Développement : pourquoi les pays d’Afrique francophone sont à la traîne
Manque d’infrastructures, culture d’entreprise moins développée, carences de la gouvernance… Dans un dossier spécial, Jeune Afrique explique pourquoi les États subsahariens adeptes de la langue de Molière sont souvent distancés par leurs voisins anglophones.
Développement : pourquoi les francophones sont à la traîne
Sans aucun doute, l’Afrique subsaharienne francophone perd du terrain sur sa sœur anglophone, même en excluant l’Afrique du Sud. Sur les terres – plutôt dans l’ouest du continent – où fleurit la langue de Molière, c’est la langueur qui domine ; de Dakar à Yaoundé et Kinshasa, on rêve d’émigration. Sur les terres – plutôt dans l’Est – où règne celle de Shakespeare, l’activité est trépidante ; d’Accra à Lagos et Nairobi, on fourmille de projets et on règle ses factures d’un clic ou par téléphone. Pour mesurer ce décalage, laissons de côté la corruption et les conflits ethniques, des fléaux aussi répandus dans l’une de ces deux Afrique que dans l’autre. Oublions l’exception d’un Zimbabwe longtemps à la dérive, où les folies économiques d’un pouvoir autocratique avaient déchaîné une inflation de 200 000 000 %. Et tournons-nous vers les chiffres globaux. Ils sont implacables.
En ce qui concerne le développement humain, sept des dix pays les plus mal classés (sur 187) par le Programme des Nations unies pour le développement sont des États africains francophones
Les pays francophones pèsent 19 % du produit intérieur brut moyen de l’Afrique subsaharienne, quand les anglophones en représentent 47 % (hors Afrique du Sud). Les pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), à dominante francophone, croissent à la cadence de 3,4 % en moyenne par an depuis dix ans, et ceux de la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC), à dominante anglophone, à 5,4 %.
Selon le classement du rapport « Doing Business » de la Banque mondiale, qui mesure la qualité de l’environnement des affaires, les Africains anglophones sont plus favorisés que leurs frères francophones : il leur est plus facile de créer des entreprises, de dédouaner leurs importations et d’obtenir le paiement de leurs créances. Les communications téléphoniques coûtent au Bénin quatre cents fois plus cher qu’au Ghana.
En ce qui concerne le développement humain, sept des dix pays les plus mal classés (sur 187) par le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) sont des États africains francophones, et l’on retrouve trois d’entre eux aux trois dernières places : le Burundi, le Niger et la RDC.
Le développement dépend d’une foule de facteurs ; le non-développement aussi. Cinq experts de l’Afrique ont accepté de séparer l’important de l’accessoire, de distinguer les freins institutionnels des pesanteurs culturelles et d’analyser les mauvaises habitudes à la lumière des questions monétaires ou géopolitiques afin de répondre à ces lancinantes questions : d’où vient ce handicap ? Est-il irrémédiable ?
