Libye : un leurre nommé Abou Sahmein

Chef de l’État de facto, le président du Parlement, Nouri Abou Sahmein, semble n’être qu’un pion avancé par les islamistes dans leur stratégie de conquête du pouvoir. Portrait d’un Berbère renié par les siens.

Le président du Parlement, Nouri Abou Sahmein. © DR

Le président du Parlement, Nouri Abou Sahmein. © DR

Publié le 1 avril 2014 Lecture : 6 minutes.

Du haut du djebel Nefoussa, dans l’ouest du pays, les notables de la ville berbère de Yefren scrutent avec inquiétude les soubresauts politico-militaires qui agitent Tripoli. Inflexibles sur la reconnaissance de leur langue et de leurs droits, les Amazighs refusent pour le moment de participer au processus constitutionnel amorcé par l’élection de la Constituante le 20 février. C’est pourtant l’un des leurs, Nouri Abou Sahmein, qui occupe la plus haute fonction de l’État en tant que président du Congrès général national (CGN, Parlement). Mais à peine son nom est-il évoqué que les critiques fusent à l’égard de celui qu’on qualifie ici de "traître" pour avoir tourné le dos à la "cause" et pactisé avec les islamistes.

Originaire de la cité côtière berbère de Zouara, non loin de la frontière tunisienne, Abou Sahmein, 57 ans, a fait son entrée en politique lors des premières élections libres de juillet 2012. Il est alors élu député indépendant de Zouara avec plus de 58 % des voix sur une profession de foi volontariste, valorisant le travail et une économie diversifiée, qui cite en exemple la Suisse, laquelle, bien qu’elle "ne cultive pas le cacao, produit le meilleur chocolat du monde". Diplômé en droit de l’université de Benghazi, il avait rejoint en 1978 la Compagnie générale pour les industries chimiques (GCCI) à Abou Kammash, près de sa ville natale, en tant que conseiller juridique, avant d’en gravir les échelons jusqu’à en intégrer le conseil d’administration en 1990. En 1996, ce musulman de rite ibadite est condamné à un an de prison pour avoir autorisé le financement d’une mosquée adossée à l’usine. Son codétenu est un certain Husni Bey, aujourd’hui l’un des hommes les plus riches du pays, avec lequel il noue une solide amitié et qui le recrutera en 2000 comme conseiller juridique personnel avant d’en faire un associé. "Je ne partage pas ses opinions politiques et ses prises de position au CGN, nous a confié Bey, mais il est très intelligent, honnête et courageux. Qu’importe ses convictions, je crois qu’il essaie d’agir dans l’intérêt de la Libye."

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"Abou Sahmein a choisi le camp islamiste par intérêt"

Affilié à aucun parti, comme 120 des 200 députés du CGN, Abou Sahmein rejoint rapidement le "Bloc de fidélité aux martyrs", dominé par les salafistes de l’ex-Groupe islamique combattant en Libye (GICL). Mais il récuse toute appartenance à quelque mouvement islamiste que ce soit et réaffirme son indépendance politique. "Abou Sahmein est un opportuniste qui roule pour lui-même et qui a choisi le camp islamiste par intérêt", accuse un responsable "libéral".

Le vote controversé de la loi d’isolation politique, qui exclut de la vie publique toute personnalité ayant exercé des fonctions sous l’ancien régime, pousse le président du CGN, Mohamed el-Megaryef, à la démission le 28 mai 2013. Les islamistes, soucieux de ne pas apparaître en première ligne, placent leur "pion", Abou Sahmein, à la tête du CGN. Une victoire qui marque un tournant – jusque-là, les postes à responsabilité nationale étaient essentiellement occupés par des personnalités originaires de l’Est, berceau de la révolution – et qui augure une conquête politique et militaire du pouvoir. Les puissantes milices de Misrata (Tripolitaine), soutien des Frères, et de Zintan (seule ville arabe du djebel Nefoussa), derrière Ali Zeidan, Premier ministre depuis novembre 2012, vont peser de tout leur poids dans la lutte pour le pouvoir. De son côté, Abou Sahmein crée par décret, le 7 juillet 2013, sa propre milice, la Chambre d’opérations des révolutionnaires de Libye (CORL), qui échappe rapidement à son contrôle. Chargée par le CGN d’assurer la sécurité de Tripoli, la CORL va s’illustrer en kidnappant brièvement Ali Zeidan, le 10 octobre 2013. L’arrestation de son nouveau chef, Chaabane Hadiya el-Zway, le 24 janvier, à Alexandrie, provoque une vague de représailles contre les Égyptiens installés en Libye et la fermeture de l’ambassade à Tripoli. Il sera libéré trois jours plus tard à la suite de négociations.

