Ali Abdallah Saleh, l’équilibriste
Tantôt conciliant, tantôt brutal, le président yéménite suit bille en tête son propre agenda. Portrait d’un fin manœuvrier avec qui les Occidentaux devront composer.
Noël 2009. Le Nigérian Omar Farouk Abdulmutallab tente de faire exploser en vol un avion de la Northwest Airlines reliant Amsterdam à Detroit. Il s’est préparé et entraîné au Yémen, pays d’où est originaire la famille d’Oussama Ben Laden. Les États-Unis réagissent immédiatement en accentuant la pression qu’ils exercent déjà sur le président yéménite, Ali Abdallah Saleh. Ils suspendent le rapatriement des détenus yéménites de Guantánamo, réaffirment leur soutien militaire et financier : le Yémen ne doit surtout pas devenir un sanctuaire pour les extrémistes d’Al-Qaïda, à l’instar des zones tribales de la frontière afghano-pakistanaise.
Fin manœuvrier, Ali Abdallah Saleh répond présent. Le 20 janvier, il ordonne une série de raids contre des membres d’ Al-Qaïda dans la province de Marib. Le 27, il accueille à Sanaa le ministre britannique des Affaires étrangères. Les 22 et 23 février, une conférence des bailleurs de fonds se tiendra à Riyad. C’est que Saleh a tout intérêt à se montrer coopératif : Washington compte demander au Congrès, pour l’année fiscale 2010, une enveloppe de 150 millions de dollars destinée au Yémen. Cela n’a pas empêché Jeffrey Feltman, secrétaire d’État adjoint pour le Moyen-Orient, de déclarer : « Nous ne sommes pas naïfs concernant notre partenaire yéménite. » Ils auraient tort de l’être. Saleh est tout sauf un bleu.
Âgé de 68 ans, militaire de carrière, ce moustachu aux tempes grisonnantes a pris le pouvoir au Yémen du Nord en 1978, peu de temps après l’assassinat des présidents Ibrahim al-Hamdi et Ahmad al-Ghashmi. Et il s’y est maintenu contre vents et marées. Considéré comme l’un des principaux artisans de la réunification, en 1990, entre le Yémen du Nord et le Yémen du Sud, Saleh est devenu le premier président du pays unifié. La même année, il soutient Saddam Hussein lors de l’invasion du Koweït. Au grand dam du richissime et puissant voisin saoudien. Il faudra une médiation américaine pour que les deux pays se rapprochent et résolvent leur différend frontalier quelque dix années plus tard.
Pragmatique, diplomate quand il lui sied, Saleh est aussi capable d’une cruelle détermination. Quand la découverte de larges réserves de pétrole, à Masila, dans le Sud, provoque une forte fièvre sécessionniste, la réponse ne tarde pas : trois mois de guerre (entre mai et juillet 1994) et quelque 3 000 morts. En octobre 1999, alors qu’il est au pouvoir depuis vingt ans, Saleh est réélu avec 96,2 % des voix. À peine un an plus tard, l’attentat contre le croiseur américain USS Cole dans le port d’Aden fait 17 morts. Les États-Unis envisagent de faire débarquer les marines. Saleh réagit immédiatement en menaçant d’envoyer l’armée.
Habile clientélisme
Face à la recrudescence des actions terroristes dans le pays ces derniers mois, certains ne manquent pas de rappeler que Sanaa a accueilli des djihadistes de retour d’Afghanistan. « Ce n’est pas vrai, répond Saleh [dans Newsweek, avril 2009, NDLR]. Nous n’avons soutenu ni les djihadistes ni les membres d’ Al-Qaïda. Mais par le passé, en collaboration avec l’Amérique, nous avons apporté notre soutien aux volontaires qui se rendaient en Afghanistan et qui étaient alors appuyés par les États-Unis eux-mêmes durant la guerre contre l’ex-URSS. » L’administration américaine, le général David Petraeus en tête, n’en démord pas : le pays risque de devenir un nouveau havre pour les terroristes, accueillant notamment les extrémistes saoudiens fuyant la répression. En outre, l’actuel dirigeant d’Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (AQPA), Nasser al-Wahichi, ne s’est-il pas évadé d’une prison yéménite en 2006 ?
Sans mépriser l’aide financière et militaire, Saleh suit bille en tête son propre agenda. « Il traite avec Al-Qaïda d’une manière difficile à accepter en Occident, confie un spécialiste libanais du Yémen. Aux États-Unis, on pense qu’un membre d’Al-Qaïda est un tueur. Pour Saleh, c’est un membre d’une tribu et il peut être contrôlé par les siens. Bien entendu, certains peuvent en profiter… »
N’hésitant pas à se rendre dans une région éloignée de la capitale avec seulement dix gardes du corps, Saleh reste fidèle à une méthode de gouvernement qui lui a jusqu’à aujourd’hui plutôt réussi : un habile clientélisme lui permettant d’apaiser les très influentes tribus… ou de les opposer les unes aux autres. Sa sécurité, il la confie à des proches. Son fils aîné commande la garde républicaine et les forces spéciales. Ses trois neveux sont chargés de la sécurité nationale, des forces centrales de sécurité et de la garde présidentielle. Son demi-frère dirige l’armée de l’air.
L’ami saoudien…
S’il ne s’est manifestement pas excessivement enrichi en plus de trente ans de pouvoir, certains lui reprochent d’avoir consacré 60 millions de dollars à la construction de la mosquée Al-Saleh, à Sanaa. Réélu en septembre 2006 avec 77,2 % des voix après avoir annoncé qu’il ne se présenterait pas, Saleh n’a pas réussi à trouver un accord avec l’opposition concernant les élections législatives prévues pour 2009. Il les a donc repoussées à 2011.
Comment va-t-il réagir à la pression américaine ? « Nous ne sommes pas des soldats aux ordres des États-Unis. Nous ne disons pas “O.K.” à tout ce qu’ils nous demandent », confiait-il à Newsweek. À vrai dire, la présence d’Al-Qaïda sur le sol yéménite n’est pas son unique souci. L’économie est menacée par la baisse des recettes pétrolières. Le chômage dépasse 30 %. L’eau manque. Les armes abondent. L’autorité de l’État ne s’exerce pas sur l’ensemble du territoire. Le gouvernement affronte une rébellion armée dans le Nord et des tensions séparatistes de plus en plus vives dans le Sud…
Ali Abdallah Saleh aura besoin de l’aide américaine, comme du soutien saoudien (il compte entrer au Conseil de coopération du Golfe, et l’Arabie saoudite accueille une importante main-d’œuvre yéménite). Mais il sait qu’une trop grande visibilité des États-Unis susciterait un fort sentiment antiaméricain. Il va donc lui falloir prouver qu’il n’a rien perdu de ses talents d’équilibriste. L’Occident devra s’en accommoder. Avec lui, ce sera difficile. Sans lui, ce serait pire.
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