Cameroun : Jean Nkuete, une vie dans l’ombre de Biya

Cela fait quatre décennies que le discret Jean Nkuete chemine au côté de Paul Biya. Relais du chef de l’État auprès des milieux d’affaires bamilékés, il sera en première ligne lors des régionales de décembre. Le secrétaire général du RDPC y reprendra le rôle qu’il tient depuis tant d’années : celui de tour de contrôle de l’Ouest.

Jean Nkuete dirige le parti au pouvoir depuis 2011. © MABOUP

Jean Nkuete dirige le parti au pouvoir depuis 2011. © MABOUP

MATHIEU-OLIVIER_2024

Publié le 5 octobre 2020 Lecture : 7 minutes.

« La modestie n’est pas une vertu, seulement de la prudence. » George Bernard Shaw, l’auteur de cette maxime, énoncée en 1903, aurait pu ajouter, s’il avait été un contemporain de Paul Biya, qu’au Cameroun la modestie apparente est aussi un gage de longévité politique. Le Prix Nobel irlandais de littérature aurait alors pu participer à la rédaction de l’abécédaire du parfait homme politique de l’ère Biya. Aurait-il choisi « survivant » pour la lettre « S » ou « dinosaure » pour la lettre « D » ? Il aurait en tout cas pu donner un exemple de ces sauriens capables de survivre dans les milieux politiques tropicaux : Jean Nkuete.

Économiste respecté

Docteur ès économies quantitatives, le secrétaire général du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC, au pouvoir) n’a sans doute pas analysé l’œuvre de Shaw. Depuis ses études en Italie, de 1963 à 1969, à l’université catholique de Milan puis à l’École de développement économique de Rome, Jean Nkuete s’est imposé comme l’un des économistes les plus respectés du Cameroun. Il a rejoint Paul Biya lorsque celui-ci n’était encore que Premier ministre et il est resté, depuis, l’un de ses plus proches collaborateurs, jouant de ses réseaux au service de la politique du « grand patron », comme il le surnomme.

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Patron du RDPC depuis 2011, c’est une nouvelle fois ce Bamiléké de 76 ans qui est à la manœuvre pour mener le parti aux régionales de décembre. Certes, celles-ci sont gagnées d’avance puisque la majeure partie de l’opposition les boycotte, mais, en interne, les tensions sont nombreuses, autant que les ambitieux. Chacun espère obtenir l’un des nouveaux postes régionaux et se faire une place aux côtés des députés et des sénateurs de la machine RDPC. Une région attire notamment les regards : l’Ouest, dont l’un des ressortissants bamilékés, l’opposant Maurice Kamto, dispose de nombre de soutiens, officiels ou officieux.

Pour Jean Nkuete, natif de Balessing (Menoua) et ancien du collège de Dschang et du lycée de Nkongsamba, le défi est connu : prouver à Paul Biya que le RDPC peut mobiliser l’Ouest sans se déchirer. « Il joue ce rôle auprès du président depuis des décennies, assure un cadre de la formation. Il est chargé de s’assurer que les élites bamilékées s’affichent aux côtés du parti et du chef de l’État. » Lorsqu’il accède à la présidence, en 1982, Biya, qui est originaire du Sud, souhaite en effet poursuivre l’intégration des hommes d’affaires bamilékés au sein de l’Union nationale camerounaise (UNC), parti unique qui deviendra le RDPC trois ans plus tard.

L’école des cadres

À l’époque, il peut s’appuyer sur le ministre Jean Keutcha et, surtout, sur l’idéologue de l’UNC, Samuel Kamé. Ce compagnon d’Ahmadou Ahidjo, originaire de Baham (Ouest), a créé l’école des cadres du parti et fait figure de tour de contrôle du pouvoir en pays bamiléké, où il a recruté des élites économiques. C’est lui qui a repéré Jean Nkuete en 1969. D’abord chef du département de la planification générale, ce dernier est propulsé directeur adjoint de la planification et du développement régional avant d’entrer à la primature en 1977 comme directeur des affaires économiques et techniques puis de devenir conseiller technique auprès du Premier ministre, un certain Paul Biya.

« Biya a apprécié ses qualités et, aujourd’hui encore, il le considère comme l’un des meilleurs économistes que le pays ait connus », confie un proche de Nkuete. Après un bref intermède au sein du directoire de la Paribas-Cameroon Bank entre 1981 et 1983, le futur patron du RDPC intègre le palais d’Etoudi.

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Vice-secrétaire général puis secrétaire général de la présidence en 1986, il y reste cinq ans, jusqu’à ce que Paul Biya lui confie la direction de l’agence de la Banque des États de l’Afrique centrale (BEAC) à Douala, jusqu’en 1999, puis le secrétariat exécutif de la Commission économique et monétaire des États de l’Afrique centrale (Cemac), à Bangui.

En Centrafrique, Jean Nkuete se rapproche notamment de Martin Ziguélé, Premier ministre de 2001 à 2003 et qui a été, comme lui, directeur national de la BEAC. Les deux hommes sont restés proches depuis. Personnage « discret », plus économiste que diplomate, Jean Nkuete ne fait pas de vagues dans une institution qui peine à prendre son envol. Mais son entregent national continue d’intéresser Etoudi.

