José Manuel Barroso : « L’Europe est plus généreuse que la Chine »

À l’issue du sommet, le président de la Commission européenne donne sa vision des relations entre l’UE et l’Afrique, tout en souhaitant que chacun assume ses responsabilités…

Publié le 17 décembre 2007 Lecture : 7 minutes.

Député à 29 ans, président de la commission des affaires étrangères du Parlement de son pays à 39 ans, puis secrétaire d’État à la coopération et ministre des Affaires étrangères de 1987 à 1995, avant de prendre la tête du gouvernement portugais en 2002 : l’actuel président de la Commission européenne, 52 ans, a eu maintes fois l’occasion de se rendre sur le continent. Fin connaisseur des pays africains lusophones, il a conscience que l’Europe doit faire évoluer ses relations avec l’Afrique. À Lisbonne, sa ville natale, qui accueillait le sommet UE-Afrique les 8 et 9 décembre, il nous a parlé de ce continent, qui, dit-il, lui est cher.

Jeune Afrique : Fallait-il inviter le président zimbabwéen Robert Mugabe ?
José Manuel Barroso : C’eût été une erreur de rester otage d’un problème – aussi sérieux soit-il – qui nous empêchait d’avoir un dialogue au plus haut niveau avec le continent. En Asie, certains régimes violent autant les droits de l’homme que le Zimbabwe, voire plus. Est-ce que cela nous empêche d’avoir des rapports avec l’Asie ? En Amérique latine, il y a encore des dictatures. Et nous ne refusons pas pour autant le dialogue avec l’ensemble latino-américain La diplomatie m’oblige parfois à parler à des gens que ma mère m’interdirait de fréquenter. Mais la vie politique est aussi fondée sur le dialogue avec ceux que l’on n’apprécie pas.

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La visibilité grandissante de la Chine a contribué à cette prise de conscience en Europe
Je ne suis pas jaloux. Le continent a besoin d’aide, d’investissements et de commerce. Je ne peux donc que saluer l’attrait que semble exercer l’Afrique sur la Chine. Mais je serai clair : aucun autre continent ne pourra occuper la place de l’Europe. Allez à Paris, venez ici à Lisbonne et regardez à quel point l’Afrique fait partie de l’Europe. Nos amis africains le savent. Bien sûr, ils travaillent aussi avec les Chinois. Mais il existe une intimité naturelle, un rapport humain entre l’Europe et l’Afrique que personne ne remplacera. Même s’il est fait aussi de souvenirs douloureux.

Face à l’absence de conditionnalités de l’aide chinoise, ne craignez-vous pas que le message européen sur la bonne gouvernance soit noyé ?
Notre aide à l’Afrique, basée sur le principe d’une certaine conditionnalité, est bonne. Elle relève d’une politique fondée sur un dialogue sérieux, franc et ouvert – même sur les questions difficiles des droits de l’homme -, et qui aidera l’Afrique à rattraper son retard. Oui, nous donnons une prime à la bonne gouvernance. Oui, notre idée est d’aider les populations plutôt que les régimes. Si d’autres veulent tenir un autre langage, c’est leur problème. Les Africains savent faire la différence.

Qu’apporte de nouveau le partenariat UE-Afrique signé à Lisbonne ?
Nous ne voulons plus élaborer une politique pour l’Afrique, mais avec l’Afrique. Nous avons réalisé un véritable saut qualitatif qui aurait été impossible à faire il y a vingt ou trente ans. Dans les années 1980, il suffisait d’évoquer les droits de l’homme pour se voir accusé d’ingérence. Aujourd’hui, même les régimes avec lesquels nous sommes le plus vigilants acceptent le débat sur la bonne gouvernance. Sur le plan politique, nous avons tous mûri. Sur le plan économique, l’Afrique possède aujourd’hui un fort pouvoir d’attraction, notamment en raison de ses matières premières. Enfin, les clivages de la guerre froide ont disparu. Toutes les conditions sont réunies pour procéder à une nouvelle donne.

Les Africains réclament encore une reconnaissance des méfaits de la colonisation. Pensez-vous qu’il faudra passer par ce mea culpa pour envisager des relations équilibrées ?
Le colonialisme est à condamner, par principe. Toute forme d’oppression d’un peuple par un autre doit être dénoncée. Faut-il s’excuser ? C’est aux États concernés de le dire. Mais la question n’est pas simple. Même si c’était dans un cadre colonial, nous avons appris à nous connaître. Nous, Européens, entretenons un rapport unique avec l’Afrique. Allez voir dans les écoles de Lisbonne. Vous trouverez parfois plus d’élèves d’origine africaine que d’élèves d’origine européenne. Vous ne verrez jamais cela en Chine ou en Russie. Ce serait une erreur de considérer que le colonialisme nous place en position désavantageuse vis-à-vis de l’Afrique. Notre histoire commune a également fait naître des passions et nous fait partager les mêmes intérêts. C’est nous qui entretenons avec l’Afrique le rapport le plus fort et le plus généreux. Nous donnons davantage à l’Afrique que la totalité des autres pays du monde. En termes financiers, mais aussi affectifs.