"Des millions de dinars pour les salaires des soldats"

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Un temps chef des armées, Abou Sahmein est sur la sellette, d’autant qu’il n’a cessé de réclamer des centaines de millions de dinars à Zeidan pour régler les salaires de ses soldats. "Abou Sahmein est faible et totalement dominé par sa milice et celle de Misrata, ainsi que par les islamistes. Il a été dépossédé de ses prérogatives", analyse une source sécuritaire.

Le "libéral" Ali Zeidan, voilà la prochaine cible des islamistes, qui, au CGN, multiplient les votes de défiance tout en décidant l’extension de leur mandat jusqu’en décembre 2014, au grand dam d’une population exaspérée, qui en arrive à saccager l’Assemblée, le 2 mars. Pour court-circuiter un peu plus Zeidan, le CGN décide d’envoyer Abou Sahmein à la conférence des Amis de la Libye, qui se tient le 6 mars à Rome. Mais le Premier ministre fera tout de même le déplacement. De quoi dérouter les Occidentaux, lesquels hésitent à considérer Abou Sahmein comme un interlocuteur crédible. Avec son sourire à la fois charmeur et carnassier, le patron du CGN n’inspire pas confiance aux Amis de la Libye.

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Dans l’Est, le chef de milice fédéraliste Ibrahim el-Jadhran, qui contrôle les terminaux pétroliers depuis août 2013, voue une haine féroce aux islamistes et méprise ouvertement Zeidan. Le 11 mars, il tente pour la première fois d’exporter du pétrole à bord d’un tanker battant pavillon nord-coréen – mais propriété d’une société de Dubaï. Cet épisode scelle le sort du Premier ministre, aussitôt destitué par le CGN et qui s’envole le jour même pour Düsseldorf, en Allemagne. À l’antenne de Libya Al-Ahrar TV, Zeidan n’aura pas de mots assez durs pour fustiger Abou Sahmein. De leur côté, les milices pro-islamistes de Misrata veulent en découdre avec Jadhran, à qui Abou Sahmein a donné jusqu’au 27 mars pour lever le blocage des trois terminaux pétroliers de Cyrénaïque.

Désormais, les Frères, avec l’appui du Qatar et de la Turquie, où les responsables libyens aiment à se retrouver, sont aux manettes d’un pays qui s’enfonce dans le chaos. Face à eux, le camp libéral, emmené par Mahmoud Jibril, est aux abonnés absents, tandis que des anciens du Conseil national de transition (CNT) tentent de créer une troisième force politique. Dans un tel contexte, la feuille de route de la transition et de la réconciliation semble avoir fait long feu. Du haut de leur montagne, les notables berbères observent, consternés, celui qu’on a présenté comme le nouvel homme fort de Tripoli et qui s’est révélé aussi faible que l’État qu’il est censé ­diriger.

Zeidan se lâche

Exilé involontaire en Europe, l’ex-Premier ministre a réservé sa première interview depuis sa destitution à la chaîne privée Libya Al-Ahrar TV, qui émet depuis Benghazi, le 15 mars. "Quand j’ai été nommé, ce fut la pire soirée de ma vie. Devant l’ampleur de la tâche, j’ai été extrêmement tendu tout au long de ces quinze mois. Le gouvernement a fait de son mieux, même si les conditions de travail n’étaient même pas réunies à 10 %." Zeidan nomme ses adversaires : "Les deux forces les plus puissantes du Congrès général national [CGN], le Bloc de fidélité aux martyrs et le Parti de la justice et de la construction [PJC, Frères musulmans], ont constamment cherché à me démettre." Il nie d’ailleurs la légalité du vote de défiance "qui n’a réuni que 113 voix" sur les 120 nécessaires. Abou Sahmein est, selon lui, un personnage "faible et docile, totalement sous la coupe des [islamistes]". Il en veut pour preuve l’attitude "trouble" du président du Parlement lorsque des miliciens l’ont enlevé en octobre dernier. "Je suis inquiet pour mon pays, car le courant intégriste n’est pas patriote, martèle-t-il. Il obéit à une idéologie obscurantiste." Quant à l’armée nationale, "ses 200 000 soldats n’apparaissent que sur les fiches de paie". Youssef Aït Akdim

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