Photographie : le studio ambulant d’Oumar Ly
Le temps d’une exposition, le Sénégalais Oumar Ly a déplacé son atelier dans un quartier branché de Paris. Rencontre avec l’un des maîtres du portrait en noir et blanc.
Et soudain, pour quelques heures, le canal Saint-Martin prit les teintes du fleuve Sénégal, Paris se drapa dans les vents de Podor et l’étrange cabinet de curiosités qu’est le Comptoir général devint le studio Thioffy, à deux pas du marché, où le photographe Oumar Ly tire le portrait des uns et des autres depuis 1963, pour quelque 1 500 F CFA (2,30 euros).
Le boubou est blanc, la courte barbe aussi, mais le friselis dans l’œil trahit celui qui n’en manque pas une. Un petit coin a été aménagé pour accueillir les Toubabs qui souhaitent se faire immortaliser en famille – c’est 25 euros – par le maître. Le décor ? Deux vieux cocotiers peints sur toile, une chemise en hommage au célèbre photographe malien Malick Sidibé, une veste, une enseigne du studio Thioffy, toute une panoplie de vieux appareils que les jeunes de moins de 20 ans ne peuvent pas connaître, quelques affiches et un cliché défraîchi. Oumar Ly y pose avec son père, marabout devenu plus tard employé de la maison Guillaume Foy – du nom d’un riche Bordelais qui bâtit sa fortune dans le commerce de la gomme arabique. Ly déclare avoir 18 ans sur l’image… Ce temps lointain a pris des rides et, aujourd’hui, Oumar ressemble à Ciré Ly. À s’y méprendre.
Comme si le début pouvait être la fin, et inversement. Inutile d’ailleurs, avec lui, de chercher la chronologie exacte, la date de tel ou tel événement, le déroulé logique. Il parle de ce qu’il veut, quand il veut, en griot malicieux. Plusieurs fois grand-père, il accuse 70 ans, traîne un léger mal de gorge, et un bouton dans le cou le dérange. « Je suis vieux, je suis fatigué, je suis malade », dit-il avec l’air de ne pas y croire vraiment. La vie aujourd’hui, sa présence à Paris, la reconnaissance internationale, c’est du bonus. « Je n’avais jamais pensé à ça ! Mais ça, c’est Dieu ! Pendant quarante ans, tu n’as pas trahi, et voilà ! C’est Dieu qui est venu vers moi, il m’a amené les Toubabs. Frédérique Chapuis [journaliste à l’hebdomadaire culturel français Télérama, auteure et commissaire d’exposition] m’a dit “Tu as de l’or chez toi ! Tu ne sais pas ce que tu possèdes !” Elle s’est bagarrée avec beaucoup de Toubabs, mais moi j’aime les femmes. J’aime travailler avec elles. Elle est brave, elle a marché dans la chaleur, elle a rampé… »
Le secret de la photographie
20px;" />L’or dont il parle, ce sont les milliers de négatifs accumulés dans son studio et qui racontent la vie autour de Podor, sur la frontière entre le Sénégal et la Mauritanie, des années 1960 à nos jours. « Je suis illettré, il faut essayer de me comprendre », dit-il. Avant d’ajouter : « Je suis un farceur. Moi, ce qui m’intéresse, c’est connaître le métier. Je suis illettré, mais si on rentre dans un labo, tu vas savoir que je ne suis pas illettré. » De ses appareils photos, il parle comme s’il s’agissait de ses enfants. Tous aimés sans discernement. De l’énorme caisse en bois baptisée djoni djoni qui lui permettait de prendre l’image et de la développer en brousse à son actuel Minolta – entièrement mécanique et bien sûr argentique – en passant par le Rolleiflex et le petit Brownie Flash de Kodak acheté 1 500 F CFA dans la boutique Maurel et Prom, il n’oublie rien. Mais quand il s’agit de raconter, la sauce varie selon l’humeur.
