Guerre ouverte chez les patrons tunisiens

La révolution tunisienne gagne les chefs d’entreprise. Des quadras mènent la fronde et réclament de nouvelles têtes au sommet de leur syndicat, l’Utica. Leur but : peser davantage sur les choix économiques à venir.

Siège de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat, à Tunis. © Nicolas Fauqué/Imagesdetunisie.com

Siège de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat, à Tunis. © Nicolas Fauqué/Imagesdetunisie.com

Julien_Clemencot

Publié le 15 février 2011 Lecture : 7 minutes.

Rendez-vous avait été donné mardi 1er février à 10 heures au siège de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica). Dans la grande salle, plus de 250 représentants des fédérations professionnelles et des unions régionales étaient venus apporter leur contribution à la convention nationale de l’organisation patronale, décapitée sous la pression des « refondateurs » après la fuite de Ben Ali.

Démissionnaire le 19 janvier, après vingt-trois ans de règne au sommet de l’Utica, Hédi Djilani est le premier à avoir fait les frais du changement de régime au sein du syndicat patronal. Beau-père de Belhassen, le « parrain » du clan Trabelsi, l’homme d’affaires avait érigé la compromission et l’allégeance à l’ex-président en ligne de conduite. Artisan de la campagne de Ben Ali en 2009, il avait annoncé son soutien pour la prochaine élection présidentielle, en 2014. Aujourd’hui, Hédi Djilani fait profil bas.

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« La direction de l’Utica a été complètement discréditée en raison de sa proximité avec le pouvoir. Résultat : elle est aujourd’hui totalement absente du débat public », plaide Abdelaziz Darghouth, patron d’Arts et Déco, une société du secteur textile. À la tête du Centre des jeunes dirigeants (CJD) de 2005 à 2007, une instance du syndicat patronal qu’il a ouverte sur l’international, l’homme a acquis une vraie légitimité. Connu pour son franc-parler, il incarne aujourd’hui les aspirations d’une nouvelle génération d’entrepreneurs partisans d’un renouvellement du comité exécutif de l’Utica.

Un combat qu’il mène aux côtés de Slim Ben Ammar, directeur général de la filiale tunisienne de Sodexo et actuel président du CJD, de Kais Sellami, patron de Discovery Informatique, et de Khalil Charfi, fondateur d’Oxia – ces deux derniers présidant par ailleurs la chambre professionnelle des SSII (sociétés de services en ingénierie informatique). Des quadragénaires auxquels se mêlent quelques personnalités de l’Utica, comme Hichem Elloumi, figure de la sous-traitance automobile, ou Tarek Chérif, patron du groupe chimique Alliance.

Les caciques s’accrochent

Portés par le vent de l’Histoire et une pétition signée par plus de 1 000 patrons, les jeunes entrepreneurs espéraient bien, ce 1er février, se débarrasser des caciques de l’ancienne direction. Ils ont vite déchanté. Sur l’estrade, Hamadi Ben Sedrine, Ali Slama et Zohra Driss, tous membres du comité exécutif de l’Utica, leur ont donné une leçon de guérilla politique. Dans une assemblée fébrile mêlant supporteurs de tous bords, les proches de Djilani ont appelé dès le début de la séance à un vote de confiance en leur faveur, dont le but était d’empêcher tout débat. Applaudissements des uns, protestations des autres… L’atmosphère s’est tendue davantage quand une centaine d’hommes mal identifiés ont fait irruption dans la salle après en avoir forcé l’entrée. L’occasion était trop belle pour Hamadi Ben Sedrine qui, profitant de la confusion, clôturait le conseil national sans autre forme de procès.

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« C’est une énorme déception, la génération Ben Ali s’accroche à son pouvoir », enrage Abdelaziz Darghouth. Pourtant, le chef d’entreprise veut rester positif et ne désespère pas de renouveler l’ensemble des instances dirigeantes du patronat tunisien le plus rapidement possible. « Nous pensons fixer un ultimatum à l’équipe en fonction, car la situation n’a que trop duré, avoue-t-il. Si nous collectons les deux tiers des signatures des représentants du conseil national, nous pourrons le convoquer sans l’aval du bureau exécutif. »

S’il est si pressé, c’est que la révolution n’attend pas. Alors que le gouvernement provisoire a commencé à travailler, les jeunes dirigeants ne veulent pas laisser le champ libre au syndicat de salariés de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT). « L’UGTT a négocié avec le gouvernement et a donné son accord pour le remaniement ministériel du 28 janvier. Elle est au cœur des prises de décision, alors que l’Utica est complètement absente, politiquement et médiatiquement, déplore Abdelaziz Darghouth. Par deux fois, les représentants du patronat sont allés à la télévision. La première fois, Hamadi Ben Sedrine n’a dit que du bien de l’UGTT ; et la seconde, Ali Slama a été ridiculisé par le journaliste de Hannibal TV. »

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Les chefs d’entreprise sont d’autant plus inquiets qu’ils assistent selon eux à la montée en puissance de la gauche radicale et s’attendent à une vague de revendications portées par les syndicats de salariés, désormais au nombre de deux depuis la création de la Confédération générale tunisienne du travail (CGTT), le 1er février. « Certaines attentes sont légitimes. Mais les évolutions doivent être discutées pour trouver des consensus. Pour cela, nous avons besoins d’une Utica unie », insistent-ils.

