Mauritanie : comment Ghazouani s’est affranchi de la tutelle d’Aziz

Un an après son élection, le président mauritanien a réussi à prendre le contrôle de tous les leviers du pouvoir. Quitte à s’éloigner de son prédécesseur et mentor, Mohamed Ould Abdelaziz.

Mohammed Ould Ghazouani, le 11 avril 2019. © Carmen Abd Ali/HansLucas

Mohammed Ould Ghazouani, le 11 avril 2019. © Carmen Abd Ali/HansLucas

Publié le 1 juillet 2020 Lecture : 8 minutes.

Au troisième étage du palais présidentiel de Nouakchott, dans l’intimité de ses appartements privés, Mohamed Ould Ghazouani aime à partager son déjeuner avec ses collaborateurs. Le chef de l’État, qui plaisante volontiers avec eux, a discrètement réhabilité le thé, formellement interdit par Maaouiya Ould Taya après qu’on lui eut présenté un dossier taché.

Son prédécesseur, Mohamed Ould Abdelaziz, qui fut aussi son plus proche ami, vivait replié sur son clan familial et veillait à rester inaccessible. Ghazouani, lui, quand il n’est pas au chevet du chef d’état-major de la gendarmerie, téléphone à un ministre souffrant pour s’enquérir de sa santé. « Il se soucie sincèrement des autres, il aime les gens », dit un proche. En cultivant ses amitiés et en ménageant ses ennemis, le président de la République continue, un an après son élection, le 23 juin 2019, à faire consensus.

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À son arrivée au pouvoir, Mohamed Ould Ghazouani, 63 ans, avait une obsession : se débarrasser au plus vite de son image de marionnette d’« Aziz », alors encore solidement ancrée dans l’esprit des Mauritaniens. Les deux amis de quarante ans ont aussi un lien familial, puisque le premier a été marié à une nièce du second avec qui il a eu deux enfants. « Il est issu d’une vraie aristocratie locale et cultive les bonnes manières. Pour l’ex-président, cela signifie qu’il est faible, confie un collaborateur. Mais Aziz n’a réussi ni à le cerner ni à anticiper son désir d’indépendance. » Les deux ex-généraux n’avaient conclu aucun pacte, pas plus qu’ils n’étaient convenus de se partager le pouvoir.

Le discret, voire austère ancien chef d’état-major des armées est toujours resté lucide, et ce dès la campagne présidentielle. Certes, il n’a joué aucun rôle, et Aziz a tout contrôlé, allant même jusqu’à venir clôturer son meeting de Nouadhibou (Nord-Ouest). Il n’a choisi ni son directeur de campagne, ni son adjoint, ni son trésorier, pas même son propre directeur de cabinet. Aziz lui a imposé toute son équipe – deux puissants ministres, Moctar Ould Diaye (Finances) et Mohamed Ould Abdel Vetah (Pétrole), ont tout géré – et Ghazouani n’avait dit mot. « Quand je serai président, je déciderai », avait-il assuré à un ami. Une fois élu, il a formé son gouvernement.

Piqué au vif

Mais en maintenant six ministres issus de la précédente équipe, donnant l’impression qu’il s’inscrivait dans la continuité de son prédécesseur… tout en plaçant à des postes stratégiques des personnalités qui détestent notoirement l’ex-président : les ministres Mohamed Salem Ould Merzoug (Intérieur), Hanena Ould Sidi (Défense), ou encore le directeur de cabinet, Mohamed Ahmed Ould Mohamed Lemine. Tous nourrissent des griefs à l’encontre d’Aziz (lire encadré ci-dessous). Selon nos informations, Ghazouani a pris ses décisions seul et n’a informé ce dernier que pour la nomination du Premier ministre, Ismaïl Ould Bedda Ould Cheikh Sidiya. Depuis Londres, Aziz l’avait fermement désapprouvée. L’ancien président voulait également rester influent à l’Assemblée nationale en désignant lui-même ses principaux dirigeants. En vain.

