Sénégal : Rama Thiaw, réalisatrice et lutteuse

Réalisatrice au caractère bien trempé, la jeune Sénégalaise Rama Thiaw achève un documentaire sur le groupe de hip-hop Keur Gui, membre fondateur du collectif Y’en a marre lors de la dernière présidentielle.

Rama Thiaw à Paris, le 31 mars. © Camille Millerand pour J.A.

Rama Thiaw à Paris, le 31 mars. © Camille Millerand pour J.A.

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 9 juillet 2014 Lecture : 4 minutes.

Elle dit qu’elle sait attraper les poissons à mains nues. Elle a lu Le Capital de Karl Marx, tout James Ellroy et Spinoza encule Hegel de Jean-Bernard Pouy. Elle mange comme quatre, adore faire la cuisine, s’habille de tissus bariolés version mode urbaine, porte de grosses lunettes qui lui dévorent le visage et fume clope sur clope. Rama Thiaw a 36 ans et malgré le succès critique de son documentaire sur la lutte au Sénégal, Boul Fallé, elle n’ose pas encore tout à fait se dire cinéaste. "Je me considérerai comme une réalisatrice le jour où j’aurai mené à bien mon premier long-métrage de fiction", dit-elle.

De passage à Rabat à l’occasion du festival Étonnants Voyageurs, elle confie chercher les financements nécessaires pour terminer et diffuser son second documentaire, The Revolution Won’t Be Televised, sur le groupe de hip-hop Keur Gui, membre fondateur du collectif Y’en a marre au Sénégal, lors de la dernière élection présidentielle. Sans cacher son caractère bien trempé, elle avoue ne plus guère placer d’espoir dans le système hexagonal de financement des films.

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"Le cinéma français n’investit pas dans les jeunes auteurs et je suis très en colère contre ce système, affirme-t-elle. Je me tourne de plus en plus vers le monde anglophone, qui me semble plus ouvert et plus à même de prendre quelques risques."

Une inébranlable force de conviction héritée de sa mère

Née à Nouakchott en 1978 d’une mère sénégalaise et d’un père sénégalais d’origine mauritanienne, Rama Thiaw y a vécu jusqu’à ses 5 ans, dans le quartier 5. Une période de stabilité, sans doute, au regard de ce qui suit : divorce de ses parents, arrivée au Sénégal, allers-retours en France.

Sa mère, soutien d’Abdoulaye Wade au début des années 1980, est une militante politique féroce : elle n’hésite pas "à aller braquer le secrétaire du ministre de l’Intérieur et responsable du Parti socialiste Jean Collin ["numéro deux" du régime d’Abdou Diouf]" après avoir découvert des détournements de fonds et connaît un temps la prison. Rama Thiaw a sans doute hérité d’elle une inébranlable force de conviction.

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De toutes ses tribulations entre deux continents, la jeune femme retient une chose : "J’étais toujours étrangère, jamais chez moi. Ce qui m’a le plus marquée, c’est de me faire traiter de "sale Arabe" au Sénégal et de "Noire" en France. À force, tu apprends à t’adapter." Fille de Pikine, adolescente de Montigny-le-Bretonneux, passée par la Bourgogne, l’Eure-et-Loir, la Corrèze, elle "traverse les couches sociales".

Elle "parle un wolof dégueulasse", s’enthousiasme pour les histoires de gangsters et pour la lumière dans les films du Japonais Kenji Mizoguchi.

Au Sénégal, sa mère refuse de vivre dans les quartiers riches, en France, son beau-père appartient à la grande aristocratie… Aujourd’hui, elle "parle un wolof dégueulasse", s’enthousiasme pour les histoires de gangsters et pour la lumière dans les films du Japonais Kenji Mizoguchi.

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Le cinéma, elle y est accro depuis qu’elle a vu Apocalypse Now, à 8 ans. Dessinatrice, lectrice compulsive, elle a pourtant mis du temps à se décider pour une carrière artistique. "J’ai constaté les effets de la dévaluation du franc CFA et comme je voulais comprendre et agir concrètement, je me suis tournée vers l’économie. Puis j’ai gardé l’idée qu’il faut beaucoup d’argent pour réaliser un film."

Finançant elle-même ses études, elle passe deux années "pas très assidues" à Londres, rencontre "un Franco-Polonais" dont elle a un petit garçon. Et se rend compte que "ce n’est pas par le biais de l’économie du développement" qu’elle va s’épanouir. Avec une vieille caméra H8, elle tourne son premier court-métrage avec des amis, puis se réoriente vers des études de cinéma à Saint-Denis et multiplie les stages – notamment avec Pierre Carles et Mohamed Bouamari au sein de Zalea TV. "Tu ne peux pas te permettre de faire quelque chose qui soit seulement bon, il faut faire trois fois plus que bon", lui déclare Bouamari.

Elle rêve d’adapter un roman policier

Après avoir été assistante de communication et de diffusion sur Sauf le respect que je vous dois, de Fabienne Godet, elle abandonne la carrière de chargée de production vers laquelle on la pousse : "J’ai décidé de faire mon film et de ne pas me laisser humilier." Une décision qui marque le début de la précarité. "Cela a été très difficile. Mon fils est allé vivre avec son père. Le tournage de Boul Fallé a pris trois ans, financé en partie avec mes économies et avec des financements obtenus via Africadoc…" Élégant, subtil, superbe dans ses images nocturnes, Boul Fallé n’a pas bénéficié d’une importante diffusion lors de sa sortie en 2009.

"Aujourd’hui, j’ai fait le choix de retourner définitivement au Sénégal. J’ai monté ma société là-bas et j’ai dû tout reprendre de zéro. Pendant trois ans, mes amis m’ont aidée. Depuis huit mois à peine, j’arrive à vivre des financements extérieurs." Fan du réalisateur américain Scorsese, boulimique de polars, elle rêve aujourd’hui d’adapter le roman policier d’un auteur sénégalais dont elle ne tient pas à révéler le nom, même s’ils ne sont pas si nombreux à oeuvrer dans ce "mauvais" genre.

Elle espère le transposer dans les années 1970, "période d’espoir et de liberté pour les femmes, parenthèse enchantée pour le Sénégal". Mais pour l’heure, elle porte la dernière main à The Revolution Won’t Be Televised, qu’elle espère achever en juillet. Il faut l’attendre, car elle arrive.

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Nicolas Michel, envoyé spécial à Rabat

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