Esclavage – Timothée de Fombelle : « Chaque être était arraché avec toute sa vie ! »

Dans « Alma, le vent se lève », le romancier français propose le premier volet d’une trilogie consacrée à l’histoire de l’esclavage.

Timothée de Fombelle a fait paraître son premier roman pour la jeunesse, « Tobie Lolness », en 2006. © JOEL SAGET/AFP

Timothée de Fombelle a fait paraître son premier roman pour la jeunesse, « Tobie Lolness », en 2006. © JOEL SAGET/AFP

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 31 juillet 2020 Lecture : 9 minutes.

Auteur connu pour Tobie Lolness, parabole écologique et poétique sur le monde contemporain, Timothée de Fombelle suit dans son nouvel opus les aventures d’une jeune Oko, dont une partie de la famille a été enlevée par des marchands d’esclaves, de Joseph, aventurier français embarqué à bord d’un navire négrier, et d’une foultitude d’autres personnages. Le premier volet d’une trilogie à la verve puissante, soutenu par une riche documentation et porté par une écriture aussi sensible qu’enlevée.

Jeune Afrique : Alma, la grande fresque sur l’esclavage que vous venez d’entamer, est née d’un séjour en Afrique quand vous étiez adolescent.

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Timothée de Fombelle : Quand j’avais environ 5 ans, j’ai vécu une année au Maroc, à Agadir. Mon père était architecte et urbaniste, il s’occupait du schéma directeur de la ville. Cette période a permis au petit Français né à Paris dans le 14e que j’étais une découverte sensible de l’ailleurs. Plus tard, vers l’âge de 13 ans, j’ai vécu pendant deux ans en Côte d’Ivoire, mon père travaillant à l’Atelier d’urbanisme ­d’Abidjan. Au collège Jean-Mermoz, j’ai pu faire de nombreuses rencontres. Cela a été un moment très intense de découvertes. Il n’y avait pas chez nous l’idée de rebâtir une sorte de petite France à l’étranger, et Abidjan a été le point de départ de balades vers le Mali et le Ghana. Aujourd’hui, quand je dois me repérer dans le temps, je me rends compte que toute ma mémoire est construite autour de ce moment : il y a l’avant- et l’après-Côte d’Ivoire.

Vous avez changé à ce moment-là ?

Le changement est lié au déracinement, à l’ailleurs, qui sont des obsessions dans ce que j’écris. Se retrouver à Abidjan, c’est un décentrement qui fait du bien et me permet de découvrir des vies très différentes de la mienne, au moment où je vis l’adolescence. Cela m’a transformé. À cet âge, nous sommes des éponges très sensibles à ce qui nous entoure, et même nos parents ne peuvent se rendre compte de l’intensité de ce que nous vivons. Adulte, j’ai voulu repartir. Au Vietnam, comme jeune professeur, je me suis rendu compte que je cherchais l’Afrique en Asie !

Il restait des traces du passage de ces hommes et de ces femmes dans la croûte de terre des caves

C’est à partir de la Côte d’Ivoire que vous découvrez les forts construits sur la côte…

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Pendant les vacances de la Toussaint, nous sommes partis vers le Ghana, dans notre Mazda break. On a visité tout le chapelet des forts que j’évoque dans Alma : Elmina, Cape Coast, Shama. Mon appareil photo autour du cou, je ne savais pas ce que j’allais trouver quand nous avons atteint la première de ces forteresses blanches qui tombent dans la mer. Cela a été un choc terrible. J’avais sans doute entendu parler du drame de l’esclavage, mais c’était quelque chose d’abstrait. Là, un gardien nous a expliqué ce qu’il s’était réellement passé dans ce lieu où des milliers d’Africains – des millions à l’échelle de toute la côte – ont transité avant d’être embarqués pour traverser l’Atlantique. Il restait des traces du passage de ces hommes et de ces femmes dans la croûte de terre des caves du fort. C’était bouleversant.

Dans Alma, plusieurs personnages prennent de la même manière conscience de la réalité.

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Oui, cette transformation s’inspire de ma prise de conscience personnelle et surtout du chemin que j’aimerais faire parcourir à mes lecteurs. On peut apprendre qu’une masse de personnes ont été déportées vers un autre continent, mais c’étaient des individus avec chacun leur histoire. Chaque être était arraché avec toute sa vie ! C’est ce dont j’ai pris conscience à Elmina.

