fleurit partout : sur les innombrables portraits géants de plusieurs mètres de haut accrochés aux façades des immeubles, sur les parapets des ponts fraîchement repeints, sur les banderoles qui flottent le long des principales artères… Elle est dominante dans le décor de la salle omnisports de la Cité olympique de Radès, dans la banlieue sud de Tunis, où 14 000 personnes triées sur le volet sont venues écouter et applaudir le président-candidat, qui brigue un cinquième mandat de cinq ans. Et les 14 000 casquettes offertes à tous les présents avant que Ben Ali ne présente les grandes lignes de son programme électoral, avec pour mot d’ordre « Ensemble, relevons le défi », sont bien sûr mauves. Un mauve promis à un bel avenir. Ce programme, a précisé Ben Ali, vise la période 2009-2014 « et prépare, en outre, le terrain pour les étapes ultérieures, qui s’étendront jusqu’à la fin de la prochaine décennie et au-delà ».
Rien d’étonnant à ce que le président Ben Ali, âgé de 73 ans et qui a promis de faire en sorte « que la période à venir soit marquée par un plus grand soutien de l’État aux partis politiques, à leurs organes d’expression et à la presse d’opinion en général », s’inscrive dans la durée en se projetant à l’horizon 2019, car ces élections sont réglées comme du papier à musique. Ben Ali dispose en effet du seul parti de masse du pays, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), lequel est également favorisé par le mode de scrutin (vote de liste à la majorité dans les circonscriptions) et qui peut s’appuyer sur une puissante administration. À quelques rares exceptions près, l’ensemble du paysage médiatique, étatique mais aussi privé, est sous contrôle. Ici, il n’y a de place ni pour les sondages d’opinion ni pour les débats contradictoires pour évaluer les chances des uns et des autres. La partie étant jouée d’avance, les résultats globaux sont largement prévisibles. Le président Zine el-Abidine Ben Ali sera élu haut la main pour un cinquième mandat de cinq ans. La seule inconnue est son score, qui s’est maintenu au-dessus de 99 % lors des élections de 1989, 1994 et 1999, avant de reculer à 94,4 % en 2004. Continuera-t-il à glisser vers le bas ou va-t-il au contraire remonter ? À vrai dire, la question n’intéresse plus personne. Les quelques points de pourcentage restants iront aux trois autres candidats en lice, Mohamed Bouchiha et Ahmed Inoubli, deux dirigeants de partis membres de la mouvance présidentielle, et Ahmed Brahim. Ce dernier est soutenu par Mustapha Ben Jaafar, leader du Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL), dont la candidature a été invalidée par le Conseil constitutionnel (voir J.A. n° 2543).
Le PDP se retire
Aux législatives, qui se déroulent le même jour, le RCD est assuré de remporter la totalité des 161 sièges attribués au niveau des circonscriptions à la suite d’un vote de liste à la majorité, soit 75 % des 214 sièges de la Chambre des députés. Les huit autres partis, faibles et peu implantés, se partageront, à la proportionnelle des voix obtenues, les 53 sièges restants (25 % de la Chambre) que la loi leur réserve. La plus grosse part du gâteau ira aux cinq partis classés dans la « mouvance présidentielle », fortement présents avec 111 listes et qui vivent de cette « rente » en échange de leur soutien à Ben Ali. Par contre, les trois partis de l’opposition de gauche – Attajdid, le FDTL et le Parti démocratique progressiste (PDP) – ont vu plus de la moitié de leurs listes rejetées par les administrations locales. En signe de protestation, le PDP, dont les listes, y compris celle conduite par sa secrétaire générale Maya Jribi, ont été invalidées dans 17 circonscriptions (sur 26), s’est retiré de la compétition le 11 octobre. Attajdid reste en course dans 13 circonscriptions et le FDTL dans 7. Les deux formations peuvent espérer remporter quelques sièges qui leur permettraient de bénéficier des subventions étatiques accordées aux partis parlementaires et continuer ainsi à participer à la vie politique.
9 000 cellules
Des problèmes existentiels de ce genre, le RCD, dont Ben Ali est le chef et dont le siège en verre de l’avenue Mohammed-V rappelle celui d’une multinationale, n’en a pas. Le parti-État, véritable ascenseur social pour les citoyens, compte aujourd’hui plus de deux millions d’adhérents, soit un Tunisien sur cinq, ou un adhérent en moyenne par foyer. Ce qui explique sa forte implantation avec 9 000 cellules dans les quartiers et les campagnes, et, vestige de l’ère du parti unique, dans chaque administration et entreprise publique. C’est l’un des rares anciens partis uniques encore au pouvoir dans le monde.
