Côte d’Ivoire : Abidjan au temps d’Houphouët-Boigny
Du palais présidentiel à la Pyramide, en passant par la cathédrale Saint-Paul et la tour de l’Hôtel Ivoire, balade dans l’Abidjan d’hier et d’aujourd’hui, au gré des lieux emblématiques de ses glorieuses années 1960-1970.
Dans une célèbre scène de La Pyramide humaine, l’un des films les plus populaires du réalisateur français Jean Rouch (sorti en 1961, mais tourné en 1959), on aperçoit deux amis, une jeune femme blanche et un jeune homme noir, rouler tranquillement à vélo le long de la lagune Ébrié, puis traverser Treichville après avoir franchi le nouveau pont (Félix-Houphouët-Boigny) pour se rendre à la plage. À l’époque, la ville n’avait pas besoin de pistes cyclables, les voitures y étaient rares, et les rues, bien asphaltées, n’étaient pas encore des autoroutes.
Le 1er mai 1959, quand Félix Houphoüet-Boigny prend officiellement la tête du gouvernement ivoirien, il est aussi, depuis 1956, le premier maire de la commune de plein exercice d’Abidjan. Lorsqu’il devient le premier président du pays, en novembre 1960, il s’attelle à faire de « sa » petite capitale d’à peine 200 000 habitants la vitrine de l’Afrique de l’Ouest.
L’écrivain et journaliste Venance Konan n’a pas oublié ses premiers pas dans le « Babi » des années 1960-1970. « Houphouët voulait éliminer certaines traces de la colonisation, c’est pour cela qu’il a fait démolir l’ancien palais du gouverneur pour construire à la place un palais présidentiel moderne et plus africain. Il ne voulait plus d’une petite ville de province à la française, il rêvait d’une capitale africaine digne de ce nom, calquée sur le modèle américain. »
Houphouët le bâtisseur
En effet, c’est à la demande expresse du président-fondateur de la République de Côte d’Ivoire qu’un palais présidentiel est érigé – sur des fonds français –, en moins de deux ans, par l’architecte Pierre Dufau. Construit dans la commune du Plateau, avec de nombreuses vues sur la lagune Ébrié, cet ensemble inauguré en 1961 comporte plusieurs bâtiments : le palais présidentiel, la résidence officielle du chef de l’État, ainsi que des cabinets ministériels. De forme rectangulaire et très moderne, mêlant structure à angle droit et toit légèrement incurvé, la silhouette générale du bâtiment principal n’est pas sans rappeler celle du palais présidentiel de Brasília, dessiné par Oscar Niemeyer et inauguré en 1958.
Dans la foulée, Houphouët fait construire un deuxième ouvrage pour franchir la lagune Ébrié, le pont Général-de-Gaulle, qui sera inauguré en 1967. C’est également à son initiative que l’architecte italien Aldo Spirito a bâti la cathédrale Saint-Paul, qui surplombe le Plateau et la baie de Cocody. Le pape Jean-Paul II a béni la première pierre de l’ouvrage en mai 1980, lors de sa première visite pastorale en Côte d’Ivoire, et il est revenu à Abidjan en août 1985 pour consacrer l’édifice achevé.
Cosmopolite et futuriste
De 1960 jusqu’au début des années 1980 – après lesquelles la prospérité sera mise à mal par la crise économique mondiale, puis, à partir des années 1990, par les crises politiques successives –, la Perle des lagunes est en plein boom économique et culturel. L’explosion des cours du cacao permet aux Ivoiriens de voir les choses en grand, en politique, en urbanisme comme en musique. L’un des bâtiments les plus emblématiques de la métropole ivoirienne est sans aucun doute le prestigieux Hôtel Ivoire, inauguré en 1963, et sa tour de 107 mètres de hauteur construite trois ans plus tard.
Houphouët en a rêvé après un séjour à l’hôtel Ducor, à Monrovia, en 1960. Et Moshe Mayer, l’architecte israélien du Ducor, lui a donné vie. Posé à l’extrémité ouest de la baie de Cocody, le palace voit Abidjan à ses pieds : en face, les buildings du Plateau, les ponts Félix-Houphouët-Boigny et Général-de-Gaulle ; à gauche, le quartier chic de Marcory et l’historique Treichville ; tout autour, la lagune Ébrié. Témoin de l’histoire glorieuse et tourmentée du pays, il a été rénové après la crise politico-militaire de 2010-2011 et a rouvert en 2015 sous l’enseigne Sofitel. On y croise de nouveau chefs d’État et stars en visite dans la sous-région (lire le reportage : « Voyage Ivoire, mon beau miroir », sur jeuneafrique.com).
Autre symbole du style houphouétiste, « maçonnique » et teinté de grandiloquence : la Pyramide. Conçu en 1968 par l’italien Rinaldo Olivieri et achevé en 1973, cet immeuble haut et original incarnera le miracle économique et culturel ivoirien. « Houphouët rêvait de faire d’Abidjan le Manhattan de l’Afrique, se souvient Venance Konan. C’était pour nous, jeunes Africains de l’intérieur, une ville du futur, avec ses buildings, la lagune Ébrié, où l’on pouvait encore se baigner et où les fils de riches Ivoiriens faisaient du ski nautique avec les Français. La tour de l’Hôtel Ivoire, la Pyramide : c’était futuriste. Et le président avait une vision bien précise d’Abidjan, il avait façonné une ville cosmopolite, où tout le monde parlait le même “français abidjanais”. »
Carrefour culturel
La ville donne d’ailleurs son nom à l’hymne national, adopté en juillet 1960 : L’Abidjanaise, un chant patriotique composé par l’abbé Pierre-Michel Pango sur des paroles écrites par le père Pierre-Marie Coty (évêque de Daloa de 1975 à 2005, il est décédé le 17 juillet 2020). La vie est belle à Abidjan. On y danse dans les maquis. À la radio, les refrains des sœurs Comoé louent la paix, la solidarité et la liberté de la femme. De jeunes formations musicales y jouent leurs premiers tubes, comme l’Orchestre du Conseil de l’Entente, de Mamadou Doumbia, et l’Ivoiry Band d’Anoman Brouh Félix. La capitale devient un carrefour culturel incontournable, où séjournent tous les grands artistes du continent, en particulier les musiciens, comme le saxophoniste camerounais Manu Dibango, appelé pour diriger l’orchestre de la RTI en 1975, qui s’y installe pendant quatre ans. L’Américain James Brown, lors de son premier voyage en Afrique, en 1968, y donne un concert privé pour le président Houphouët-Boigny.
