Bataille de marchés : à l’assaut de l’hinterland africain

Acteurs historiques du secteur et nouveaux entrants se livrent une bataille acharnée pour mieux desservir l’intérieur des terres du continent.

Au port d’Abidjan. © Jacques Torregano/Divergence

Au port d’Abidjan. © Jacques Torregano/Divergence

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Publié le 6 août 2020 Lecture : 6 minutes.

Au port d’Abidjan. © Jacques Torregano/Divergence
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Logistique : une concurrence toujours plus intense

Dans ce secteur plus que jamais déterminant pour les économies africaines, acteurs historiques et nouveaux entrants se livrent une concurrence acharnée.

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Si la pandémie de Covid-19 a mis en lumière ces derniers mois la fragilité d’une économie internationale plus que jamais ouverte aux quatre vents de la mondialisation, elle a également souligné le rôle fondamental des secteurs du transport et de la logistique.

D’ailleurs, dès la mi-mars, au moment où le confinement et les restrictions de mouvements se généralisaient à travers la planète, Kitack Lim, le secrétaire général de l’Organisation maritime internationale (OMI) demandait aux gouvernements de rester pragmatiques, estimant « qu’en ces temps difficiles, la capacité du secteur à livrer des biens fondamentaux tels que des fournitures médicales et des denrées alimentaires, sera[it] essentielle pour répondre à cette pandémie et, à terme, la surmonter ».

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Quelques jours plus tard, les experts de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) appelaient à leur tour « au maintien et à la protection du trafic maritime et des chaînes logistiques ».

Des ruptures importantes dans les chaînes d’approvisionnement

La situation commençait alors à devenir critique pour le transport maritime. Les navires, qui transportent chaque année plus de 80 % du commerce mondial, faisaient face, au début de mars, à d’importantes mesures de quarantaine avant de pouvoir accoster, quand les ports n’étaient pas tout simplement fermés.


Le cabinet de conseil américain Kearney estime qu’à cette période un départ sur deux était annulé depuis la Chine et que le taux de remplissage des navires marchands qui appareillaient ne dépassait pas les 30 %, « provoquant des ruptures importantes dans les chaînes d’approvisionnement ». L’activité portuaire a donc elle aussi plongé, dans le sillage du ralentissement général de l’économie.

Anvers a annoncé une baisse de 4,9 % de ses volumes au premier semestre, Rotterdam près du double. Marseille ou Le Havre ont vu fondre un tiers de leurs tonnages depuis le début de l’année, pendant que, sur les côtes nord-africaines, des terminaux de transbordement aussi significatifs que Damiette, en égypte, ou Tanger, au Maroc, s’attendent à une chute de 40 % de leurs nombres d’escales au deuxième semestre.

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Jongler entre capacités de stockage limitées et impératifs saisonniers

Mais, dans un contexte maritime international déjà compliqué par la guerre commerciale sino-américaine, par la surcapacité récurrente de la flotte mondiale et par les défis que doivent relever les armateurs afin de répondre aux nouvelles normes environnementales, le secteur portuaire africain « a globalement maintenu ses volumes », pour reprendre la formule utilisée chez Bolloré Transport & Logistics (BTL).

Bien sûr, l’Afrique n’a pas évité les six semaines de baisse d’activité du commerce mondial, d’avril à mai, qui continuent d’affecter chaque maillon de la chaîne logistique. Mais la reprise de la production industrielle en Chine, déjà constatée en juin, « laisse présager une augmentation progressive du transport de conteneurs », estime un cadre de la CMA-CGM. Voilà pour l’import.

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Côté export, « les stocks de coton, de noix de cajou et de cacao sont en très forte augmentation », estime-t-on chez BTL. Aux opérateurs de savoir jongler entre des capacités de stockage vite limitées et les impératifs saisonniers propres à chaque production agricole. Le temps que les carnets de commandes se remplissent et que la flotte mondiale reprenne vraiment du service.

Un trafic conteneurisé en croissance

Avant la crise sanitaire et malgré ses difficultés structurelles, le secteur maritime avait établi un nouveau record en 2019, en transportant 11 milliards de tonnes de marchandises. Plus de 800 millions d’équivalents-vingt-pieds (EVP) avaient alors sillonné les océans, dont près de 4 % à destination – ou en provenance – de l’Afrique.

Véritables mètres-étalon de la mondialisation, les conteneurs partent toujours d’Asie et d’Occident chargés de biens de consommation et d’équipements, mais ils sont chaque année un peu plus nombreux à quitter les ports africains gonflés de vracs agricoles et miniers.

Si bien que, « même si une décélération du trafic conteneurisé est constatée à l’échelle mondiale, l’Afrique continue de jouir d’une croissance satisfaisante », constate Georges Serre, conseiller chargé des relations internationales chez CMA CGM qui, ces dernières années, comme beaucoup d’autres grands armateurs (Cosco, MSC, Maersk…) a élargi son offre de services, notamment à terre, pour garder ses parts de marché sur une activité toujours plus concurrentielle.