Atteint de sclérose à la fin du règne d’Habib Bourguiba, destitué pour raison de santé en 1987, l’appareil du PSD (rebaptisé RCD) a été repris par Ben Ali à son arrivée au pouvoir pour en faire sa force de frappe. Le RCD, dont 70 % des adhérents ont entre 18 et 50 ans, a pour secrétaire général, depuis le congrès d’août 2008, Mohamed Ghariani, un homme de la « génération Ben Ali » et qui n’est pas issu du sérail de l’ère Bourguiba – une première. Avec lui, le parti joue la proximité, jusque dans les détails, comme la lampe défaillante d’un éclairage public. La présence du RCD est renforcée dans les quelque 10 000 organisations professionnelles et associations de la société civile que compte le pays. Mais il se fait discret quand il s’agit de la centrale syndicale, où ses sympathisants sont plus nombreux qu’on ne le croit, et n’hésite parfois pas à se réclamer de la loi du nombre pour prendre ouvertement le contrôle des associations où il juge que la cohabitation n’est plus possible. Plusieurs mois avant l’élection du 25 octobre, il a mis le paquet sur les jeunes, qui seront plus de 500 000 en âge de voter pour la première fois suite au rabaissement à 18 ans de l’âge minimal des votants. Il est aux petits soins avec les étudiants du parti, qui sont désormais les maîtres des campus, où la gauche et les islamistes, qui y tenaient le haut du pavé, font désormais profil bas. Le parti dispose d’un réseau de plus d’un millier d’internautes sympathisants qui défendent le pouvoir sur la Toile et notamment sur Facebook.
Les élites sont de plus en plus nombreuses à y adhérer, par arrivisme ou par conviction. « Benaliste », le parti se tient loin des luttes idéologiques et se veut pragmatique, souligne un sociologue très actif au sein du RCD. Il cherche à s’adapter aux mutations culturelles et sociales des Tunisiens, avec une démarche empreinte d’un « conservatisme moderniste », poursuit-il. « Les Tunisiens critiquent souvent le RCD, ajoute-t-il, mais ils votent pour lui, parce qu’ils le connaissent et qu’ils s’intéressent plus à ce qu’il peut leur apporter sur le plan économique et social qu’à la démocratie, qu’ils laissent aux intellectuels.
Dans ses discours publics, la direction du parti explique ce regain par le fait que le parti unique est en train de changer. « Le mérite et la force de Ben Ali, a déclaré Mohamed Ghariani dans un meeting avec les cadres du parti au mois de septembre à l’Ariana, près de Tunis, sont qu’il a transformé un parti unique en un mouvement politique fort dans un contexte démocratique et pluraliste. » Publiquement, Ben Ali se porte garant de la neutralité de l’administration et de la transparence des élections. À la fin de l’été, Mohamed Ghariani, sur instruction du président, a multiplié les réunions avec les cadres du parti pour leur « expliquer » le code électoral.
Béni-oui-oui ? Pas toujours
Des militants de base du RCD estiment néanmoins que le changement est trop lent et que la vieille garde pèse encore de tout son poids sur les décisions. Ils en veulent pour preuve le choix des futurs élus à la Chambre des députés, le 25 octobre. Les listes du RCD connaissent un taux de renouvellement de près de 60 %, mais l’âge moyen est resté élevé, à plus de 50 ans. « Ce n’est pas le rajeunissement qu’on nous avait promis. Et ce sont des béni-oui-oui qui ont succédé aux béni-oui-oui », estime A., un militant de longue date. Mais il n’en est pas toujours ainsi. Dans la circonscription de Gabès, les cadres du parti ont rejeté la liste de leur circonscription mijotée à Tunis, car un candidat représentant du quartier de Jara en a été exclu, et, dans la ville d’El-Hamma, un natif qui n’y réside pas y a été imposé. Le pouvoir a fini par donner satisfaction aux cadres locaux, et le gouverneur (préfet), chargé de transmettre à Tunis les souhaits de la région, a été limogé pour avoir « oublié » de tenir compte des équilibres locaux et des sensibilités.
Autre limogeage, lui aussi en rapport avec la volonté du pouvoir de ne pas admettre le moindre manquement au réglage sur papier à musique de ces élections, celui de Rafaa Dekhil, ministre de la Communication et des Relations avec le Parlement. Par excès de zèle, il aurait exclu Ahmed Brahim du tirage au sort de l’ordre de passage des candidats à la présidentielle afin de pouvoir mettre en tête le candidat Ben Ali. Mal lui en a pris : informé, le chef de l’État a immédiatement décidé de se séparer de lui et de nommer à sa place, par intérim, Oussama Romdhani, le directeur général de l’Agence tunisienne de communication extérieure (ATCE).
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