Sénégal : le dernier voyage de Moustapha Dimé
En 1992, le sculpteur sénégalais recevait le grand prix de la biennale de Dakar. Vingt-deux ans plus tard, à l’occasion du retour de ses oeuvres sur le rivage sénégalais, le Dak’Art lui rend un hommage mérité.
Comme le soleil, le sel et les embruns transfigurent le moindre bout de bois abandonné à la mer, le temps et l’exil ont poli jusqu’à l’essentiel l’oeuvre fondamentale du sculpteur sénégalais Moustapha Dimé. Il avait 40 ans, en 1992, quand la Biennale d’art africain contemporain de Dakar lui avait accordé son premier prix. Il aurait eu 62 ans aujourd’hui si un cancer de l’estomac ne l’avait précocement emporté le 30 juin 1998. Que le Dak’Art 2014 lui consacre une magnifique exposition-hommage ne devrait pas surprendre. Et pourtant, c’est un vrai miracle.
L’histoire commence à la fin des années 1990. Moustapha Dimé venait de mourir, laissant la communauté artistique orpheline, alors qu’une partie de son travail entreprenait un voyage vers la France, où il serait présenté, d’abord à l’Hôtel de Ville de Paris, puis à Lille. Nul ne se doutait à ce moment que l’exil, loin des côtes de Gorée, où le sculpteur cherchait l’épure, durerait plus de quinze ans.
Que faire en effet de ses oeuvres si délicates après la fin des expositions, puisqu’il n’est plus là pour s’en charger ? Comment payer les coûts de transport et de douane vers le Sénégal ? À qui confier des pièces exigeant une vigilante attention ? Personne n’a de réponse et, dans l’expectative, les quelque trente sculptures sont stockées à la Villette, en attendant mieux. Las ! En 2008, le nouveau directeur de la Villette considère que c’est fini. Quelques personnes se mobilisent, notamment le grand frère sénégalais de Moustapha Dimé, Ousmane Sow, et le critique d’art belge Roger-Pierre Turine. Ne sachant trop où s’adresser, ils pensent à Jean-Paul Blachère, qui possède une florissante entreprise spécialisée dans l’architecture lumineuse mais qui, surtout, est tombé amoureux de la création contemporaine africaine grâce à une oeuvre de Moustapha Dimé intitulée La Danse. Sidéré par "l’équilibre mystérieux et mystique" du travail du Sénégalais, raconte Claude Agnel, l’actuel administrateur de la Fondation Blachère, l’entrepreneur cesse de collectionner les artistes provençaux et lance une fondation appelée à promouvoir l’art contemporain africain.
En jeu, la préservation d’une oeuvre patrimoniale majeure
Quand Ousmane Sow s’adresse à lui pour venir au secours des sculptures de Dimé, Blachère accepte de les stocker à ses frais dans ses entrepôts d’Apt, à la condition de pouvoir aussi les exposer. Ce qui sera fait en 2008. Mais comme le précise Claude Agnel, la législation française sur les fondations d’entreprise – qui offrent des avantages fiscaux non négligeables – impose une limitation de durée. L’idée est de restituer l’oeuvre au plus tard en 2013. Mais à qui ? Comment ? À la fille de Moustapha Dimé, qui est l’héritière selon la loi sénégalaise, ou bien à ceux qui peuvent se prévaloir du droit coutumier ? En jeu, la préservation d’une oeuvre patrimoniale majeure. "Dès qu’on a su que les oeuvres de Dimé ne seraient pas spoliées, nous avons pu commencer à envisager leur retour, poursuit Agnel. Il était absolument fondamental pour nous que la famille, l’État et la communauté artistique soient d’accord."
Ayant obtenu des engagements de la part du ministère de la Culture et de l’administration de la Biennale de Dakar, la Fondation Blachère prend à sa charge les frais de transport et une partie de ceux de l’exposition-hommage, en partenariat avec Eiffage Sénégal. "Pour nous, c’est une opération qui coûte entre 30 000 et 40 000 euros, explique Agnel. Elle a été décidée au cours de l’été, mise en oeuvre en novembre. Mais les caisses ne sont arrivées que le 3 mai. Nous avions préparé un conteneur de 40 pieds qui est longtemps resté bloqué dans le port de Marseille, le ministère de la Culture sénégalais attendant un papier du ministère des Finances… Le problème, c’est que ce dernier retarde souvent le plus possible le moment de débloquer l’argent, et quand il faut le faire au dernier moment, c’est plus cher. Bien sûr, on paie aussi les conséquences du Fesman…"
Les sculptures de Dimé conservent leur force de bouleversement, portant en elles des pistes de questionnement artistique très contemporaines.