Pour Jean-Michel Severino, gérant du fonds Investisseur et Partenaire pour le développement, consacré aux PME africaines, et ancien directeur général de l’Agence française de développement (AFD), ce sont les conflits qui ont plombé l’Afrique francophone. « Deux de ses grands pays, la RDC et la Côte d’Ivoire, ont connu au cours de la dernière décennie des troubles majeurs qui ont affecté le développement de toute la zone, alors que celle-ci avait connu depuis les indépendances une progression comparable à celle des pays anglophones. »
Les communications téléphoniques coûtent au Bénin quatre cents fois plus cher qu’au Ghana
Le franc CFA lui semble aussi avoir été un fardeau, bien qu’il ait mieux contenu l’inflation que les monnaies non alignées sur l’euro. « Durant la dernière décennie, le franc CFA a été fort, souligne l’ancien directeur général de l’AFD, et on peut imaginer que les pays aux monnaies flottantes se sont mieux adaptés que ceux utilisant cette monnaie commune. Mais s’il a défavorisé les exportations, ce n’est pas tant le niveau du franc CFA que son régime qui est en cause, car celui-ci induit une évolution monétaire déconnectée de la conjoncture africaine. Il faudra que les responsables africains réfléchissent sereinement aux bons mécanismes à lui substituer, mais qui ne devront ni mettre fin à l’union monétaire régionale ni couper totalement les liens entre l’euro et le franc CFA. »
Dernière explication, pour Jean-Michel Severino : les infrastructures, plus déficientes en terre francophone. « Je suis frappé de voir que dans le domaine de l’énergie, de l’eau ou des transports les politiques ont été plus conservatrices en matière de tarifs, explique-t-il. Cela a généré un déficit en infrastructures – aveuglant dans le cas du Cameroun ou du Sénégal – qui a un impact fort sur le développement. »
Thierry Tanoh, vice-président pour l’Afrique subsaharienne de la Société financière internationale (SFI, du groupe Banque mondiale), le rejoint sur ce point : les infrastructures sont, avec la taille des marchés, les deux grandes faiblesses des pays francophones. Des carences qu’il illustre par des anecdotes : « La patronne d’une entreprise agroalimentaire du Niger se désespère, raconte-t-il, parce qu’elle a atteint son plein développement sur son marché national limité et qu’il lui est impossible d’exporter les produits qu’elle serait en mesure de fournir en raison des obstacles réglementaires et des coûts de transport. » Autre exemple, ce transporteur de cacao, habitant lui aussi un pays francophone, lui aussi désespéré : « Normalement, un camion s’amortit sur trois ans, rappelle Thierry Tanoh. En raison du très mauvais état des routes dans son pays, son matériel est hors d’usage en un an. Il y a de quoi décourager les investisseurs, qui visent évidemment le moindre risque. »
"Travailler ensemble"
Les pays francophones sont trop petits et trop peu peuplés. « Si l’on exclut la RDC, il faut reconnaître que les grands pays africains sont anglophones ou lusophones, poursuit-il. L’intégration des marchés est donc la seule solution pour compenser ce handicap. Or si les organisations intégratrices sont nombreuses dans la zone francophone, en réalité ce sont les anglophones, avec la SADC [Communauté de développement de l’Afrique australe, NDLR] et l’EAC, qui sont les plus actifs pour regrouper leurs forces, alors qu’ils n’ont pas la même monnaie ! »
Pour Anthony Bouthelier, président délégué du Conseil français des investisseurs en Afrique (Cian), si les entreprises hexagonales mettent le cap sur les pays anglophones, comme Lafarge ou L’Oréal, c’est aussi parce que « la régionalisation des marchés fonctionne plutôt mieux que dans l’ouest du continent ». « Le Kenya, l’Ouganda, le Rwanda, le Mozambique donnent l’impression de vouloir travailler ensemble », ajoute-t-il. Mais pour lui, la psychologie collective compte aussi : « Les pays de culture anglo-saxonne sont plus orientés vers les affaires et l’esprit d’entreprise ; leurs habitants ont moins envie de devenir fonctionnaires que les Africains de culture française. »
C’est aussi ce que relève Serge Michailof, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, et ancien de la Banque mondiale et de l’AFD. Assurément, dit-il, « la formation des élites dans les pays anglophones, en particulier des élites administratives, y est pour quelque chose, puisqu’on y inculque la conviction que le business privé est essentiel pour le processus de développement. La formation dispensée par des enseignants très gauchisants en France ne va pas du tout dans le même sens… »
Serge Michailof ajoute que « le franc CFA surévalué a joué un rôle très négatif, mais c’est surtout son caractère déresponsabilisant qui a été nuisible, car il est piloté par l’ancienne puissance coloniale ».
Shanta Devarajan, économiste en chef pour l’Afrique à la Banque mondiale, est plus nuancé. Il estime que l’écart entre ces deux blocs linguistiques est « moins fort qu’on ne le dit » et que les pays anglophones ont connu eux aussi des années difficiles. Parmi les causes de la langueur francophone, il pointe d’abord le fait que les pays de l’Ouest « disposent d’importantes ressources naturelles, richesse qui est corrélée avec leur fragilité née de la multiplication des conflits, plus graves qu’en Afrique de l’Est ». Mais ces conflits ne concernent pas que les pays francophones : la Sierra Leone et le Liberia, notamment, ont été ravagés par les combats.
