Marie Treps : « En supprimant le mot “nègre”, on n’effacera pas le racisme »

Auteure d’un ouvrage sur les injures xénophobes, la linguiste française estime que l’éradication de certains termes péjoratifs pose problème : faire disparaître ces mots ne revient-il pas à gommer le contexte qui les a vus naître ?

Marie Treps à Paris le 16 septembre 2020. © Vincent Fournier pour JA

Marie Treps à Paris le 16 septembre 2020. © Vincent Fournier pour JA

leo_pajon

Publié le 2 octobre 2020 Lecture : 6 minutes.

À la fin du mois d’août, en France, un best-seller a été débaptisé. Dix Petits Nègres, le roman policier d’Agatha Christie, s’intitule désormais Ils étaient dix. La décision, prise par James Prichard, l’arrière-­petit-fils de « la reine du crime », afin de « ne pas blesser » les nouvelles générations de lecteurs, a provoqué de houleux débats. Le philosophe Raphaël Enthoven estime que cet escamotage, que l’on voudrait faire passer pour une « conformation tardive au désir de l’auteure », est « une arnaque ». Lova Rinel, la présidente du Conseil représentatif des associations noires de France (Cran), se dit au contraire satisfaite. Selon elle, le mot « nègre », utilisé 74 fois dans le livre, n’apporte rien à l’ouvrage, qui ne traite pas du racisme. Elle juge que l’on a déjà attendu trop longtemps pour suivre le mouvement lancé dans les maisons d’édition et les adaptations anglo-saxonnes, qui ont déjà rebaptisé le roman d’Agatha Christie Ten Little Indians.

« Maudits mots : la fabrique des insultes racistes », de Marie Treps, est paru chez Points Seuil (360 pages, 7,90 euros).

« Maudits mots : la fabrique des insultes racistes », de Marie Treps, est paru chez Points Seuil (360 pages, 7,90 euros).

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Pour comprendre comment le titre d’origine est devenu insupportable et pourquoi il a semblé indispensable de le modifier si tardivement, nous nous sommes tournés vers la linguiste Marie Treps, dont l’ouvrage, Maudits mots. La fabrique des insultes racistes, vient d’être réédité en format poche, aux éditions du Seuil.

Jeune Afrique : Que vous inspire le changement de titre du best-seller d’Agatha Christie ?

Marie Treps : Beaucoup d’agacement. On nous explique que la France est la dernière à s’aligner sur un changement de titre qui a déjà eu lieu il y a des dizaines d’années aux États-Unis. D’abord, je ne pense pas que ce soit une bonne chose en soi de suivre un pays qui est dans le politiquement-correct jusqu’au coude. Le premier titre choisi outre-Atlantique était Dix Petits Indiens, ce qui est tout de même assez ironique, sachant à quel point le racisme s’est aussi exprimé à l’égard de cette communauté, en grande partie exterminée !

Vous pensez donc qu’il ne faut pas supprimer le mot « nègre » ?

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Je pense surtout que ce n’est pas en supprimant le mot qu’on effacera la chose : le racisme anti-Noirs. L’homme politique qui parle le mieux de ce sujet, c’est Barack Obama : il y a cinq ans, dans un discours [prononcé après une fusillade provoquée par un jeune suprémaciste blanc, qui avait fait 9 morts à Charleston, en Caroline du Sud], le président américain expliquait que l’absence de langage raciste ne signifiait pas qu’il n’y avait plus de racisme.

Mais vous comprenez que le titre Dix Petits Nègres puisse choquer ?

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J’ai surtout le sentiment que, du côté des héritiers d’Agatha Christie du moins, il y a beaucoup d’hypocrisie. L’initiative vient d’un arrière-petit-fils, qui est censé être le garant de l’intégrité de l’œuvre, ce qui ne lui donne pas la légitimité de se mettre en position d’auteur et de changer un titre. Pour moi, il s’agit d’un tripatouillage qui va surtout permettre aux héritiers de s’assurer davantage de droits d’auteur. Comble du ridicule, le mot « nègres » apparaît tout de même sur la nouvelle couverture du livre [en sous-titre : « Précédemment publié sous le titre Dix Petits Nègres »].

Quelle solution auriez-vous préférée ?

Je pense que les mots, les œuvres, doivent être replacés dans le contexte qui les a vus naître. On aurait pu imaginer une petite note, une préface qui explique pourquoi le terme « nègres » a été utilisé par Agatha Christie à l’époque. Il y a quelques mois, le film Autant en emporte le vent avait été brutalement supprimé du catalogue de HBO Max, en raison des préjugés raciaux qui se nichent au cœur de l’œuvre. Il a finalement réintégré la plateforme, accompagné de vidéos rappelant le contexte historique du tournage.