Lustre retrouvé
En 1983, la décision de faire de Yamoussoukro, ville natale du président, la capitale politique et administrative du pays scelle le divorce entre « Nanan Boigny » et Abidjan. Après la mort du « Vieux », survenue en 1993, le manque d’entretien des bâtiments, des infrastructures et de la lagune, la croissance exponentielle de la population (1,5 million d’habitants au début des années 1980, 5 millions aujourd’hui) et les crises subies par le pays font perdre à la métropole le lustre dont elle bénéficiait pendant les vingt premières années de l’indépendance. En 2004, les violentes et meurtrières échauffourées entre militants pro-Gbagbo et militaires français de l’opération Licorne, autour de l’Hôtel Ivoire, achèvent de faire trembler sur son socle la statue du père de la nation – jugé « trop proche des Français ». Symbole de la prospérité du Plateau, la Pyramide n’est plus que l’ombre d’elle-même.
Il faut attendre la fin de la crise politico-militaire et l’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara – l’un des nombreux « fils spirituels » d’Houphouët –, en 2011, pour voir de grands projets urbains refleurir au cœur de la capitale économique : construction d’immeubles de bureaux futuristes au Plateau, chantier de la première ligne de métro, de deux nouveaux ponts sur la lagune, réaménagement de la baie de Cocody, etc.
Sans oublier la réhabilitation de plusieurs bâtiments emblématiques de l’houphouétisme, comme l’ancienne résidence du chef de l’État, à Cocody, ainsi que les travaux d’extension de la présidence, sous la houlette de Pierre Fakhoury, l’architecte qui a conçu et bâti Yamoussoukro. Plus qu’un symbole, un retour en grâce pour Abidjan.
Yamoussoukro, village capitale
L’air de rien, cette ville est peut-être, avant tout, l’un des premiers symboles ivoiriens de l’anticolonialisme. En 1901, N’Gokro, 500 habitants, n’était qu’un tranquille village de paysans cacaoculteurs, jusqu’à ce qu’en 1909 éclate une violente révolte entre populations locales akouès et représentants de l’Administration française. Pour sécuriser la région, le calme revenu, l’administrateur Simon Maurice décide de transférer le poste militaire français à N’Gokro, qu’il rebaptise Yamoussoukro en hommage à la reine baoulée Yamoussou, tante de Kouassi N’Go, qui dirigeait alors le village.
C’est là qu’en 1905 est né Dia Houphouët (qui, dix ans plus tard, se fera baptiser Félix). Petit neveu de Yamoussou, il prend la tête de la chefferie en 1939 et fait de la bourgade sa tribune. Ses discours à la tête du Syndicat agricole africain, mouvement anticolonialiste qu’il fonde en septembre 1944 (et qui donnera naissance au PDCI-RDA), sont remarqués. Un an plus tard, Houphouët entre en politique et ajoute à son nom celui de Boigny, « le bélier », symbole de sa ténacité et de son rôle de meneur. En 1960, Yamoussoukro prend son essor dès lors qu’Houphouët-Boigny devient président de la République. En 1964, plans à l’appui, ce dernier ne cache pas son ambition d’en faire la nouvelle capitale : une métropole au cœur du pays, loin de l’exiguïté d’Abidjan, qui permettra de décentraliser le pouvoir pour une meilleure stabilité politique, qui aura été choisie par les Ivoiriens et non par les colons, comme le furent Grand-Bassam (1893-1900), Bingerville (1900-1933) et Abidjan (1933-1983).
Lieu de symboles
En mars 1983, Yamoussoukro devient officiellement la capitale politique et administrative du pays. De grands travaux sont entrepris pour y faire construire les nouveaux symboles de la jeune nation : le palais présidentiel (réalisé par l’architecte Olivier-Clément Cacoub) et son fameux lac aux Crocodiles, la gigantesque pyramide de l’Hôtel des députés, l’aéroport international, sans oublier la basilique Notre-Dame-de-la-Paix. Conçue par l’architecte Pierre Fakhoury, elle reste considérée comme l’édifice religieux catholique le plus large au monde. Y seront célébrées les obsèques grandioses du « Vieux », en février 1994, deux mois après son décès.
Depuis, si elle est devenue une ville de sommets grâce aux infrastructures héritées d’Houphouët, l’agglomération de 400 000 habitants n’a jamais réussi à s’imposer comme la véritable capitale du pays, malgré les promesses des présidents successifs et malgré les symboles : c’est à Yamoussoukro que le Parlement se réunit en Congrès, qu’Alassane Ouattara a été investi en 2011, que le siège du Sénat a été installé en décembre 2019… En dépit du « travail important » réalisé ces dernières années, le président Ouattara a d’ailleurs concédé, lors de l’inauguration du bâtiment, qu’il regrettait « de n’avoir pas pu transférer la capitale à Yamoussoukro comme [il] l’avait promis ».
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