Tunisie : une économie en panne
Une croissance en berne, des finances publiques à la dérive, un gouvernement attentiste et des investisseurs frileux. Un an après la chute de Ben Ali, la Tunisie cherche un second souffle pour réussir sa révolution.
La nouvelle est surprenante. Selon le baromètre mondial du bonheur, réalisé en décembre 2011 par le réseau Win-Gallup International dans 58 pays, la Tunisie figure au septième rang des nations les plus optimistes au plan économique. Surprenant, car la première année de transition après la chute de Zine el-Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011, a été particulièrement difficile… et les perspectives pour 2012 sont loin d’être réjouissantes.
Après avoir espéré une croissance « nulle », le gouvernement a finalement enregistré une chute du PIB de 1,8 % l’an passé. À lui seul, « le recul du secteur du tourisme a coûté quatre points de PIB », explique Aziz Mebarek, associé du fonds d’investissement Tuninvest. Sans parler du trou d’air connu par les activités minières (- 68 %) et pétrolières (- 32,9 %). « La révolution représente un manque à gagner de 2,5 milliards de dinars [1,3 milliard d’euros, NDLR] », constate, amer, Ridha Saïdi, ministre délégué chargé des questions économiques. Au moins le pays aura-t-il pu compter sur la bonne tenue de ses entreprises exportatrices (industries textiles, mécaniques et électriques) pour limiter le déficit de la balance commerciale. La tendance pourrait toutefois s’inverser si l’Europe, premier débouché des entreprises tunisiennes, entrait en récession, comme c’est prévisible.
Une année 2011 dans le rouge
Dans le même temps, l’État n’a pu empêcher une dérive des finances publiques. Fin 2011, le déficit budgétaire et la dette tunisienne atteignaient respectivement 5 % et 45 % du PIB. Pas encore inquiétant, à condition que l’économie nationale retrouve rapidement son dynamisme. Mieux vaut prévenir que guérir, juge pour sa part l’économiste Moncef Cheikhrouhou, élu du Parti démocrate progressiste (PDP) à l’Assemblée constituante. « Je suis favorable à l’inscription d’une règle d’or dans la Constitution. Si le déficit ou la dette dépassent respectivement 3 % et 60 % du PIB, le gouvernement devrait être obligé de venir se justifier devant le Parlement », plaide-t-il.
Pour Jalloul Ayed, ancien ministre des Finances, le contrat du gouvernement de transition dirigé par Béji Caïd Essebsi jusqu’à la fin de 2011 est néanmoins rempli, le plus important étant d’avoir réussi à organiser des élections démocratiques. « La situation est compliquée, mais reste gérable », estime-t-il. Plus de 3 milliards de dinars non inscrits au budget de l’État ont été dépensés en 2011, d’abord pour prendre en charge les dégâts engendrés par la révolution, ensuite pour répondre à une avalanche de demandes sociales.
800 000 chômeurs
Une situation rendue explosive par l’augmentation inédite du nombre de chômeurs. On parle désormais de 800 000 sans-emploi, soit 19 % de la population active. De quoi nourrir, surtout chez les jeunes diplômés inactifs, une solide rancoeur vis-à-vis des politiques et des institutions. Pour désamorcer cette bombe, le gouvernement devrait reconduire une version améliorée du plan Amal, prévoyant une aide financière, pour les diplômés-chômeurs, de 200 dinars par mois. Si la reconstruction de la Libye voisine a fait naître un espoir pour les candidats à l’expatriation, la majorité d’entre eux devra patienter tant que le pays ne sera pas complètement pacifié.
Vainqueur des élections constituantes du 23 octobre 2011, le parti islamiste Ennahdha avait fait du social son principal cheval de bataille. Mais ses ministres prennent peu à peu conscience qu’ils ne pourront, compte tenu des finances publiques, répondre à toutes les revendications. « Les fonctionnaires réclament la généralisation de la prime accordée par le précédent gouvernement. Si nous acceptions, cela représenterait un chèque de 700 millions de dinars pour l’État. Or l’enveloppe prévue pour les augmentations dans la fonction publique n’est que de 250 millions de dinars », rappelle Ridha Saïdi.
Pour se financer, la Tunisie envisage de vendre des bons du Trésor au Qatar pour un montant de 380 millions d’euros. L’Union européenne (UE) a par ailleurs promis un don de 400 millions d’euros et, via la « task force » UE-Tunisie (créée pour coordonner le soutien mondial à la transition tunisienne), la mobilisation de 1 milliard d’euros. Le Fonds monétaire international (FMI), dirigé par Christine Lagarde – en visite à Tunis début février -, pourrait également participer à cet effort collectif. Mustapha Kamel Nabli, gouverneur de la Banque centrale, estime les besoins en financement extérieur à 3,8 milliards d’euros cette année.