« Alma, le vent se lève », de Timothée de Fombelle, est paru chez Gallimard Jeunesse le 11 juin 2020. © François Place /Gallimard jeunesse 2020

« Alma, le vent se lève », de Timothée de Fombelle, est paru chez Gallimard Jeunesse le 11 juin 2020. © François Place /Gallimard jeunesse 2020

Vous êtes-vous beaucoup documenté ?

Oui, je fais comme une enquête en écrivant. Ma documentation est variée. Il y a des livres d’histoire qui synthétisent ce que l’on sait de la traite atlantique, comme ceux de Marcus Rediker sur le navire négrier, la piraterie et tout le prolétariat de la mer. Il a une vision assez marxiste de l’Atlantique du XVIIe siècle et s’intéresse aux plus démunis. J’ai aussi lu des études très précises, dont l’une sur la traite à La Rochelle. Et, grâce à Gallica, la bibliothèque en ligne de la BnF [Bibliothèque nationale de France], j’ai eu accès aux archives brutes que sont les livres de bord des navires, avec une majorité de témoignages de négriers, ce qui est très troublant.

Les récits d’esclaves sont beaucoup plus rares

Les récits d’esclaves, comme celui d’Olaudah Equiano, qui offre un point de vue depuis la cale et non depuis le pont supérieur, sont beaucoup plus rares. Il existe quelques témoignages issus de sources judiciaires qui racontent le parcours et la traversée de certains esclaves, mais on les compte sur les doigts d’une main, alors que ceux qui concernent la vie dans les plantations sont plus nombreux. Je me suis aussi documenté sur l’Afrique ancienne. La recherche en la matière s’est approfondie ces dernières années, notamment grâce au livre de François-Xavier Fauvelle. Et puis il y a aussi les travaux de quelques fous, comme Jean Boudriot, qui a écrit sur un bateau qui s’appelle L’Aurore !

C’est celui qui vous a inspiré La Douce Amélie, dans lequel embarque Alma…

Oui, ce bateau est parti en 1784, deux ans avant La Douce Amélie. J’ai cinquante ou soixante plans de ce navire et de sa charpente qui me permettent de m’y promener. L’Aurore a quitté Rochefort, où il a été construit, pour une traversée classique. Il est arrivé au Sénégal, puis il a caboté le long de la côte jusqu’au royaume du Kongo. Ensuite, il a traversé l’Atlantique vers Saint-Domingue, alors au faîte de sa splendeur. Le trafic des esclaves y était intensif pour permettre la production de sucre.

Une mémoire commence à être vivante quand on peut y insuffler de l’imaginaire

Alma est l’une des dernières représentantes du peuple oko. Ce peuple a-t-il vraiment existé ?

Non, c’est ma part d’imaginaire. J’avais besoin de cette liberté dans le monde bien réel que je décris en évoquant le royaume de Boussa, le fleuve Niger, les Ashantis. J’ai trop souffert en lisant ce qui existait en littérature sur le sujet : des parcours typiques de jeunes captifs… dans le genre « Vis ma vie d’esclave » ! Une mémoire commence à être vivante quand on peut y insuffler de l’imaginaire. C’est la seule manière de lui rendre hommage. J’ai donc créé les Okos, ce qui me permet de frôler le fantastique avec cette idée d’un peuple qui, se réduisant, concentre les pouvoirs et les talents. Si bien qu’ils vont presque acquérir des superpouvoirs.

Il existe une orisha portant ce nom…

Ce peuple, c’est une sorte de synthèse, un collage un peu cubiste d’éléments empruntés à des civilisations différentes. J’ai lu l’histoire d’une cité désertée très rapidement, sans que l’on sache pourquoi, et où l’on a retrouvé beaucoup de poteries. C’est dans les plis de ce genre de mystère que j’ai inventé ce peuple. Le mot lui-même est une fabrication, même s’il existe un peuple oyo…

Il y a dans votre roman une part de magie. Est-ce parce qu’on l’associe souvent au continent ?