Système opaque
Shanta Devarajan incrimine surtout le mode de financement des États. « Dans les pays de l’Ouest africain où la rente générée par les produits de base minéraliers et énergétiques est omniprésente, l’argent ne passe pas par les citoyens, mais va directement des sociétés minières et pétrolières vers les gouvernements, explique-t-il. Ce processus procure bien des occasions de “capture” de cette rente dans un système très opaque. Il n’implique pas les populations qui ne paient pas d’impôts, faute de revenus, et qui sont donc peu soucieuses du bon emploi des deniers publics. » L’argent serait moins facile en terre anglophone, ce qui expliquerait non seulement une moindre gravité des conflits, mais aussi un contrôle réel des gouvernants, deux facteurs d’efficacité macroéconomique.
Enfin, Shanta Devarajan souligne que les francophones sont plus souvent enclavés que les anglophones et qu’il leur en coûte donc plus pour commercer en raison des insuffisances criantes des infrastructures. « Le port de Lomé ne fonctionne pas correctement et ce sont les pays de l’hinterland qu’il dessert qui en paient le prix fort, dit-il. Les pays les plus dynamiques en Afrique sont des pays côtiers. »
Si l’on résume ces analyses, on découvre sans surprise que les causes du retard de l’Afrique francophone sont connues de longue date et que leurs remèdes figurent dans les refrains serinés par les organismes multilatéraux pour accélérer le développement d’un continent longtemps laissé à l’écart.
Évidemment, le franc CFA est un problème. Certes, il sert de ciment aux francophones, mais on constate – comme dans le cas de l’euro – qu’une monnaie sans gouvernance ni vision communes peut se révéler un handicap, surtout quand elle est pilotée depuis Paris.
L’exemple des pays d’Afrique de l’Est, vastes et peuplés, démontre que les investissements et la richesse se dirigent là où les consommateurs sont nombreux. Pour l’Afrique de l’Ouest, cela implique d’aller au-delà de la simple suppression des frontières et de déboucher sur une intégration des politiques budgétaires, tâche héroïque que l’Europe elle-même a beaucoup de mal à mener à bien. C’est pourquoi l’on écoutera le commissaire européen Michel Barnier, qui a appelé, le 15 décembre à Genève, « le continent immense qu’est l’Afrique à organiser et à mutualiser ses marchés pour qu’ils deviennent des marchés communs ». Un conseil de connaisseur.
On ne s’étonnera pas que la quête de la bonne gouvernance et la lutte contre la corruption se retrouvent en tête des remèdes que l’Afrique francophone a intérêt à appliquer pour éviter que ses matières premières ne se changent en malédictions économiques et politiques. La rente doit être d’appropriation publique et contrôlée par les citoyens.
Tentations de l’assistanat
On ne rappellera jamais assez que les insuffisances des infrastructures routières, ferroviaires, portuaires et énergétiques étranglent la croissance, en Afrique francophone plus qu’ailleurs. C’est vers elle que doivent se diriger en priorité les 31 milliards de dollars (près de 24 milliards d’euros) supplémentaires dont aurait besoin chaque année l’Afrique subsaharienne, selon une étude de la Banque mondiale, pour mettre ses infrastructures au niveau de ses besoins.
Reste l’éducation. C’est elle qui peut promouvoir l’esprit d’entreprise et chasser les tentations de l’assistanat. C’est elle qui donnera aux classes moyennes en cours d’émergence à Dakar, Lomé ou Brazzaville l’envie de créer de la vraie richesse – et non de subir la misère – et les outils pour le faire.
Les Africains francophones n’ont pas encore perdu, à condition que leurs gouvernants, leurs banques, leurs enseignants et leurs élites jouent le jeu de l’ouverture et de la modernité. Banal, donc faisable.
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