Heureusement, une certaine magie sénégalaise a permis in extremis que l’exposition soit prête pour le vernissage, le 11 mai. Jean-Paul Blachère ne cachait pas sa joie face aux sculptures présentées sur des socles blancs, entourées de sable clair : "Vous savez, il y a une telle fluidité, une telle poésie, une telle spiritualité dans le travail de Moustapha Dimé que c’est comme un acte de résilience. Je suis ravi de le voir ici à Dakar, et ce d’autant plus que je n’étais pas certain que ce soit possible. Je suis fréquemment surpris par le manque de volonté des gouvernements, mais cette fois-ci ils ont joué le jeu." Il n’était pas le seul à se réjouir. Lui-même artiste, scénographe de l’exposition et longtemps assistant de Dimé, dont il occupe le fortin en équilibre au-dessus des lumières de l’Atlantique, Gabriel Kemzo Malou cachait difficilement son émotion : "C’est ici même, à la Galerie nationale, que je l’ai connu, en 1992, c’est ici que je l’accueille vingt-deux ans plus tard et que je présente son exposition. Je suis heureux."
Il y a de quoi l’être tant les sculptures de Dimé conservent leur force de bouleversement, portant en elles des pistes de questionnement artistique très contemporaines. "Pour moi, Dimé est quelqu’un qui met l’arbre à l’envers et en redéploie les branches, je ne sais pas trop comment le dire autrement, confie le critique et commissaire de l’exposition Yacouba Konaté. Quand je l’ai rencontré, en 1996, c’était la première fois que je voyais une telle radicalité. Il est dans une forme de réinvention de la sculpture africaine, dans une contrée où cette forme de création a donné beaucoup au reste du monde. Il ne faut pas oublier que les arts africains sont entrés dans l’histoire de l’art et l’ont considérablement influencée par ce médium-là."
De jeunes années festives durant lesquelles il voyage beaucoup
Au départ, Dimé n’aurait pas dû être sculpteur : ses ascendances lui interdisaient le travail des forgerons, "caste impure mais puissante". Il le fit contre son père et croisa très vite le succès, renonçant à la pratique académique de la taille. "Il abandonne notamment l’utilisation de l’herminette pour chercher des outils et des pratiques qui soient plus traditionnelles", poursuit Konaté. Gabriel Kemzo Malou abonde dans ce sens : "Il préférait attacher, coudre, suturer, bref utiliser des techniques d’assemblage locales." Après de jeunes années festives, turbulentes et alcooliques, au cours desquelles il voyage beaucoup, notamment en pays dogon, l’artiste s’est retranché du brouhaha de la ville à Gorée, dans un fortin appartenant à l’État – obtenu pour y créer un lieu de formation et moyennant restauration.
"Pour vivre où il vivait, il fallait une bonne dose de sérénité… Mais c’était une forme d’isolement recherché, correspondant à l’exigence qu’il avait de faire avec l’esprit du lieu", précise Konaté. "Je ne cherche pas à être africain, car je suis africain, disait Dimé. Je n’ai pas besoin de le montrer. L’Afrique coule en moi." Installé à Gorée dans ce lieu-symbole qu’il connaît depuis l’enfance, Dimé cesse de creuser le bois, utilise des objets déjà ennoblis par l’inlassable travail de la mer, qui est aussi ce "passage du milieu" de triste mémoire, des objets qui ont des formes et des valeurs qui lui parlent, des objets non pas "trouvés", mais "retrouvés", pour reprendre une fois de plus les mots de Yacouba Konaté.
Aujourd’hui, c’est la chair de sa chair que le Sénégal retrouve. Une oeuvre qui aiguise les appétits de nombreux collectionneurs en Afrique comme en Occident, une oeuvre qui attend un lieu ou une institution pour exister. "J’ai toujours su que ces sculptures reviendraient, confie Kemzo Malou. La question c’est : maintenant, comment prendre la suite ?" Un musée à Dakar ? Un lieu à Saint-Louis ? Yacouba Konaté a son idée : "Moi, je recommanderais de dédommager la famille, de classer l’oeuvre de Dimé au patrimoine national et de trouver un local. Ce n’est pas très difficile, le ministère peut bien nommer deux conservateurs de musée, former un conseil d’administration et faire appel à des initiatives privées pour des partenariats. Cela demande un peu d’énergie, un peu d’argent, mais surtout une vraie volonté politique. L’administration actuelle du Sénégal me semble en mesure d’agir." Quant aux oeuvres, elles se sentiront chez elles partout au Sénégal, pour peu qu’elles reçoivent les embruns de l’Atlantique.
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