Ce que l’on peut dire, c’est qu’un jour, alors qu’il devait avoir à peu près 14 ans, un Toubab l’a pris en photo alors qu’il livrait des légumes puis, plus tard, lui a offert le tirage. Aussitôt, l’adolescent fasciné a voulu connaître le secret du portrait. Et ce secret, c’est un voisin passionné de photo qui l’a éventé pour lui : Demba Assane Sy. « Toucher l’appareil et le déclencher, j’aimais beaucoup. Il m’a tout montré. Il m’a expliqué, expliqué, expliqué. Avec ma première pellicule, j’ai égorgé pas mal de personnes. Elles ont râlé. » Et depuis ? « J’ai beaucoup bossé, papa. »
En 1963, il a ouvert son studio et bénéficié de la campagne de recensement lancée par le gouvernement. Parfois accompagné du sous-préfet, il a sillonné la brousse alentour pour réaliser les clichés nécessaires à l’état civil. Avec une méthode bien à lui pour économiser de la pellicule : « J’entasse cinq personnes sur un banc et je tire. » C’est comme ça qu’il dit, pas « je shoote » ou « je déclenche », mais « je tire ». Après, il suffit de découper le tirage pour obtenir des photos d’identité de chacun. « Je suis allé un peu partout dans les régions. Il y avait beaucoup de vent et de poussière. L’appareil était souvent coincé et je devais le nettoyer tous les jours. Dans un village, le chef m’a dit qu’il ne voulait pas être photographié. Il était musulman. Il fallait faire le travail et je lui ai répondu : si tu n’as pas de photos d’identité, tu ne vas pas à La Mecque. La carte d’identité, c’est pour tout le monde. Il a fini par tomber d’accord. » Souvent, il développait les photos sur place, avec les moyens du bord. Quant aux décors, ils étaient improvisés avec un boubou, une natte, un bout de mur. Au studio, c’était plus travaillé, avec en toile de fond une vue de La Mecque ou un Boeing peint au mur par un détenu…
Ce travail d’artisan a souffert successivement de la généralisation de la couleur, puis de l’arrivée du numérique. Oumar Ly n’en a cure. « Maintenant, les gens se bousculent avec leurs portables pour faire les photos. Moi, j’attends qu’ils tirent et je reviens un peu plus tard. Je donne mes photos sur place. Eux, il faut encore qu’ils se déplacent pour les faire développer. » Il n’est pas pressé. Enfin, ce n’est pas sûr : « Si je vois quelque chose que je veux prendre, je me mets à trembler. » Quoi qu’il en soit, il dit n’oublier aucune photographie et pouvoir la situer sans erreur, même cinquante ans plus tard. Une mémoire sans doute utile pour classer les précieux négatifs, longtemps conservés sans précaution particulière et désormais à l’abri dans des classeurs, à l’intérieur d’une armoire.
D’artisan à artiste
En l’espace de quelques années, Oumar Ly est passé du statut d’artisan à celui d’artiste. Un miracle, si l’on peut dire, qui s’explique par l’incroyable somme documentaire que représente son travail. Au fond, il est l’archiviste d’une époque révolue non seulement dans la ville où il officiait, mais aussi dans toute la région où il rayonnait. Ses clichés ne montrent pas seulement des hommes, des femmes, des familles posant dans leurs plus beaux habits, mais aussi toute la vie autour dans des détails d’apparence anodine comme le mobilier, la décoration, les ustensiles de cuisine… Dans l’album Oumar Ly, portraits de brousse, Frédérique Chapuis écrit ainsi : « De ces négatifs enfin révélés après avoir été enfouis au fond des boîtes durant des décennies, il se dégage quelque chose d’éminemment émouvant qui tient aussi au dévoilement du hors-champ qui devait, dans les limites du format carré, ne pas figurer, in fine, sur le tirage. […] La nature entrevue sur les bords de l’image à la manière de la veduta – ces fenêtres ouvertes sur le paysage, dans les tableaux religieux de la Renaissance, qui liaient en un seul regard le monde sacré et le monde profane – atteste de l’enracinement de ces hommes dans le pays. »
Oumar Ly a participé aux rencontres de la photographie de Bamako, rencontré Malick Sidibé, qui « posait beaucoup de questions », et s’expose ces jours-ci en grands tirages sur les murs du Comptoir général, à Paris. Mais dans le petit studio recréé pour lui loin de Podor, ses gestes sont les mêmes qu’au Sénégal. Réorienter un regard, déplacer un enfant, redresser le boubou tombant d’une épaule blanche, arranger le décor, choisir le cadre, déclencher. Et saluer ceux qui l’ont accueilli comme une star, ou comme un voisin. « Je les ai rencontrés hier, dit-il, c’est comme si on s’était connus pendant cent ans. Je suis un musulman, je suis âgé, je dois respecter tout le monde sur un pied d’égalité. »
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