Au terme de cinq ans de mandat à la présidence de l’École Polytechnique, Jacques Biot revient pour Jeune Afrique sur son bilan, sa vision de l’enseignement supérieur et sur l’action que mène l’école sur le continent.
Premier président civil nommé en 2013 à la tête de la prestigieuse École Polytechnique (X), Jacques Biot a reçu Jeune Afrique Emploi & Formation le jour d’une visite informelle du chef de l’État angolais, João Lourenço. Et ce, dans un contexte particulier, celui des derniers jours d’un mandat prenant fin le 30 juin qu’il n’est pas sûr de voir renouvelé. Plutôt que de recourir à une nomination, le ministère des Armées, qui a la tutelle de l’école, a en effet préféré recourir cette fois-ci à un cabinet de recrutement afin de choisir le prochain président. S’il est tout à fait autorisé à postuler à sa propre succession, Jacques Biot entretien le doute à ce sujet. Selon les statuts de l’école, son âge – 65 ans – ne lui permet pas d’accomplir la totalité de ce second mandat. Au-delà de son action et de ses résultats en Afrique, le président de l’X revient sur sa vision de l’enseignement supérieur, un secteur de plus en plus concurrentiel qui fait face lui aussi à la transformation numérique. Pour le meilleur, comme pour le pire.
Il y a près de cinq ans, vous preniez les rênes de l’École Polytechnique. Quelle stratégie africaine avez-vous développé durant votre mandat ?
Quand je suis arrivé il y a cinq ans, c’était l’époque où toutes les universités essayaient de créer des campus offshores. Et on m’avait beaucoup dit qu’il allait falloir que je créé une école polytechnique ailleurs. Mais en regardant les choses, je me suis aperçu que créer un site offshore c’est une décision qui absorbe une grande partie de l’attention sur le management et qui est très coûteuse.
Et de notre point de vue, ça n’est pas forcément une démarche très respectueuse du partenaire. Cela consiste à dire « moi je sais faire et je vous impose mon modèle ». Or l’X, qui a une réputation d’arrogance est pourtant très humble et très à l’écoute. Je me suis donc attaché depuis cinq ans à faire en sorte que l’école soit à l’écoute du monde et qu’elle soit ouvertes aux cultures des autres.
Comment cela se traduit concrètement ?
Notre relation avec l’Afrique, se traduit par une préoccupation d’aide à la montée en gammes des institutions locales en conservant leur personnalité. Nous intervenons à plusieurs niveaux. D’abord en aidant les institutions locales.
Nous avons donc noué des accords avec quatre lycées locaux pour lesquels nous mobilisons le stage de première année de nos polytechniciens afin de les envoyer pendant six ou sept mois faire du soutien pédagogique pour les élèves et conseiller quelques enseignants. Nous avons des accords avec trois lycée marocains, trois en Côte d’Ivoire, trois au Sénégal, deux au Cameroun et deux au Bénin. De la même manière, j’ai récemment rencontré le président Alpha Condé pour essayer de réfléchir au développement de classes préparatoires en Guinée.
Parallèlement, nous mettons en place des programmes de formations adaptées à l’Afrique, notamment dans la science des données avec le soutien d’Orange et de Koffi N’guessan [fondateur de l’INPHB, à Abidjan, Ndlr] pour former en Afrique des Africains aux sciences des données dans le cadre d’un master.
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Votre objectif est donc aussi de capter les talents africains ?
Oui. Pour éviter qu’ils aillent se former dans des universités américaines, anglaises, suisses ou allemandes nous avons développé une offre d’ouverture de Polytechnique aux étrangers les plus brillants. Nous sommes aujourd’hui la seizième université la plus internationale du monde avec 40 % d’enseignants chercheurs étrangers et en moyenne 35 % d’étudiants étrangers.
Dans le cycle polytechnicien qui est enseigné en français pendant deux ans, nous sommes aux alentours de 22 % d’internationaux. Parmi eux, il y a une part très importante d’Africains. Sur cinq promotions – 2012 à 2016 – nous avons fait venir près de 200 africains dans le cycle polytechniciens. Là-dessus il y a une part très importante de Marocains : environ 125.