Pourtant fin stratège, Aziz a péché par excès de confiance et commis une erreur tactique majeure en quittant Nouakchott le 2 août 2019, au lendemain de l’investiture de son protégé, qu’il a laissé seul durant trois mois. Le 16 novembre de cette même année, lorsqu’il est rentré pour « remettre de l’ordre » – il ne supportait plus les attaques dont il était la cible de la part de l’opposition et estimait que son ami d’alors ne faisait rien pour les faire cesser –, il n’avait toujours pas compris qu’il avait perdu la réalité du pouvoir. Aziz a retrouvé son pays, mais son « subordonné » en était devenu le véritable chef. Piqué au vif, l’ex-président, qui a toujours tout contrôlé, inspirant autant la crainte que le respect, en a été très amer.

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Petit à petit, Ghazouani s’est alors attelé à prendre le contrôle de tous les leviers du pouvoir. D’abord, il a consolidé sa majorité au Parlement, puis coupé court aux ambitions de Mohamed Ould Abdelaziz, qui souhaitait garder la haute main sur le parti, l’Union pour la République (UPR), qu’il avait fondé en 2009. Cette fameuse tutelle, dont le nouveau chef voulait absolument s’affranchir, a pris fin à ce moment précis.

Puis il s’est assuré, en novembre, la loyauté du Bataillon pour la sécurité présidentielle (Basep), une autre création d’Aziz, en limogeant son commandant, Mahfoudh Ould Mohamed, pour le remplacer par l’un de ses hommes, Ahmed Ould Lemleih. Il a également discrètement muté tous les officiers de cette garde prétorienne à l’état-major, qu’il avait dirigé pendant dix ans. Mais dès mars, son élan a été freiné par la gestion de la crise liée à la pandémie de coronavirus qui a paralysé l’activité politique. « On a perdu un an, déplore un ancien membre de l’équipe de campagne. Six mois ont été consacrés au bras de fer avec Aziz et le reste au Covid-19. »

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Montée en puissance du ministre de la Défense

Ghazouani a finalement pu parachever son emprise sur l’appareil sécuritaire le 8 juin, en remplaçant les titulaires des principaux postes de commandement de l’armée – une institution centrale dans ce pays dont l’histoire est jalonnée de coups d’État militaires depuis 1978 et la chute du premier président, Mokhtar Ould Daddah. Ghazouani a écarté des fonctions les plus influentes les proches d’Aziz afin d’y placer ses propres hommes : Mohamed Ould Meguett à l’état-major des armées, Misgharou Ould Sidi à la Sûreté nationale ou encore Mohamed Ould Cheikhna Ould Taleb Moustaph à la Marine nationale.

Surtout, il a créé un nouveau corps d’armée, les Forces spéciales, qui commandent désormais les Groupes spéciaux d’intervention (GSI) et le Basep. Il a placé à sa tête Mohamed Ould Cheikh Ould Beyda, un officier écarté par Aziz, qui l’avait nommé attaché militaire à l’ambassade de Mauritanie à Bruxelles en 2008.

« En modernisant l’armée et en amoindrissant l’autorité de son chef d’état-major, il assure la relève », analyse Moussa Ould Hamed, fin connaisseur de la vie politique. Cette série de nominations mûrement réfléchie et dont rien n’avait filtré a consacré la montée en puissance du ministre de la Défense, Hanena Ould Sidi, lui aussi en délicatesse avec Aziz. L’ex-président s’était toujours méfié de cet officier au fort tempérament, comme lui, et qu’il jugeait trop autonome. L’année de son retrait, il l’avait ainsi envoyé prendre les rênes du G5 Sahel.

Sur le plan politique, Ghazouani s’est là aussi largement démarqué d’Aziz. Il a pris soin de se réconcilier avec l’opposition, qui continue de diaboliser son prédécesseur sans jamais s’en prendre personnellement à lui. « Oui, nous ménageons le président et nous continuons à lui tendre la main, afin de tourner la page Aziz et de véritablement engager la lutte contre les discriminations, précise Lo Gourmo, premier vice-président de l’Union des forces de progrès (UFP), de Mohamed Ould Maouloud. Mais nous commençons à perdre patience. Il y a encore trop d’effets d’annonce, alors que nous attendons des gestes forts. » Pour le moment, seuls les islamistes « modérés » de Tawassoul, qui plaident pour un rétablissement des relations diplomatiques avec le Qatar, s’en prennent ouvertement au chef de l’État.

