L’équilibre Chine-Afrique ébranlé par la crise ?
À Pékin, confronté aux répercussions du Covid-19, les projets africains ont rétrogradé dans l’ordre des priorités. Au point de remettre en question la relation fructueuse entre le géant d’Asie et le continent ?
L’Histoire repasse parfois les plats. En 1348, la « Grande épidémie » de peste noire avait provoqué la fermeture des Routes de la soie et un ralentissement brutal, pendant plusieurs années, des échanges commerciaux alors fructueux entre l’Asie et l’Europe. Aujourd’hui, c’est au tour de la pandémie de Covid-19 de menacer l’initiative « One Belt, One Road » (Obor – littéralement « une ceinture, une route ») et, plus largement, les relations et investissements de Pékin à travers le monde.
La question est d’autant plus aiguë sur le continent, étant donné le poids qu’y a acquis la Chine ces dernières années. Premier partenaire commercial de l’Afrique, l’empire du milieu est également l’un des plus importants bailleurs de fonds de la région, qui a par ailleurs largement bénéficié des projets signés depuis le lancement, en 2013, de l’initiative Obor.
« La situation actuelle est un véritable test pour la validité de l’initiative Obor telle qu’elle a fonctionné jusqu’à présent », estime Jonathan Hillman, spécialiste des relations internationales à Washington.
À la fin de 2019, l’American Enterprise Institute, think-tank proche des milieux conservateurs aux États-Unis, recensait plus de 350 projets africains validés depuis 2013 dans le cadre de ces Nouvelles Routes de la soie. D’une valeur combinée supérieure à 100 milliards de dollars, ils couvrent une vaste gamme de secteurs, du contrat de 8 milliards de dollars accordé à China Railway Construction en 2018 pour le mégaprojet ferroviaire Lagos-Kano au Nigeria, à celui de 100 millions de dollars paraphé la même année entre Libreville et Tebian Electric Apparatus, pour la construction d’une centrale hydroélectrique de 36 MW à Mitzic (Nord-Est).
Précarité avant la crise
L’arrêt ces derniers mois de nombreux chantiers, en Afrique et ailleurs, faute de main-d’œuvre – les ouvriers rentrés en Chine pour le Nouvel An lunaire n’ont pu revenir sur leur lieu de travail – et de matériaux de construction, à la suite de l’interruption des chaînes d’approvisionnement, avait déjà accentué la pression financière sur les projets africains appuyés par le géant asiatique et sur ses partenaires.
L’augmentation des délais de livraison des chantiers provoque celle de leurs coûts et donc celle du remboursement des prêts accordés à des pays partenaires eux-mêmes en grande difficulté économique, au moment où la Chine a le plus besoin de liquidités.
Au demeurant, dès avant la crise économique et sanitaire engendrée par la pandémie, plusieurs de ces projets étaient déjà dans une situation précaire. Il en va ainsi d’une usine de potasse à Mengou, au Congo-Brazzaville, d’une valeur de 1,15 milliard de dollars, projet évoqué dès 2013 par Evergreen Holding Group, une entreprise chinoise peu connue sur le continent et dont les filiales ont multiplié les faillites ces dernières années.
D’autres initiatives – telles que l’emblématique ligne ferroviaire Mombasa-Nairobi, au coût supérieur à 3 milliards de dollars et opérationnelle depuis 2017 – étaient déjà en eaux troubles. À la fin de juin 2020, les députés kényans pressaient Nairobi de renégocier le poids et les modalités de remboursement du financement accordé par le gouvernement chinois, China Exim Bank et China Development Bank pour cette infrastructure.
La digitalisation au détriment de projets jugés moins essentiels
Polémique sur la dette commerciale et publique vis-à-vis de la Chine, remise en question des chaînes industrielles et logistiques mondiales induite par la pandémie de Covid-19, baisse de l’activité économique et des investissements… Les canaux par lesquels l’activité et la présence des acteurs chinois en Afrique sont perturbées ne manquent pas.
la réduction des flux de capitaux chinois pourr[ait] entraîner une attitude moins enthousiaste envers Obor
« Quel que soit l’impact durable du Covid-19 sur l’économie mondiale, [Obor] restera une priorité pour la Chine », expliquent les avocats du cabinet international Baker McKenzie dans une mise à jour, en mars, de leur rapport phare sur cette initiative. Pour autant, avertissent-ils, « la réduction des flux de capitaux chinois, ainsi que les retombées économiques pour le secteur des PME du pays, en difficulté financière, pourraient entraîner une attitude moins enthousiaste envers [Obor] au cours des douze à vingt-quatre mois à venir, et les priorités de la Chine se déplaceront vers l’obtention de résultats dans le pays, plutôt qu’à l’étranger ».