Dès qu’un conteneur touche terre, tout devient compliqué

Les acteurs historiques les plus solidement établis, transporteurs maritimes et grands logisticiens comme BTL, font face à des groupes arrivés plus récemment, souvent d’origine asiatique – tels Arise, filiale du singapourien Olam, et le philippin ICTSI – pour trouver en Afrique de nouveaux relais de croissance.

Car « les ports ne sont plus un sujet en Afrique », estime Yann Alix, expert maritime auprès de la fondation Sefacil. « Aujourd’hui, dès qu’un conteneur touche terre, tout devient compliqué », confirme un opérateur abidjanais.

Et, dans la foulée des compagnies maritimes, des manutentionnaires historiques, mais aussi de certains « chargeurs », comme le géant agro-industriel Olam, c’est tout le continent africain qui doit prendre le virage logistique. Si le versant portuaire a fait sa mue à travers l’Afrique depuis une douzaine d’années, pour répondre aujourd’hui globalement aux attentes de ses utilisateurs, tout reste à faire une fois franchies les clôtures des terminaux, lorsqu’il s’agit de desservir l’hinterland.

Des implantations excentrées pour éviter la congestion urbaine

L’Afrique manque toujours de routes, de voies ferrées, d’aéroports, alors que l’urgence du Covid-19 a démontré la nécessité de s’appuyer sur le secteur aérien pour sa flexibilité et sa rapidité, sur le ferroviaire pour massifier et sécuriser le transport des marchandises, et ce « jusqu’au dernier kilomètre », comme le veut la finalité même de l’activité logistique. Or, la congestion urbaine ralentit dès le début l’évacuation des conteneurs.

« L’interface entre une ville et son port pose souvent problème », a déjà plusieurs fois confirmé Philippe Labonne, le directeur général adjoint de BTL, qui cite parmi d’autres les exemples de Pointe-Noire ou de Lagos.

La Cnuced a calculé que, s’il fallait en moyenne huit heures pour évacuer un conteneur d’un port japonais ou allemand, la même opération prenait dix fois plus de temps au Nigeria et au Sénégal, douze fois plus au Kenya. Conscients du problème bien avant la crise sanitaire, les autorités publiques africaines comme les opérateurs internationaux privilégient dorénavant les implantations portuaires hors des grandes capitales.

L’explosion attendue de la démographie entraînera l’explosion des volumes

À Djibouti et à Tanger, les derniers terminaux ont été construits loin des agglomérations engorgées. Au Sénégal, DP World a jeté son dévolu sur le site de Ndayane, situé à une cinquantaine de kilomètres de Dakar. En Côte d’Ivoire, MSC a misé sur San Pedro pendant que CMA CGM choisissait Kribi au Cameroun.

Ces nouvelles interfaces portuaires, aux dimensions toujours plus démesurées pour faire face à l’explosion des volumes provoquée par celle attendue de la démographie à travers le continent, sont également équipées de vastes zones multimodales de stockages et de distribution, comme à Vridi pour BTL, afin d’accompagner le développement du futur TC2 d’Abidjan ou à Nkok pour Olam, en arrière-plan du terminal gabonais d’Owendo.

Ces plateformes logistiques, mais aussi parfois industrielles, sont appelées à s’interconnecter pour constituer la première ossature d’un réseau logistique à vocation continentale. Les marchés de l’intérieur seront ensuite desservis par de grandes « pénétrantes », routières depuis Dakar vers Abidjan et Lagos dans la zone Cedeao, ou bien de Douala vers Ngaoundéré, N’djamena et Bangui en Afrique centrale ; ferroviaires dans le cadre des Nouvelles Routes de la soie tracées par les Chinois à travers le Sahel ou dans l’Est africain.

Développer le commerce interne pour se protéger des chocs extérieurs

De telles infrastructures, en fluidifiant les approvisionnements, doivent assurer le développement d’une industrie de transformation en Afrique, dont la valeur ajoutée créée justifiera les investissements souvent substantiels à réaliser.

« L’Afrique importe chaque année pour près de 50 milliards de dollars de denrées alimentaires qu’elle pourrait produire elle-même », rappelle Karim Aït-Talb, directeur général délégué de Geocoton.

À condition de disposer d’une chaîne logistique suffisamment efficace pour accélérer la constitution d’espaces économiques régionaux qui doperont les échanges intra-africains, encore limités à 12 % (contre 60 % en Europe et 40 % en Asie).

Les experts de l’Afreximbank assurent déjà depuis plusieurs années que le développement de ce commerce interne « constitue pour l’Afrique le moyen le plus sûr de se protéger des chocs économiques extérieurs ». C’est en suivant cette logique que la logistique tisse sa toile à travers le continent.

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