Nous avons également ouvert des centres de concours : deux au Maroc, un à Dakar, un à Abidjan et un dernier qui a ouvert cette année à Nouakchott. Enfin, nous recrutons aussi en master et dans des cursus en anglais payants et alignés sur ce que font les anglo-saxons, ce qui nous permet d’aller chercher des candidats en Afrique anglophone, voire lusophone.
Nous avons clairement l’ambition d’aller chercher des élites dans l’Afrique anglophone, comme au Kenya, en Éthiopie, en Tanzanie, en Afrique du Sud, ce qui est en lien avec la stratégie que mène Emmanuel Macron avec le conseil présidentiel pour l’Afrique.
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Est-ce pour cette raison que vous avez lancé un bachelor ?
Le bachelor est un programme qui nous permet d’aller chercher des étudiants brillant dans ces pays-là.
Pourquoi avoir choisi de rendre l’École Polytechnique accessible à ce niveau ?
Le bachelor répond complètement à la nécessité pour nous d’être lisible et visible à l’échelle internationale. Le cursus polytechnicien est un cursus extraordinaire que je surnomme les joyaux de la couronne. Mais ce joyau est une monnaie non convertible. Le bachelor nous créé un cycle d’étude qui s’intègre complètement dans les cursus internationaux. D’ores et déjà on voit que les jeunes qui l’intègrent seront recrutés activement par les meilleurs masters mondiaux. Le bachelor est donc une monnaie d’échange, c’est une façon de s’ouvrir au monde et aussi de se féminiser alors que les cursus d’ingénieurs français le sont insuffisamment. Sur ce diplôme et sur nos masters professionnalisant nous sommes sur des taux de féminisation de 37 %, un taux beaucoup plus acceptable que celui que nous avons sur le cursus polytechnicien.
Faites-vous de l’executive education en Afrique ?
Nous avons une petite filiale d’executive education que j’ai racheté en arrivant. Elle pesait trois millions d’euros à mon arrivée, cette année elle va faire sept millions d’euros de chiffres d’affaires. Mais nous voulions qu’elle soit forte sur le marché français avant de partir en Afrique. Ce que j’évoquais sur les data sciences c’est en partie de la formation continue. Mais elle a vocation à le faire en sachant que la problématique plus urgente est d’abord de former les jeunes.
Qu’en est-il des Moocs ?
Nous devons en avoir une vingtaine pour l’instant. Ils sont très scientifiques et très variés. Selon les programmes, entre 13 et 20 % des inscrits sont originaires du continent africain. Progressivement, nous tentons de développer une offre qui soit un peu plus tournée vers des formations plus professionnalisantes. Celui qui fonctionne très bien, c’est le mooc de Français langue étrangère. En parallèle nous allons être lié avec un programme qui s’appelle Maroc université numérique qui est fondé sur le même schéma que France université numérique (Fun).
Dans une récente intervention, vous parlez de l’enseignement supérieur comme d’un « environnement compétitif qui demande du cash et des capitaux ». Vous avez une conception très business de votre métier…
Nous sommes dans une course où nos concurrents ont des moyens très importants qui nous obligent à développer nos ressources. Je reviens des État-Unis, j’étais en Chine juste avant et il est clair que leurs universités bénéficient de moyens financiers considérables. Elles drainent les meilleurs étudiants parce qu’elles ont la capacité d’attirer sans nécessairement les faire payer. D’autre part elles ont la capacité d’attirer les meilleurs enseignants-chercheurs en leur donnant les moyens de faire de la recherche et d’être rémunérés à hauteur des salaires pratiqués chez les concurrents. Donc si l’on veut attirer les meilleurs étudiants et les meilleurs enseignants chercheurs, nous avons besoin de cash et de capitaux qui proviennent globalement de trois sources : les gouvernements, les recettes commerciales provenant des frais de scolarité ou de contrats de recherche avec l’industrie et enfin la philanthropie.
Les ressources propres de l’X représentent 30 % de son budget. Où allez-vous les chercher ?
Elles proviennent de nos relations avec l’industrie. Aujourd’hui nous avons 24 chaires d’entreprises et nous en aurons bientôt une trentaine. Nous sommes d’ailleurs en phase de signature avec l’OCP sur ce sujet. Parallèlement, nous allons les chercher de plus en plus auprès des frais de scolarité et auprès de la philanthropie avec des anciens qui, à l’échelle française sont très généreux, et à l’échelle anglo-saxonne pas du tout. Nous devons réussir à créer la culture du give back.