Selon leur estimation, « cela pourrait se traduire par une réduction des investissements dans les marchés plus petits et moins critiques d’Obor, où les possibilités de relier ces investissements à l’offre mondiale sont limitées. L’Asie centrale, l’Afrique subsaharienne et l’Europe de l’Est connaîtront par conséquent une baisse à court terme des activités liées à Obor par rapport à l’Asie du Sud-Est ».
Chaque dossier sera certainement mieux pensé, sa rentabilité mieux étudiée
Si aucun responsable chinois n’a encore fait de déclaration en ce sens, il semble évident pour de nombreux observateurs que Pékin va donc devoir revoir sa stratégie. La redéfinition en cours des chaînes d’approvisionnement mondiales a déjà provoqué l’abandon de quelques projets en Asie.
« Chaque dossier sera certainement mieux pensé, sa rentabilité mieux étudiée. Les plus grands chantiers pourraient voir leur taille réduite, avec des délais de livraison plus longs pour peser moins lourd dans les finances des pays emprunteurs, qui, in fine, supportent le poids de l’investissement », confirme le sinologue Thierry Pairault.
Digital Silk Road et Health Silk Road, des priorités
La nature même des projets pourrait évoluer, avec une priorité pour les voies « numériques », plutôt que physiques. « Pékin va certainement mettre l’accent sur des infrastructures digitales qui coûtent moins cher et sont donc moins risquées en matière d’investissement », reprend Jonathan Hillman.
Une initiative Obor 2.0 qui se matérialiserait notamment autour du développement de la 5G par Huawei et des solutions technologiques apportées en matière d’e-santé par Alibaba ou Tencent durant la pandémie. À cette aune, des projets intégrés comme le déploiement de 4 300 km de fibre optique, adossé à une interconnexion des administrations et des infrastructures de vidéosurveillance et de gestion d’éclairage public (Safe City), réalisé par Huawei en Guinée, pourrait faire des émules durant la future phase du déploiement d’Obor.
Prévue dès le démarrage des Nouvelles Routes de la soie, la réalisation des Digital Silk Road (DSR) et de la Health Silk Road (HSR) devient réalité, dans la foulée de la promesse faite par Pékin de déployer son expertise dans la lutte contre le Covid-19 au service de ses partenaires. Selon le cabinet Baker McKenzie, Huawei participe déjà à près d’une dizaine de projets de smart city sur le continent, notamment à Johannesburg, Nairobi, Alger, Lusaka et Calabar (Nigeria).
Mais, à l’heure où le Covid-19 grippe l’ensemble de l’économie mondiale et fait plonger les flux commerciaux, la Chine dispose-t-elle encore des moyens nécessaires à la poursuite de ses ambitions ? Touché de plein fouet, le pays a vu ses volumes d’exportation chuter de 16 %, sa production industrielle faiblir de 13,5 %, ses investissements diminuer de 25 % et son indice de consommation fondre de 20 % depuis le début de cette année. Le PIB chinois s’est contracté de 6,8 % durant les trois premiers mois de l’année 2020, soit la plus faible performance enregistrée depuis au moins 1992…
L’incertitude est si grande que, pour la première fois depuis bien longtemps, Pékin ne s’est pas fixé d’objectif de croissance pour 2020. Cette dernière ne devrait pas dépasser 5 %, selon de nombreux experts, alors que le taux de chômage frise actuellement les 20 %, dans la foulée du demi-million de PME obligées de mettre la clef sous la porte depuis janvier.
Aussi, la possible réorientation des priorités d’Obor en Afrique ne permet-elle pas d’éluder la question de son financement et, en particulier, le sujet plus large de la dette africaine vis-à-vis de ses partenaires chinois. Certes, les pays membres du G20, dont la Chine, se sont engagés à la mi-avril à ne plus demander de remboursements sur la dette publique qui leur est due par les pays pauvres jusqu’à la fin de cette année, tout comme le FMI.
Mais Pékin, qui, en fonction des calculs retenus et des remboursements déjà effectués, détiendrait entre 17 % et 60 % de la dette africaine – soit 58 à 145 milliards de dollars –, a attendu le 17 juin pour se positionner officiellement sur la question. Devant les caméras de la télévision publique, Xi Jinping a annoncé que certains pays africains seraient exemptés de remboursement sur les prêts arrivant à échéance en 2020, confirmant à peine ce qu’il avait déjà soutenu du bout des lèvres deux mois plus tôt avec le G20.
