Le Sahel face au salafisme conquérant
Dans toute la sous-région sahélienne, de la Mauritanie au Niger et au Nigeria en passant par le Sénégal et le Tchad, les sunnites réformés s’installent et tentent de convertir les populations. Avec plus ou moins de succès.
Publié le 24 décembre 2013 Lecture : 6 minutes.
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Mauritanie
La violence ne passe pas
L’islam radical reste très minoritaire à Nouakchott. Totalement étranger à la tradition religieuse du pays, sunnite de rite malékite, il est rejeté par une grande partie de la population, qui a toujours dénoncé les actes de violence perpétrés dans son sillage. "L’islam radical ne s’est pas ancré chez nous, car depuis la nuit des temps nous pratiquons l’islam du Coran et de la Sunna [tradition du Prophète], explique Mohamed Ould Khattat, rédacteur en chef à l’Agence Nouakchott d’information (ANI). La Mauritanie a été frappée par le terrorisme islamiste [assassinat de quatre touristes français et de trois soldats mauritaniens en 2007, attaque de l’ambassade d’Israël en 2008], mais ce phénomène est resté très passager. Il s’est inscrit dans un contexte particulier, celui de l’après-11 septembre 2001 et de l’émergence d’Al-Qaïda."
Un seul parti islamiste a intégré le jeu politique : Tawassoul. La formation de Jemil Ould Mansour, reconnue en 2007 – l’ex-président Maaouiya Ould Taya avait interdit en 1991 la constitution de partis à caractère religieux -, se revendique comme "modérée" et tient à se dissocier des salafistes. Officiellement financé par les contributions de ses militants, le parti serait en réalité alimenté par les pays du Golfe, via la solidarité des associations d’obédience islamiste de la zone.
Depuis le 23 novembre, date du premier tour des législatives et des municipales, Tawassoul est devenu la première force d’opposition du pays. "Certes, ils ont su surfer sur le succès du Printemps arabe, poursuit Ould Khattat. Mais avec le boycott d’une large partie de l’opposition, leur succès était assuré." De là à y voir le signe d’une radicalisation de l’opinion, il y a tout de même un pas.
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Sénégal
Protégé, jusqu’à quand ?
Terre de prédilection des confréries, le Sénégal est moins exposé que la plupart des autres pays de la sous-région à la pénétration des courants sunnites réformés – qui ne cachent pas leur anticonfrérisme -, mais n’en est pas pour autant épargné. Certes, comme le fait remarquer le grand spécialiste de la question Bakary Sambe, enseignant-chercheur au Centre d’étude des religions de Saint-Louis, "les confréries sont encore largement perçues comme des remparts contre les influences étrangères". Mais il ne faudrait pas se limiter à "une lecture binaire" opposant l’islam confrérique à un mouvement plus rigoriste. Des passerelles existent. "La plupart des fondateurs de ces courants réformés sont issus de grandes familles maraboutiques", note le chercheur.
Dès les années 1970, avec l’émergence d’une élite arabophone issue des universités arabes, s’est développé le mythe de la "conscience islamique", visant à revivifier le sentiment d’appartenance à l’Islam en tant que communauté transnationale. Depuis, la collaboration de plus en plus palpable des confréries (notamment la Mouridiya et la Tidjaniya) avec le pouvoir politique les a en partie discréditées. "Les déçus se sont tournés vers les mouvements réformistes", remarque Sambe. Aujourd’hui, dans de nombreuses mosquées, certaines pratiques soufies sont proscrites. Des membres sont excommuniés au motif qu’ils ne sont pas "de vrais musulmans". La mosquée de l’université de Dakar est dominée par des salafistes, et celle de Saint-Louis a été fermée, en 2012, après des violences entre soufis et sunnites réformés.
Niger
De l’aide sociale au rigorisme
L’alliance d’intérêts a fini par mal tourner. En 1990, l’État nigérien, affaibli par les politiques d’ajustement structurel (PAS), facilite la création d’ONG. Il compte sur elles pour combler les carences créées par les coupes budgétaires dans les secteurs sociaux. Arrivent ainsi Qatar Charity, l’Agence des musulmans d’Afrique, Islamic Relief, Muslim Hands… Avec l’aide d’organisations locales, elles s’engagent dans la distribution de vivres et de vêtements, dans l’aide à l’achat d’animaux et la création de banques céréalières au lendemain des sécheresses (1993, 2004 et 2005). Elles élargissent ensuite leurs activités en soutenant les Nigériennes qui montent des affaires génératrices de revenus.
Entrées par la porte du social, les ONG musulmanes diffusent un nouveau modèle d’islam.