À quoi renvoie le terme « nègre » ?

Au tout début, il y a presque cinq siècles, ce terme n’était pas connoté péjorativement (lire encadré). Mais, aujourd’hui, il est indissociablement lié à la traite négrière. Même sans l’adjectif « sale », qui l’a longtemps accompagné, il est devenu péjoratif et raciste. On sait que le parfumeur Jean-Paul Guerlain a été condamné en France [en 2012] après sa sortie sur « les Nègres » lors d’un entretien à la télévision [il avait déclaré : « Pour une fois, je me suis mis à travailler comme un Nègre. Je ne sais pas si les Nègres ont toujours tellement travaillé, mais enfin… »]. Cependant, ce n’est pas l’utilisation du mot qui lui a été reprochée, mais plutôt sa seconde phrase, qui renvoie au stéréotype raciste du « Noir paresseux ».

 © Jon Berkeley pour JA

© Jon Berkeley pour JA

Parler de « nègre » ne tombe donc pas sous le coup de la loi ?

Pas encore, en tout cas. Il faut rappeler que si le mot est aussi péjoratif c’est parce qu’il renvoie aux classifications raciales réalisées par les scientifiques européens au XIXe siècle. Ils parlent alors de « race nègre », en tentant de la situer par rapport à la race blanche. Les disciples de Darwin, selon des textes de l’époque, voient dans le « Nègre » une étape entre l’animal et l’homme, ou entre l’enfant et l’adulte. Le Nègre est un humain inachevé. L’idée va perdurer… C’est ainsi que les produits Banania ont été symbolisés par un Noir jovial, représentant un tirailleur très sympathique. Mais, alors que les tirailleurs ont accompli des exploits pendant la guerre de 1914-1918, celui-ci parle comme un petit enfant, en « petit nègre », justement. C’est tout ce contexte qu’il faut rappeler, plutôt que supprimer le mot. Pour moi, on se déplace sur le terrain de la langue parce qu’on n’arrive pas à agir dans le réel. On utilise des termes de substitution qui ne règlent rien au problème. On parle de « populations issues de la diversité » pour ne plus dire « d’origine maghrébine ou africaine ». C’est absurde, car ces termes bien-pensants ont aussi une valeur stigmatisante subliminale : il faudrait prendre des pincettes pour décrire certains groupes humains.

En Allemagne, certains lieux, comme la rue des Maures, à Berlin, vont être débaptisés. Qu’en pensez-vous ?

Je ne pense pas que « Maure » ait jamais été un terme péjoratif. Le plus grave est que l’on ne prend pas en compte l’Histoire. En faisant disparaître le nom de personnes ayant participé à la colonisation, à l’esclavage, on leur retire une marque de reconnaissance. Très bien ! Mais ne gomme-t-on pas, en même temps, la colonisation elle-même ? Pourquoi ne pas honorer ceux qui s’y sont opposés, qui ont fait de la résistance ? Dans l’affaire Anton Wilhelm Amo [le nom du philosophe allemand d’origine africaine que porte désormais la rue], on fait disparaître les méfaits de la colonisation… et on met en avant ses « bienfaits » : grâce à l’éducation qui lui a été donnée, un jeune Africain a pu accéder à de hautes fonctions. Coup double ! Je pense que la colonisation et ses crimes restent des plaies ouvertes, mais que ce n’est pas en supprimant ce qui nous gêne qu’on réglera le problème.

Aux origines du mépris

Comme le souligne Marie Treps, le terme « nègre » est entré très tôt dans notre langue : dès 1529, à la suite de l’exploration européenne des côtes africaines. Le terme est emprunté au portugais negro, « homme de race noire », lui-même issu du latin niger, « noir ». Ce n’est qu’au XVIIIsiècle, au moment de la traite, qu’il prend une autre signification et renvoie à l’esclave noir, et, partant, à l’infériorité de sa condition. « Traiter quelqu’un comme un nègre », jusqu’au XIXe siècle, signifie se comporter de façon méprisante. Le terme, renvoyant à l’esclavage, est perçu comme de plus en plus raciste et stigmatisant.
Dès 1826, Victor Hugo écrit dans son premier roman, Bug-Jargal : « Nègres et mulâtres ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Viens-tu ici nous insulter avec ces noms odieux, inventés par le mépris des Blancs ? Il n’y a ici que des hommes de couleur et des Noirs, entendez-vous, monsieur le colon ? »

Léo Pajon

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