Sous la pression des représentants des employés, certaines entreprises, comme la Société tunisienne de biscuiterie (Sotubi, filiale du groupe Mabrouk), ont déjà entamé des négociations salariales. Des demandes d’augmentation qui atteignent 200 dinars (environ 102 euros), quand les salaires sont en grande partie inférieurs à 500 dinars par mois. Un véritable danger selon les patrons réformateurs, qui souhaiteraient organiser des discussions par branches.

Pis, « l’UGTT demande aussi la fin de l’emploi de contractuels dans les entreprises. C’est tout le modèle économique tunisien qu’ils veulent remettre en cause ! » s’alarme Abdelaziz Darghouth. Et s’il reconnaît que, dans certains cas, l’utilisation abusive de contrats courts s’apparente à de « l’exploitation », il estime que les changements doivent être progressifs. Sinon, prévient-il, la Tunisie fera fuir ses partenaires étrangers, notamment européens, vers d’autres destinations, comme le Maroc. Des craintes qui tiennent aussi aux projets de nationalisation des actifs de la famille Ben Ali-Trabelsi : « Tout doit être réalisé de manière transparente pour ne pas envoyer un signal négatif au marché », estime le chef d’entreprise.

Parler d’une seule voix

ui plaide au contraire en faveur d’un modèle libéral : « Il est important de renforcer notre attractivité et de réfléchir à un aménagement des règles qui régissent les investissements étrangers. Principalement sur la possibilité pour nos partenaires de faire sortir du pays leurs bénéfices. Si les conditions sont réunies à court terme, beaucoup d’entreprises se disent prêtes à investir en Tunisie. On pourrait alors avoir une croissance à deux chiffres en 2012. » Mais pour faire entendre son discours, « le patronat a besoin de parler d’une seule voix, et pour être légitime dans ce rôle de catalyseur, l’Utica doit évoluer », assure Kais Sellami, de Discovery Informatique.

Car la crainte des réformateurs est de voir la division s’installer au sein du patronat. « Nous ne voulons pas d’une situation à l’algérienne, où une multitude d’organisations patronales coexistent et finalement ont peu de poids. L’Utica présente l’avantage d’être bien structurée, par secteurs et dans les régions, justifie Abdelaziz Darghouth. Le problème, c’est que ce système qui fonctionnait sous la dictature doit maintenant s’ouvrir à la démocratie. »

Dans l’attente d’un changement, certains chefs d’entreprise s’organisent en groupes spontanés. « Dès le 15 janvier, plusieurs entrepreneurs ont lancé des appels sur les réseaux sociaux pour encourager les salariés à retourner dans leurs entreprises, conscients qu’une crise économique ne pourrait qu’ajouter au risque de chaos pour la Tunisie », indique Joëlle Vauthier, directrice commerciale de l’agence de relations publiques Strat&Go, qui leur a spontanément apporté un soutien.

« Depuis un mois, nous sommes sept ou huit dirigeants à coordonner nos efforts », explique par exemple Kais Sellami. Une initiative dans laquelle sont aussi impliqués Aziz Mebarek, dirigeant du fonds Tuninvest, Slim Zeghal, patron d’Altea Packaging, ou encore Neila Ben Zina, PDG de Business et Décision. « Notre groupe est amené à disparaître quand les acteurs économiques se seront organisés. Déjà, le secteur de l’hôtellerie a repris l’initiative pour sa communication », précise Mouna Kharouf, consultante en gestion. Un travail qui passe par l’élaboration d’un discours positif adressé aux Tunisiens mais aussi aux investisseurs étrangers, au travers de médias nationaux et étrangers comme Al-Jazira ou France 24. Avec pour premier objectif de les rassurer sur la situation sécuritaire du pays.

Passerelles avec la politique

Et pour influer sur la politique économique nationale, les hommes d’affaires peuvent aussi compter sur l’Association des Tunisiens des grandes écoles (Atuge), qui a vu plusieurs de ses membres rejoindre le gouvernement de transition pour prendre des ministères importants. « Nous ne sommes pas en relation formelle, mais nous nous connaissons très bien », explique Mondher Khanfir, ancien président de l’Atuge et actuel président de la Chambre de commerce tuniso-américaine. Des passerelles avec la sphère politique que les adhérents de l’association ne manqueront pas d’exploiter, même si son président, Khaled Abdeljaoued, l’assure : « Nous ne sommes pas un lobby. »

L’Atuge entend pourtant se déplacer sur le terrain des idées en créant un think-tank, idéalement deux – l’un libéral et l’autre social-démocrate. À l’origine du soulèvement populaire, les régions intérieures sont aussi au cœur des préoccupations de l’association, qui souhaite y organiser des sondages pour mieux cerner leurs besoins socio-économiques. Avant sans doute de partager leurs conclusions avec une Utica renouvelée et armée pour les défis que doit désormais relever la Tunisie.

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