Un équilibre maintenu entre le Maroc et l’Algérie

Autre conséquence de la brouille entre Ghazouani et Aziz : le retour au pays, cette année, du grand ennemi de ce dernier, l’homme d’affaires Mohamed Ould Bouamatou, en exil depuis dix ans. Le 19 février, les autorités ont annulé les deux mandats d’arrêt délivrés à son encontre à l’initiative de l’ex-président, ainsi que celui visant Moustapha Chafi, proche conseiller de l’ancien chef de l’État burkinabè Blaise Compaoré.

Ghazouani, qui ne s’était jamais mêlé de politique avant son arrivée au pouvoir, ne connaissait pas personnellement Bouamatou, mais il souhaitait régulariser sa situation. « Je n’aime pas les guerres inutiles », confiait-il à ses proches. Son homologue sénégalais Macky Sall a plaidé la cause des deux hommes, dont il est proche, lors de sa visite officielle à Nouakchott en février. La levée des poursuites a été annoncée le soir-même de son départ.

Entre les deux présidents, dont les pays partagent l’important gisement gazéifère de Grand Tortue-Ahmeyim, le courant passe très bien. Ils ont noué des liens en novembre 2019, lors du Forum de Dakar sur la paix et la sécurité en Afrique, dont Ghazouani était l’invité d’honneur. « Il a développé une complicité très forte avec Macky Sall, lequel entretenait des relations exécrables avec Aziz », dit un ex-ministre. Mais l’exploitation du gaz ne devrait démarrer, crise du Covid-19 oblige, qu’en 2023. Toujours sur le plan diplomatique, Ghazouani entretient de bonnes relations avec le Français Emmanuel Macron, qu’il a rencontré en janvier lors du sommet de Pau.

Mohamed Ould Ghazouani, avec le prince héritier émirati, Mohammed Ben Zayed, le 2 février, à Abou Dhabi. © AMI

Mohamed Ould Ghazouani, avec le prince héritier émirati, Mohammed Ben Zayed, le 2 février, à Abou Dhabi. © AMI

Il a également resserré ses liens avec les Émirats arabes unis, qui ont annoncé, le 2 février, l’allocation de 2 milliards de dollars à la Mauritanie. Ghazouani, qui a effectué une visite officielle à Abou Dhabi du 1er au 4 février, est un ami personnel du prince héritier et ministre de la Défense, Mohammed Ben Zayed (MBZ). Leur proximité date de 2008, quand Ghazouani avait été nommé chef d’état-major. Ce dernier avait d’ailleurs été à l’origine du rapprochement entre les deux pays.

Enfin, le président perpétue la tradition mauritanienne en maintenant un équilibre entre le Maroc, où il a nommé un nouvel ambassadeur en mars, et l’Algérie, dont il a reçu une importante délégation en juin. Très proche d’Ahmed Gaïd Salah, le chef d’état-major de l’armée algérienne décédé en décembre dernier, Ghazouani s’entretient aujourd’hui régulièrement au téléphone avec le président Abdelmadjid Tebboune.

Les hommes de Ghazouani

L’élection à la tête du pays de Mohamed Ould Ghazouani a consacré l’arrivée au pouvoir de personnalités issues de l’Est – une première depuis 1977. Dès son entrée en fonction, le président a veillé à placer des proches, voire des intimes, aux postes stratégiques. Leur point commun : ils détestent Aziz.

Le chef de l’État est très lié à son directeur de cabinet et homme de confiance, Mohamed Ahmed Ould Mohamed Lemine, qui le considère comme son marabout, et a fait monter en puissance l’ex-commandant du G5 Sahel, Hanena Ould Sidi, en le nommant ministre de la Défense. Les ministres Mohamed Salem Ould Merzoug (Intérieur) et Dy Ould Zein (Développement rural) font également partie de sa garde rapprochée. Tout comme Mohamed Ould Abdel Vetah (Pétrole), Mohamed Salem Ould Béchir, secrétaire général de la présidence, et Ahmed Ould Bah (dit Hmeida), conseiller sécurité, trois ex-fidèles d’Aziz. Ses amis Ahmed Ould Lemleih et Misgharou Ould Sidi sont respectivement commandant du Basep et directeur général de la Sûreté nationale.

Mais cette équipe est en proie à des luttes d’influence internes, certains, comme le Premier ministre, Ismaïl Ould Bedde Ould Cheikh Sidiya, souhaitant que le chef se sépare des anciens amis d’Aziz.

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