La Chine prône une approche bilatérale de la dette
Pékin est donc prêt à discuter, mais pas question de répondre aux attentes d’annulation pure et simple, exprimées ces dernières semaines du côté de Djibouti ou d’Accra. « Ce serait beaucoup trop coûteux pour la Chine, qui va finir l’année à renégocier ses accords plutôt qu’à en signer de nouveaux », prévoit Jonathan Hillman.
Au demeurant, ces annonces ne concernent que la dette publique et non les créances accordées par des structures commerciales et privées. Selon les données d’une étude codirigée en 2019 (et actualisée en avril) par Carmen Reinhart, nommée en mai nouvelle économiste en chef de la Banque mondiale, ces créances publiques et privées dépasseraient 107 milliards de dollars, dont près de 20 % dus par des acteurs économiques en Angola, suivis de l’Éthiopie (13,4 %) et le Kenya (9 %).
À une solution globale, telle que proposée par le Club de Paris, Pékin préfère rester fidèle à son approche bilatérale, même s’il faut pour cela éplucher chaque contrat. « Quelques annulations ont été accordées au cas par cas par le passé, mais la Chine estime que, dans un partenariat d’égal à égal, elle n’a pas à effacer les dettes », explique Arthur Minsat, économiste à l’OCDE.
En 2018, la Chine avait déjà annulé 78 millions de dollars de dette au Cameroun, 7,2 millions de dollars au Botswana et 10,6 millions de dollars au Lesotho. En 2017, le Soudan du Sud avait bénéficié d’une annulation de 160 millions de dollars. Selon les études, la Chine aurait annulé depuis 2000 entre 2 et 4 milliards de dollars de dettes détenues par des pays à faible revenu dans le monde.
Aucun gouvernement africain n’a d’ailleurs explicitement demandé à Pékin qu’il annule sa dette
Ces annulations, plus de 300 contrats individuels selon certains experts, portent généralement sur des valeurs inférieures à 100 millions de dollars et ne concernent que des prêts gouvernementaux à taux concessionnels, arrivant souvent à la fin de leur échéance. « Aucun gouvernement africain n’a d’ailleurs explicitement demandé à Pékin qu’il annule sa dette, pour ne pas risquer de se fermer un canal de financement aujourd’hui sans équivalent », rappelle cependant Jonathan Hillman.
Pour concilier la poursuite d’Obor et la nécessité pour le géant asiatique de relancer prioritairement sa propre économie, la participation d’investisseurs étrangers – institutionnels ou privés – au financement des projets des Nouvelles Routes de la soie pourrait s’accélérer. Certains dossiers, notamment en Afrique, ont déjà fait l’objet d’accords tripartites, avec la France, au Togo, ou l’Inde, au Nigeria. Pour qu’une telle pratique se généralise, « il faut que la Chine ouvre ses livres de comptes. Et pour l’instant, elle s’y est toujours refusée », rappelle Thierry Pairault.
Ne pas écorner son image
Pékin ne peut prendre le risque de ternir davantage son image sur un continent qui pourrait voir son rôle grandir au sein de l’initiative Obor, en tant que consommateur en devenir des biens et services chinois, et passerelle vers les marchés européens. L’Afrique, de son côté, semble toujours aussi désireuse de travailler avec une Chine qui « a comblé un vide énorme en lui permettant de s’équiper rapidement à moindre coût », rappelle Arthur Minsat.
Bien qu’imparfait, le modèle de développement chinois reste une solution de choix. La crise sanitaire vient pourtant d’en révéler les limites, notamment pour les économies fragiles, obligeant Pékin à corriger le tir et « à se montrer pragmatique en acceptant de ne pas récupérer tout ce qui a été prêté », estime Thierry Pairault.
L’heure semble être pourtant de trouver les réponses qui préservent les amitiés, notamment en Afrique, où la surmédiatisation de l’aide envoyée par Pékin durant les premières semaines de la pandémie a créé bien des irritations. Quand ce n’est « l’arrogance » de certains officiels chinois qui agaçait, ou encore les nombreux actes de discrimination infligés à des ressortissants du continent dans la ville de Guangzhou, au début d’avril. Les responsables africains attendent un geste fort de leur partenaire chinois, appelé à sortir de la « bataille des narratifs » engagée contre les Occidentaux ces derniers mois, pour enfin tomber le masque.
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