Entrées par la porte du social, ces ONG diffusent ensuite un nouveau modèle d’islam. Au tout début des années 2000, le courant "izaliste" arrive, qui prône une application stricte du Coran. Plusieurs jeunes filles sont prises à partie à Zinder, dans le centre du pays, et à Niamey, pour avoir porté des tenues jugées indécentes ; des bars sont attaqués et des prostituées agressées. Le pouvoir tergiverse : comment réprimer des manifestations au nom de l’islam sans paraître s’opposer à une religion adoptée par plus de 95 % de Nigériens ? Lesquels sont autant d’électeurs…
De cette confrontation naît un rapport de forces qui se manifestera au milieu des années 2000 dans l’élaboration du code de la famille. Malgré le soutien du Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP), aucun pouvoir nigérien n’a pu doter le pays d’un texte garantissant les droits des femmes. Même les régimes militaires de 1996, 1999 et 2010 n’ont pas tenté de passer en force le barrage dressé par les associations islamiques.
Nigeria
Et le Nord adopta la charia…
C’était un prêcheur hors pair, au sens stratégique servi par un entregent politico-économique. Dans le nord-est du Nigeria, le leader spirituel de Boko Haram, Mohamed Yusuf, a posé, au début des années 2000, les soubassements doctrinaires de cette secte islamiste, puisant dans les enseignements de son maître Cheikh Jafar Adam avant de se radicaliser, de se retourner contre lui et de sombrer dans la violence.
Formé à Médine, en Arabie saoudite, influencé par certains courants chiites et par des imams radicaux égyptiens, Yusuf a propagé un islam salafiste et populiste dans ce Nord-Est nigérian délaissé par le gouvernement central. C’est depuis la mosquée Izala de Maiduguri, financée par Mohamed Indimi, un homme d’affaires enrichi dans les hydrocarbures, que ce clerc sans diplôme va endoctriner et former ses troupes, ralliées derrière un islam rigoriste, intolérant, y compris à l’égard des autres musulmans.
Après 1999, année de la fin de la dictature militaire et de la domination politique de l’élite du Nord, la charia est étendue au domaine pénal dans une douzaine d’États du Nord. Le président chrétien Obasanjo ne réagit pas. Yusuf milite pour une application plus stricte de la loi islamique et négocie son soutien politique au gouverneur de Borno (État du Nord), en échange de la nomination d’un membre de la secte au poste de ministre des Affaires religieuses. Une alliance éphémère : le recours à la violence se systématise, avec des attentats et des attaques de grande ampleur.
>> Lire Boko Haram : la sale guerre du Nigeria
Après la mort de Yusuf, exécuté par l’armée en juillet 2009, Abubakar Shekau se revendique chef de Boko Haram. Mais s’il apparaît encore sur des vidéos, certains le disent mort. Alors que la pression de l’armée s’accentue, "Boko Haram renforce son identité militaire plutôt que le raffinement théologique", constate le chercheur Yvan Guichaoua, de l’université anglaise East Anglia. Début 2012, Ansaru, une branche dissidente de Boko Haram encore plus radicale et plus proche d’Al-Qaïda, condamne les actions contre des musulmans. Ces deux organisations jusqu’au-boutistes pourraient bien se retrouver au coeur du débat politique national à l’aube de la présidentielle de 2015.
Tchad
Obédience sous surveillance
En 1969, à Abéché, près de la frontière avec le Soudan, les premiers prêcheurs wahhabites apparaissent. Mais très vite, le mouvement, qui n’a pas été accepté par le clergé religieux, est décapité. Dans les années 1970, des talibés maltissina venus du Nigeria apparaissent (mouvement qui serait l’un des ancêtres de Boko Haram, selon le Conseil supérieur des affaires islamiques du Tchad, CSAIT). Mais eux aussi sont stoppés… Avec le retour en masse, dans les années 1990, des étudiants et émigrés partis en Arabie saoudite, le nombre de mosquées d’obédience wahhabite s’accroît. Par son prosélytisme agressif (prêches ambulants, actions humanitaires…), cet islam rigoriste bouscule les habitudes dans un pays où la majorité des musulmans est soufie. Très vite, tidjanes et wahhabites s’affrontent, obligeant le ministère de l’Intérieur à suspendre leurs associations. "Le ministère surveille de très près les mouvements islamistes. Au moindre écart, il intervient soit directement, soit par notre biais. C’est ce qui freine beaucoup de wahhabites. Ils sont obligés d’êtres modérés", explique le cheikh Abdadayim Abdoulaye Ouman, secrétaire général du CSAIT. Mi-2013 encore, deux ONG suspectes ont été fermées par les autorités. Selon le cheikh, on compte une trentaine de mosquées wahhabites à N’Djamena, ce qui montre qu’ils sont le troisième groupe religieux du pays après les tidjanes, majoritaires, et les tablighs.
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