Ennahdha et ses alliés du gouvernement, Ettakatol et le Congrès pour la République (CPR), pourront-ils éviter une politique de rigueur ? Difficile à dire, tant les orientations de la troïka sont encore floues. Pour le savoir, il faudra patienter jusqu’à la présentation du projet de loi de finance complémentaire attendu pour la fin de février ou le début de mars. Voté dans l’urgence en décembre 2011, le budget de l’État est loin de répondre aux défis de la transition. Ainsi, seuls 560 millions de dinars ont été attribués au développement régional. Selon nos informations, la somme pourrait finalement être doublée.
Le laxisme du gouvernement
Cette période de flottement est, selon les observateurs, soit la conséquence de l’inexpérience du gouvernement, soit une stratégie visant à partager les choix douloureux à venir en consultant les partis d’opposition. Mais plus encore que l’attentisme du gouvernement, c’est son laxisme en matière d’ordre public et de sécurité que lui reprochent l’opposition et de nombreux économistes. En janvier, on comptait encore de nombreux sit-in paralysant ici une entreprise, là une administration. Pis, la multiplication des agressions physiques (sur des universitaires, des journalistes, les forces de l’ordre) est un très mauvais signal envoyé aux milieux d’affaires. « Des exactions que le pouvoir condamne trop mollement », déplore un économiste de la Banque africaine de développement (BAD).
Le malaise se retrouve chez les entrepreneurs. Les investissements étrangers ont chuté de 29,2 % (de 15 % pour les sociétés locales) en 2011. Dans le même temps, 170 entreprises étrangères ont fermé partiellement ou totalement leurs usines, détruisant plus de 12 300 emplois. « Quel est l’investisseur qui acceptera de mettre son argent dans un pays où la fumée s’élève de toutes parts ? » reconnaît Samir Dilou, porte-parole du gouvernement. Une ambiance délétère au moment où l’économie nationale fonde beaucoup d’espoirs sur la reprise du tourisme. « Nous sentons un frémissement de la demande ces dernières semaines, mais cela reste très fragile », indique Aziz Mebarek, actionnaire, via Tuninvest, d’un tour-opérateur français.
Des patrons très critiques
Les discours ne suffisent plus. Plus de trois mois après les élections constituantes, les patrons tapent du poing sur la table pour que le gouvernement sorte de sa léthargie et trouve une solution aux grèves sauvages qui empoisonnent la vie de certaines entreprises. L’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica) a ainsi proposé des assises réunissant syndicats, gouvernement et patronat afin de refonder les bases d’un nouveau pacte social. L’attentisme de la troïka au pouvoir en matière d’économie suscite aussi de vives réactions. Explosion du marché noir, pénurie de financements pour les PME… « La crise réclame des prises de décision rapides, mais rien ne se passe », déplore Hichem Elloumi, de l’Utica. Monia Saïdi, de la Confédération des entreprises citoyennes de Tunisie (Conect), exprime quant à elle ses doutes quant au fonctionnement des administrations : « Notre crainte est de voir apparaître des traitements de faveur ou de défaveur en fonction des orientations politiques de chaque patron. » J.C.
Un marasme que l’économiste Dhafer Saïdane attribue aussi au manque de réactivité des banques. « Il n’y a pas eu de sursaut national après la révolution. Elles continuent à préserver leurs marges et oublient de faire circuler l’argent, le sang de l’économie », peste-t-il. Partisan des produits islamiques, ce spécialiste de la finance les invite à créer des fonds d’amorçage compatibles avec la charia. « Ce serait idéal pour mobiliser l’épargne des PME. Il y a dans les régions de nombreux patrons qui ont des réserves financières mais ne savent pas comment les investir », estime-t-il.
"Une nouvelle vision du rôle de l’État"
De son côté, Jalloul Ayed met en avant le potentiel des partenariats public-privé pour impulser une nouvelle dynamique. « En créant la Caisse des dépôts et consignations sur les modèles français et marocain, nous avons initié une nouvelle vision du rôle de l’État, qui devient un catalyseur pour les investissements privés. Cela permettra de débloquer des financements pour des projets d’infrastructures sans grever le budget national », insiste l’ancien ministre des Finances. Un dispositif salué par la Banque mondiale et le FMI lors de leur mission en janvier à Tunis.
On attend aussi la confirmation de la création du Fonds générationnel, doté de 2,5 milliards de dinars et destiné à stimuler le secteur privé. Industries textiles, mécaniques et électriques… Leur potentiel est important « à condition d’augmenter la part de valeur ajoutée technologique », rappelle Jalloul Ayed. Le secteur des nouvelles technologies représente lui aussi un important réservoir de croissance et d’emploi. Selon l’organisation professionnelle Infotica, il pourrait créer 50 000 postes dans les trois ans.
Les économistes Moncef Cheikhrouhou et Dhafer Saïdane insistent enfin sur la relance du processus de décentralisation pour répartir équitablement la croissance. « Nous vivons un moment historique où tout est à inventer. Le plus frustrant, c’est qu’arithmétiquement le pays peut viser une hausse du PIB de 8 % par an », rage le premier. Pour 2012, la Banque mondiale table sur 2,5 % de croissance. Atteindre cet objectif constituerait déjà une victoire pour les initiateurs du Printemps arabe.
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