Turquie-Israël : lune de fiel
Camouflet infligé à l’ambassadeur Çelikkol… Protestations indignées d’Ankara… Plates excuses israéliennes… Où s’arrêtera la détérioration des relations entre les alliés « stratégiques » ?
« Cessez de vous mettre à quatre pattes. Vous devez défendre l’honneur d’Israël, ne plus tolérer les insultes et les provocations, et refuser de tendre l’autre joue », tonne Avigdor Lieberman devant cent cinquante ambassadeurs assemblés. L’assistance écoute, médusée, les directives que lui assigne pour cette année le chef de la diplomatie. Certes, l’ancien videur de boîte de nuit moldave devenu le chantre de l’extrême droite israélienne ne fait jamais dans la dentelle, mais tout de même… « Ce sont des propos dignes d’un maître d’école maternelle », persifle Alon Liel, qui fut directeur général au ministère des Affaires étrangères en 2000-2001. Pour le Jerusalem Post, qui rapporte cette scène, Lieberman vise son ambassadeur en Turquie. Natif de Pergame (près d’Izmir), Gaby Levy se démène pour améliorer des relations bilatérales mises à mal par la guerre de Gaza. Il n’en faut pas davantage pour le soupçonner d’indulgence envers Ankara…
Mais la première victime de cette « jurisprudence Lieberman » sera Ahmet Ogur Çelikkol, l’ambassadeur de Turquie en Israël. Le 11 janvier, celui-ci est convoqué par Danny Ayalon, le vice-ministre des Affaires étrangères, qui, sur instruction de Lieberman et du Premier ministre Benyamin Netanyahou, est chargé de le sermonner à propos de la diffusion sur une chaîne privée turque de Kurtlar Vadisi (« La Vallée des loups »), un téléfilm très populaire, qui, jouant sur la fibre ultranationaliste, stigmatise les minorités du pays et de prétendus ennemis extérieurs. Dans l’un des épisodes, le héros pourchasse des agents des services israéliens qui ont kidnappé un enfant turc… En octobre 2009, un autre feuilleton, Ayrilik (« Séparation »), avait montré des Israéliens en tueurs d’enfants palestiniens. Les intéressés avaient modérément apprécié.
Ayalon fait attendre Çelikkol, debout dans un couloir, et ne lui fait pas offrir à boire. Quand il finit par lui ouvrir la porte de son bureau, il néglige de lui serrer la main et, s’adressant aux cameramen qu’il a fait venir pour filmer la scène, ordonne : « Montrez bien qu’il est assis sur un canapé beaucoup plus bas que mon siège et que nous n’avons pas sorti le drapeau turc. » Habitué aux postes très sensibles (Grèce, Syrie, Irak), Çelikkol confie n’avoir, en trente ans de carrière, « jamais subi pareille humiliation ». A fortiori de la part d’un pays ami !
L’affront provoque un tollé en Turquie. Il faudra un ultimatum du président Abdullah Gül menaçant de faire rentrer son ambassadeur par le premier avion pour que le gouvernement israélien présente des excuses en bonne et due forme. Netanyahou et Lieberman, les instigateurs de la rebuffade – mais qui ignoraient la manière dont Ayalon la mettrait en scène –, ont planché de concert sur la lettre de reddition. Même si celle-ci a été acceptée par les autorités turques, les dommages sont considérables. Ils s’ajoutent à un climat de méfiance réciproque alimenté par des divergences politiques profondes et par la réaction épidermique de l’opinion turque aux bombardements de civils palestiniens.
À la vérité, depuis que l’AKP, issu de la mouvance islamiste, a remporté les élections en 2002, les Israéliens ne se sentent plus en confiance. En dépit des protestations d’amitié et du maintien de l’accord de coopération militaire signé en 1996, les relations bilatérales ne sont plus ce qu’elles étaient. Ce que Netanyahou a confirmé, le 13 janvier dernier, en se déclarant « inquiet » des nouvelles orientations prises par la Turquie sous la houlette d’Ahmet Davutoglu, le ministre des Affaires étrangères.
Nouveaux horizons
Aux yeux des Israéliens, cette politique, qui vise à s’émanciper de la tutelle américaine pour s’ouvrir de nouveaux horizons diplomatiques et commerciaux (Union européenne, Balkans, Russie, Asie centrale et du Sud-Est, Maghreb et Afrique subsaharienne), a surtout fait pencher la balance du côté du monde arabo-musulman. Réconciliation avec la Syrie et l’Iran, proximité avec les monarchies du Golfe, forte implication dans l’Organisation de la conférence islamique (dirigée par un Turc, Ekmeleddin Ihsanoglu), soutien à la cause palestinienne… Rien de tout cela ne plaît aux dirigeants de l’État hébreu. Et encore moins les mots très durs employés par le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan à l’égard de leur politique : « terrorisme d’État » (à propos des attentats ciblés contre les chefs du Hamas, en 2004) ; « actes barbares » (à propos de l’opération « Plomb durci », fin 2008) ; « Quand il s’agit de tuer, vous vous y connaissez ! » (au président Shimon Pérès, en janvier 2009) ; « drame humanitaire » (à propos du blocus de Gaza), etc.
Le 11 janvier, il rappelait encore que les Israéliens « ne respectent aucune résolution de l’ONU » et dénonçait l’emploi de bombes au phosphore contre les Gazaouis, l’an dernier, les violations quotidiennes de l’espace aérien libanais et la politique du deux poids deux mesures qui consiste à dénier à l’Iran l’accès au nucléaire civil alors qu’Israël possède l’arme atomique.
Deux conséquences découlent de ces désaccords.
1. Erdogan, qui jouait les médiateurs entre la Syrie et Israël – dont les négociations ont été rompues, fin 2008, en raison de la guerre à Gaza –, n’est pas près de reprendre du service. En novembre dernier, Netanyahou a fait savoir qu’il ne le considérait plus comme un « négociateur objectif » et qu’il lui préférerait, le cas échéant, son « ami » Nicolas Sarkozy.
2. L’alliance militaire marque le pas. Ainsi, en octobre 2009, la Turquie a exclu Israël d’exercices aériens conjoints, tandis que l’interminable contentieux portant sur la livraison de drones confirme la réticence d’Israël à fournir des matériels sensibles.
Surtout, le cabinet israélien a commis une énorme erreur de calcul. En snobant le gouvernement turc au profit de son puissant état-major, il l’a profondément vexé. En laissant son porte-parole aux Affaires étrangères déclarer, le 11 janvier, que les Turcs « sont particulièrement mal placés pour faire la morale » – allusion à la guerre menée contre les séparatistes kurdes –, il a mortellement offensé les militaires. Ce qui s’appelle faire d’une pierre deux (très mauvais) coups.
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