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En signant les accords de partenariat économique (APE), beaucoup d’Africains craignent de voir leurs économies encore fragiles s’écrouler complètement
Avec le système préférentiel actuel, les exportations africaines ne représentent plus que 0,9 % des exportations mondiales aujourd’hui, contre 2,1 % il y a trente ans. Dans le même temps, les autres pays en développement ont doublé leur part. Quelque chose ne va pas. Le développement passe aussi par le commerce. D’après nos estimations, une augmentation des exportations africaines d’un point représenterait cinq fois le total de l’aide que reçoit l’Afrique. Celle-ci doit absolument retrouver sa place dans le commerce mondial. Le fait que certains choisissent de fermer leurs marchés est une solution de facilité, mais qui va maintenir des enclaves économiques imperméables à l’investissement et au progrès. Nous sommes passés par là. L’histoire de la prospérité européenne depuis la Seconde Guerre mondiale est celle de l’intégration économique et de la suppression des barrières douanières.

L’Afrique est-elle prête à s’ouvrir aux marchés mondiaux ?
Nous ne demandons pas de réciprocité absolue. Avec les APE, on n’incite pas les Africains à ouvrir leurs marchés sans prendre en considération leur niveau de développement par rapport à l’Europe. Nous prévoyons des périodes de transition qui vont jusqu’à vingt-cinq ans pour certains produits. Mais la mondialisation offre à l’Afrique un énorme potentiel parce que le continent présente beaucoup d’avantages compétitifs. Que veulent les Africains ? Exporter du coton brut ou bien des chemises ? Je le répète : notre offre est généreuse et sincère. Bien plus que celle des Américains, des Russes ou des Chinois. Vers quel continent vont les exportations africaines ? L’Europe. Pourquoi toutes ces critiques ? Certains font de la surenchère pour peser davantage dans les négociations. C’est le jeu. Mais d’autres accusent l’Europe de leurs propres insuffisances. Ce n’est pas honnête. Il est temps que chacun assume ses responsabilités.

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Comment établir un partenariat équitable entre les deux continents quand des Africains meurent en traversant la Méditerranée ou se font expulser par charters ?
Il n’y a pas de solution facile au problème de l’immigration. Encore une fois, les Africains sont proches de l’Europe. Les jeunes voient à la télévision nos sociétés riches. Ils connaissent notre culture, nos vedettes, et voient leurs stars de foot évoluer dans nos championnats. Ils veulent venir ici. Je comprends la frustration des jeunes Africains et de leurs familles qui misent tous sur une opportunité en Europe et qui ne la trouvent pas. Je défends une politique généreuse d’accueil et d’immigration. En raison du vieillissement de nos sociétés, nous aurons irrémédiablement besoin d’attirer des travailleurs venus d’ailleurs. Mais la Commission demande aux États membres une gestion équilibrée des flux migratoires. Dans un espace qui garantit la liberté de circulation, il est absurde d’avoir différentes politiques d’immigration. Il faut permettre aux autres de venir, mais aussi lutter contre les réseaux criminels de trafic d’êtres humains.

Vous avez lancé une carte bleue européenne, sur le modèle de la green card américaine. Ne favorise-t-elle pas la fuite des cerveaux ?
Non. La carte bleue prévoit des entrées multiples, ce qu’on appelle l’immigration circulaire. Il faut permettre à ses titulaires d’entrer facilement, mais leur laisser la liberté de retourner chez eux. L’Europe n’a aucun intérêt à la fuite des cerveaux d’Afrique, qui va à l’encontre de la stabilisation et du développement du continent. Il est vrai que nous avons besoin d’attirer des scientifiques et des techniciens, mais ce sont d’autres régions qui sont concernées, pas l’Afrique.

Certains pays européens, comme la France, comptent des bases militaires sur le continent. Faut-il les démanteler ?
Si les pays africains les acceptent et pensent qu’elles peuvent leur être utiles, pourquoi pas ? Il existe des bases non européennes en Europe. Elles sont là parce qu’on les a acceptées. Il n’y a aucune puissance européenne qui soit en Afrique dans un but d’occupation. Quant à la Commission européenne, elle est le principal fournisseur d’aide au renforcement des capacités de l’Union africaine, y compris dans le domaine militaire.

Le projet d’Union méditerranéenne du président français ne fait pas l’unanimité au sein de l’UE. Angela Merkel a exprimé ses réticences. Qu’en pensez-vous ?
Je partage entièrement le sentiment d’urgence de Nicolas Sarkozy en Méditerranée. La réponse européenne n’est toujours pas à la mesure de l’enjeu. La situation politique du Bassin méditerranéen est fondamentale pour l’Europe et pour le monde. Nous devons y favoriser un dialogue des civilisations, pour prévenir un choc des ignorances. Mais nous devons le faire sans diviser l’Europe. Je comprends les inquiétudes de certains. Il ne faut surtout pas remettre en cause les principes fondamentaux de cohérence de l’Union européenne.

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