Je voulais qu’il y ait une part de magie – quand il s’assied, des plantes poussent sous le frère d’Alma – parce que ce genre de vision me transporte. Mais je n’aurais pas utilisé un superpouvoir à la Spider-Man, j’avais besoin de fonder cette magie sur des traditions africaines, les chants et les griots notamment. La mère d’Alma, qui fait tenir le navire par son chant et son récit, je ne l’ai pas inventée. Sur un navire négrier, on a laissé une femme chanter la nuit parce que, quand elle faiblissait, la révolte grondait. C’est une histoire qui me fait penser que je ne serai jamais à la hauteur de ce qui est arrivé.

Dans ce tome, vous racontez comment des Africains capturaient d’autres Africains.

Tous les historiens en parlent. Au XVIIIe siècle, il n’y avait pas de razzias, parce que les Occidentaux avaient peur. Ils préféraient sous-traiter ce boulot très dangereux qui les obligeait à s’éloigner de leur base et à se battre alors qu’ils préféraient négocier. Dans Alma, je montre à quel point ce commerce, avec ses navires et leurs cales béantes qui avalaient de l’être humain, a complètement désorganisé et épuisé l’Afrique. Cette industrialisation est provoquée par l’envie de café et de sucre dans les cours et les faubourgs européens. Je ne me trompe pas sur la main qui la dirige. Avec trois volumes de 400 pages, je peux montrer la complexité de cette histoire.

Vos personnages aussi sont complexes. Et profondément humains.

Ma matière première, c’est l’humain et l’universel dans l’humain. Que je fasse vivre un Européen ou un Africain, je le fais exactement de la même manière. Chaque personnage a mille facettes, et je ne parviens pas à créer un méchant sans montrer la faille qui l’a rendu méchant. Je n’essaie pas de les excuser – j’ai de vraies ordures dans ma galerie de portraits ! –, mais ils ne sont pas sortis du ventre de leur mère avec le panneau « méchant » sur le front.

Vous avez tout de même une vision assez marxiste des relations entre les bons et les méchants…

C’est aussi une vision classique du récit de toute éternité, opposant le loup et l’agneau. J’ai les bons vieux défauts du raconteur d’histoires qui confronte l’obscur méchant à la pauvre petite chose ballottée par la vie. Cette vision verticale des relations que l’on retrouve dans Tobie Lolness avec Jo Mitch, sorte de magnat de l’immobilier, c’est le reflet de la vie.

Ce moment de l’Histoire est sidérant en ce qu’il nie une partie de l’humanité

Dans le cadre de la traite, je n’ai pas eu de difficultés à construire le personnage d’un méchant. Ce moment de l’Histoire est sidérant en ce qu’il nie une partie de l’humanité. Et tout le monde en profitait. Un boulanger du fin fond de la France pouvait vendre ses biscuits jusque sur les bateaux ! L’Europe s’est construite ainsi !

Où vont se dérouler les deux prochains tomes ?

Le deuxième commence dans la ville du Cap-Français et se passe à Saint-Domingue ainsi qu’en Louisiane, du côté des plantations. Il y a aussi une partie européenne, avec les tout débuts de l’abolition en Angleterre, autour d’un personnage qui a vraiment existé, Thomas Clarkson, jeune Britannique qui commence à se battre pour la libération des esclaves. Et Alma va se retrouver à Versailles au cours de l’hiver qui précède la Révolution française. Le troisième tome sera centré sur la grande révolte de Saint-Domingue. Parallèlement aux mouvements d’abolition européens qui n’aboutissent pas, je veux traiter du marronnage et de ces moments où les esclaves tentent de se libérer par eux-mêmes.

Polémique dans un verre d’eau

Une planche du livre « Alma », de Timothée de Fombelle. © JOEL SAGET/AFP

Une planche du livre « Alma », de Timothée de Fombelle. © JOEL SAGET/AFP

Une petite polémique a agité le milieu littéraire à la sortie d’Alma. L’éditeur anglo-saxon de Timothée de Fombelle, Walker Books, a en effet décidé de ne pas le publier sous prétexte qu’en tant que Blanc l’auteur ne serait pas légitime pour raconter l’histoire d’une enfant noire confrontée à l’esclavage. Ce n’est pas la première fois que ce genre d’idées s’invite dans le débat : il fut un temps où certains rescapés des camps de concentration refusaient que leur histoire fasse l’objet d’un livre d’imagination. Mais, pousser jusqu’au bout cette logique, ce serait signer l’arrêt de mort de toute littérature. Un certain Victor Hugo écrivait en préface des Contemplations : « On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Hélas ! Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! »

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