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Ni Sadi ni Esso

En 2006, deux ans après sa quatrième réélection, Paul Biya rappelle Nkuete à Yaoundé et le nomme ministre de l’Agriculture. Dans les gouvernements d’Ephraïm Inoni puis de Philémon Yang, Nkuete conserve son portefeuille. Peu le remarquent. À l’approche de la présidentielle de 2011, l’homme de Balassing n’est ni René Emmanuel Sadi, le secrétaire général du RDPC et ministre chargé de missions à la présidence de la République, ni Laurent Esso, l’ancien patron de la diplomatie et tout-puissant secrétaire général de la présidence. Bien sûr, il occupe déjà les fonctions de secrétaire aux affaires économiques, sociales et à l’emploi du parti au pouvoir. Mais personne, au Cameroun, n’imagine le ranger dans la catégorie des « dauphins », que les observateurs se plaisent à imaginer en potentiels successeurs du Sphinx d’Etoudi.

Est-ce la clé de son succès ? Tandis que Marafa Hamidou Yaya est éjecté du gouvernement pour avoir affiché trop ouvertement ses ambitions, René Emmanuel Sadi traverse quelques turbulences. Il est en conflit avec Martin Belinga Eboutou, directeur du cabinet civil du président, et ses relations sont mauvaises avec Grégoire Owona, son adjoint au parti, qui le rend responsable des ratés du congrès de septembre 2010. Surtout, Sadi ne s’entend plus avec Laurent Esso, lequel ne manque pas une occasion de souligner les supposées ambitions du premier, allant jusqu’à l’appeler « monsieur le président ». En décembre 2011, Paul Biya choisit de calmer le jeu : il nomme Jean Nkuete à la tête du RDPC.

Il sait où est sa place »

Mais l’économiste n’ouvrira pas de nouvelle ère. Il se garde bien de détruire les réseaux de son prédécesseur. « Il connaît parfaitement les arcanes du pouvoir de Yaoundé et peut les surveiller au nom du président », raconte l’un de ses proches. En d’autres termes, raconte un autre familier du RDPC, « il sait où est sa place » : « Nkuete sait qu’il ne doit pas combattre Sadi ou Esso, qui ont eux aussi l’oreille du président et pourraient fragiliser ses propres réseaux. Son atout à lui : ses liens avec les milieux d’affaires bamilékés. Tout ce qu’il a à faire, c’est les entretenir et en faire profiter le parti. »

Assisté de son conseiller de toujours, Jean Fabien Monkam Nitcheu, président du conseil d’administration de la Société camerounaise des dépôts pétroliers depuis 2013, Jean Nkuete « verrouille » les milieux d’affaires. Sa femme, Honorine, effacée mais influente, filtre les appels et prend les messages. En tant que secrétaire général du parti, son époux a la main sur la désignation des candidats aux locales. « Le système est simple : les principaux hommes d’affaires bamilékés ont hérité d’un fauteuil de député ou de sénateur en récompense de leur investissement au sein du RDPC », analyse un politologue camerounais.

Au premier rang d’entre eux : Sylvestre Ngouchinghe, membre du Sénat depuis 2018 et l’une des principales fortunes de l’Ouest. Le patron de Congelcam, un temps soupçonné d’avoir soutenu la campagne de Maurice Kamto, est l’un des plus proches partenaires de Nkuete et l’un des gros financiers du parti.

Les députés Albert Kouinche, fondateur d’Express Union, ou Paul Eric Djomgoue, baron du BTP, font également partie des parlementaires jugés redevables des réseaux Nkuete, où figure en bonne place un protégé du patron du RDPC, l’actuel ministre des Travaux publics, Emmanuel Nganou Djoumessi.

« Un homme d’appareil »

« Le secret de Nkuete, c’est qu’il ne cherche pas à apparaître comme le plus puissant, explique l’un de ses collaborateurs. Il doit tout à Paul Biya, il est sa vigie. Mais il sait aussi qui d’autre il doit respecter dans l’appareil d’État. » Fraîchement nommé à la tête du RDPC, il avait brillé par son absence lors d’un grand rassemblement du parti organisé dans son fief de l’Ouest en 2012. Il s’y était fait représenter. La raison : Nkuete avait préféré assister à une autre cérémonie, à Ntui (Centre) en l’honneur de… René Emmanuel Sadi. « C’est davantage un homme d’appareil que de terrain », décrypte un cadre du RDPC.

À l’approche des régionales, Jean Nkuete sait qu’une partie de son bilan se joue sur les plateaux de l’Ouest, où Paul Biya redoute que les élites ne soient tentées de rallier Maurice Kamto. Lors de la présidentielle 2018, Paul Biya y avait récolté 48,19 % des suffrages, devant un Maurice Kamto qui en totalisait 30,56 %. Conscient de l’enjeu, symbolique et financier, pour le RDPC, Nkuete veille d’ailleurs à être plus actif dans l’Ouest qu’un autre natif du pays, le président du Sénat, Marcel Niat Njifenji, 85 ans. « Il joue avec ses cartes, qui sont les mêmes depuis des décennies, mais sans en abuser, poursuit notre source au sein du parti. Il ne lui viendrait pas à l’idée de s’opposer à Laurent Esso, Samuel Mvondo Ayolo [le directeur du cabinet civil] ou Ferdinand Ngoh Ngoh [le secrétaire général de la présidence]. »

Il a la “culture du sultanat”

Le premier contrôle en effet l’appareil judiciaire, tandis que les deux autres sont réputés avoir la main sur les nominations dans l’appareil et les sociétés d’État. « Comme on dit au Cameroun, il a la “culture du sultanat”, c’est-à-dire qu’il sait où est le chef et comment le respecter », analyse un connaisseur du RDPC. Surtout, Jean Nkuete sait qu’il n’existe que par Paul Biya, lequel le convoque avant chaque échéance électorale et le consulte sur les grandes affaires économiques. « Contrairement à d’autres, comme Ngoh Ngoh ou Mvondo Ayolo, il ne se projette pas dans l’après-Biya, ce qui explique qu’il dure », conclut notre politologue. De la modestie, peut-être. Ou simplement de la prudence.

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