Cameroun – David Abouem À Tchoyi : « Aucun dialogue ne peut réussir sans compromis ni renoncement »
L’ex-gouverneur des régions anglophones camerounaises a animé la sous-commission sur la décentralisation lors du Grand Dialogue national. Neuf mois plus tard, il fait le point sur les engagements pris.
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Entériné à l’issue du Dialogue national, le processus de décentralisation a abouti à l’organisation d’élections locales en février. Mais la pandémie de Covid-19 a gelé la mise en place des autres mesures, laissant l’opposition sur sa faim et compliquant un peu plus encore la situation économique.
«C’est l’un des rares francophones à jouir d’un immense respect chez nous, les anglophones, surtout auprès des anciens qui l’ont vu à l’œuvre en tant que gouverneur des provinces du Nord-Ouest et du Sud-Ouest », lâche un avocat installé à Douala. À 76 ans, celui qui a aussi été ministre et secrétaire général de la présidence (1984-1985) s’est reconverti depuis trois décennies dans le conseil. Pour Jeune Afrique, il commente le processus de décentralisation engagé à l’issue du Grand Dialogue national.
Jeune Afrique : Vous étiez l’un des vice-présidents de la sous-commission sur la décentralisation lors du Grand Dialogue national (GDN). Près de neuf mois plus tard, les promesses de changement sont-elles tenues ?
David Abouem À Tchoyi : Certaines recommandations sont applicables à court terme, d’autres à moyen terme et à long terme, d’autres encore à très long terme. Il se trouve qu’à sa toute première session après le GDN – un mois plus tard à peine – le Parlement a adopté une loi portant code général des collectivités territoriales décentralisées. Nombre de recommandations du GDN ont été prises en compte.
On peut citer : la reconnaissance d’un statut spécial aux régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, l’affectation d’au moins 15 % des recettes de l’État à la dotation générale de la décentralisation, l’adoption du principe de l’élection du « maire de la ville » à la tête de la communauté urbaine en lieu et place du délégué du gouvernement nommé par le pouvoir central, la création d’une école spécialisée dans la formation des cadres administratifs et techniques au profit des collectivités décentralisées, l’affirmation de l’exclusivité de l’exercice par les collectivités des compétences qui lui sont transférées, l’adoption d’un statut pour les élus régionaux et locaux, etc. Nous pouvons donc affirmer que les promesses de changement sont progressivement tenues.
Faudra-t-il aller plus loin dans le transfert de compétences aux collectivités décentralisées en permettant, par exemple, aux grandes villes de s’endetter directement pour accélérer leur aménagement ?
Toutes les communes, et singulièrement les grandes villes, ont déjà la possibilité de recourir à l’emprunt pour compléter le produit de la fiscalité et les dotations de l’État. Elles peuvent aussi s’engager dans différents partenariats (public-public, public-privé, avec des organisations de la société civile ou des organismes de pays étrangers). Les outils juridiques nécessaires à l’accélération de leur aménagement sont donc en place. Bien évidemment, on pourrait en améliorer le rendement ou en imaginer d’autres.
Les maires et les présidents de région ont une grande marge de manœuvre. »
Les maires et les présidents de région bénéficient-ils d’une vraie marge de manœuvre vis-à-vis des préfets et des gouverneurs ?
Leur marge de manœuvre est grande. La plupart des actes qu’ils prennent sont exécutoires de plein droit, après transmission aux représentants de l’État. Ils peuvent même saisir le juge administratif en cas de désaccord avec le préfet ou le gouverneur. Les domaines dans lesquels l’approbation préalable de l’administration est requise sont énumérés : par exemple le budget, les emprunts, les affaires domaniales, le recrutement du personnel, les conventions de coopération internationales, les plans communaux et régionaux de développement ou d’aménagement du territoire. Le rôle du représentant de l’État consiste surtout à assurer le contrôle de légalité en vue du fonctionnement régulier et du développement harmonieux des collectivités. Cette marge de manœuvre ne pourrait être réduite que par des dysfonctionnements condamnables ou par des pratiques anormales.
Les régions anglophones bénéficient en principe d’un statut spécial. Cela répond-il aux aspirations de la majorité de leur population ?
L’adoption d’un statut spécial pour le Nord-Ouest et le Sud-Ouest a été saluée par la grande majorité des populations de ces deux régions comme une reconnaissance de leurs spécificités. Le code général en a dessiné les premiers contours, notamment en ce qui concerne leur organisation, leur fonctionnement et les compétences supplémentaires qui leur sont conférées. Ce sont là des avancées réelles. Des textes particuliers viendront préciser le contenu des spécificités et des particularités du système judiciaire et du système éducatif. On peut donc penser que ces textes iront plus loin que le code général actuel. En conséquence, à ce stade, tout jugement de valeur sur le statut spécial reposerait sur des éléments partiels.
Aucun dialogue ne peut réussir sans compromis ni renoncement. »
Pour trouver une solution à la crise anglophone, le gouvernement peut-il faire l’économie d’un dialogue qui implique les leaders séparatistes ?
La logique voudrait que ceux qui soulèvent des problèmes participent à la recherche des solutions à y apporter, dans un esprit de compromis. Le président Paul Biya a déclaré qu’aucune question n’était taboue. Le Premier ministre a renchéri en affirmant qu’on peut discuter de tout, « sauf de séparation ou de sécession ». Il faut donc une dose suffisante de bonne volonté, d’ouverture, de réalisme et un esprit de compromis. La propension à l’extrémisme ou au jusqu’au-boutisme n’est pas la voie de la sagesse, car aucun dialogue ne peut réussir sans compromis ni renoncement. Je demeure convaincu que les Camerounais peuvent se parler, s’écouter, se pardonner, se réconcilier, s’entendre pour apporter des solutions à leurs problèmes.
Les Camerounais francophones regardent-ils toujours cette crise anglophone « de haut », comme vous le constatiez il y a trois ans ?
Le Cameroun sous tutelle française (Cameroun oriental) a accédé à l’indépendance près de deux ans avant le Cameroun sous tutelle britannique (Cameroun occidental). Il a, de surcroît, une superficie et une population plus importantes. Si, pour tous les Camerounais, la réunification du 1er octobre 1961 s’analyse comme des retrouvailles fraternelles, la primogéniture du Cameroun oriental à la souveraineté internationale a laissé dans le subconscient de certains que le Cameroun occidental était « venu les rejoindre ». D’où certains réflexes ou attitudes pouvant ressembler aux comportements d’un grand frère à l’égard d’un petit frère. C’est contre cette propension inconsciente que je mettais en garde. Aujourd’hui, tout le monde a une claire conscience de ce problème.
Des leaders anglophones tels que John Fru Ndi et Akere Muna, rejoints en cela par Maurice Kamto, continuent de militer pour le fédéralisme. Cette option est-elle pertinente pour le Cameroun ?
Le Cameroun a vécu dans un système fédéral pendant plus de dix ans. C’est pour des raisons économiques que, depuis 1972, il est devenu un État unitaire, avant d’être transformé en État unitaire décentralisé. La bonne démarche ne consisterait-elle pas à présenter, sur tous les plans, les points forts et les points faibles de chacun ? C’est à cet effort que devraient s’astreindre les experts, pour en déduire l’option qui comporterait le plus d’avantages et le moins d’inconvénients. C’est sur cette base et sur celle des expériences étrangères que le peuple souverain se déterminerait en toute connaissance de cause.
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