Le continent africain est-il un marché intéressant pour l’X ?
Non, pour le coup, nous ne voyons pas le continent africain comme un marché. Nous nous y intéressons parce qu’il relève de notre responsabilité sociale et environnementale. C’est aussi reconnaître le fait qu’il y a des talents et de l’intelligence en maths en physique qui sont nos domaines de prédilections. C’est le sentiment que nos technologies seront utiles sans qu’on ait besoin de les pervertir.
Vous considérez que votre présence sur le continent est une responsabilité. Pourquoi ?
Nous sommes la plus grande université française de science et de technologie et la plus célèbre. Nous avons la chance, au sein des universités françaises, d’être plutôt bien doté. Nous avons une communauté importante d’ancien sur le continent. Au Maroc par exemple, les polytechniciens jouent un rôle très important au gouvernement, dans l’administration, dans l’industrie, dans la banque, dans la science. Il y a donc une forme de reconnaissance. Donc oui nous avons une forme de responsabilité parce que je crois qu’il est important que nous soyons là, certes pour faire du business, mais surtout pour assumer nos responsabilités vis à vis de la collectivité.
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Dans un contexte de développement du marché de l’enseignement supérieur privé en Afrique, pensez-vous que les écoles et université privées parviendront à remplir leur mission ?
Il faut en tout cas l’aider à le remplir. L’important c’est de montrer que ceux qui n’entrent pas dans l’enseignement supérieur ont aussi leur place dans la société. Nous avons besoin de gens qui n’ont pas nécessairement fait des études supérieures mais qui ont une force créatrice. La doctrine consistant à laisser penser que tous les jeunes peuvent avoir accès à l’enseignement supérieur ne leur a pas rendu service.
Comment percevez-vous cette implication de plus en plus importante du secteur privé et notamment des entreprises dans le développement des écoles ?
Je crois que les entreprises ont conscience de leurs propres limites et n’ont pas la certitude de pouvoir offrir dans le futur des job identiques à leurs besoins actuels. De plus, la relation avec les industriels a plusieurs vertus. D’abord sur la recherche qui doit être développée en Afrique. Le contrat que j’ai avec les chercheurs, c’est la liberté, mais je leur demande qu’ils me précisent à quoi peuvent servir ces recherches pour la société. C’est important, puisque ça nous permet de maintenir une relation équilibrée avec l’industrie. Les entreprises savent que nous sommes en train de travailler à des applications qui peuvent les intéresser.
C’est une bonne chose pour la recherche, mais est-ce aussi bénéfique pour l’enseignement ?
Le fait de discuter ensemble de ce que seront les emplois de demain est quelques choses de très important. Le risque c’est que les industriels prennent eux-mêmes en main l’enseignement. Prenez l’exemple des Gafa : ils nous respectent mais certains sont probablement prêts à nous dire qu’ils sont capables de faire notre métier. À l’inverse ce que fait l’OCP avec l’université Mohammed VI Polytechnique n’est pas une relation de court terme mais une relation dans laquelle l’école a une très grande liberté. On peut toujours trouver des contre exemples, mais si vous trouvez des gens de qualité, qui se respectent les uns les autres, on peut arriver à des relations dans lesquelles les deux acteurs seront gagnants.
Pensez-vous que les universités virtuelles comme celle du Sénégal ou de Côte d’Ivoire sont des projets intéressants ?
Il y a à peu près dix ans, tout le monde croyait que notre métier allait pouvoir être transformé complètement. Ces personnes posaient la question de savoir si les établissements physiques étaient encore utiles. Certes, la formation numérique est clairement un moyen de toucher des populations que nous ne pouvions pas atteindre auparavant et qui n’avaient pas d’accès à l’enseignement jusqu’ici. Mais on voit bien que l’enseignement, qui est lié à la recherche et l’entrepreneuriat, n’est pas un sujet facilement virtualisable. De plus il y a une relation maître élève importante qu’on ne peut pas remplacer complètement par le virtuel. La numérisation va donc se poursuivre mais il n’y aura pas de remplacement complet. Nous aurons des mélanges de présentiel et de virtuel.