Bénin – Patrice Talon : « J’ai pris le risque d’être impopulaire »
Peu lui importent les critiques sur son style ou sa méthode. À six mois de la fin de son mandat, le chef de l’État est toujours convaincu qu’il lui faut réformer – l’économie, la politique et même la démocratie béninoise… Interview exclusive.
De l’aube au crépuscule, le boulevard de la Marina, artère fémorale de Cotonou, est un vaste chantier que bordent ambassades, hôtels, résidences huppées et palais présidentiel. Dans une petite rue parallèle à ce qui sera bientôt une avenue à quatre voies séparées par un terre-plein végétalisé, le véhicule s’arrête devant une vaste villa qu’aucun barrage ni policier en faction ne distingue des autres. Ici loge Patrice Talon, qui a fait de la discrétion sécuritaire une vertu : lorsqu’il se déplace, son cortège se compose de trois véhicules dont le sien et s’arrête volontiers aux feux rouges. Quant à ses gardes du corps, ceux d’entre eux qui ont voulu se la jouer Men in Black en chaussant des lunettes de tontons macoutes ont été sèchement priés de les ôter par le « patron ». L’ostentatoire n’est pas le genre de la maison.
Au pouvoir depuis avril 2016, cet ancien businessman de 62 ans à l’allure racée, alcohol free et fin gourmet, gère le Bénin comme il dirigeait ses entreprises : en chef d’équipe exigeant, axé sur les résultats, quasi insomniaque, mais aussi, clivant, parfois autoritaire et, comme il l’avoue lui-même, « incisif ». Contestée, on l’imagine, par une opposition pugnace, son analyse est simple : il a hérité d’une démocratie apparemment exemplaire mais en réalité pervertie, au point de devenir antinomique du développement économique et social. Le « Quartier latin de l’Afrique » était devenu une cour des Miracles où, dit-il, régnait cette forme ultime de la démocratie qu’est l’anarchie. Alors, Patrice Talon a réformé. Au forceps, assumant son impopularité initiale en faisant le pari qu’un Béninois nouveau finira par naître et lui en saura gré. Une gageure, sauf que les résultats, déclinés dans les classements internationaux (« Doing Business », agences de notation, Transparency, Pnud…), sont au rendez-vous.
Pour ce fils de cheminot, né à Abomey et dont un lointain aïeul était un commerçant français de Bordeaux, l’heure de la reddition des comptes sonnera dans six mois, en mars 2021. Sauf imprévisible surprise du chef, Patrice Talon devrait en effet être candidat pour un second et dernier mandat, face à des concurrents divisés et affaiblis. On verra alors si celui qui, dans sa jeunesse, rêvait de piloter les DC 10 d’Air Afrique aura réussi à convaincre ses compatriotes de poursuivre le voyage avec lui.
Jeune Afrique : Dès le début de la pandémie de Covid-19, vous avez choisi de ne pas procéder à un confinement général des 11 millions de Béninois. Sept mois plus tard, alors que votre pays a enregistré 2 250 cas et une quarantaine de décès, considérez-vous que cette décision était la bonne ?
Patrice Talon : Difficile de répondre de façon catégorique tant qu’on n’aura pas entrevu le bout du tunnel. Ce choix a été fait de bonne foi en fonction de critères objectifs, à défaut de certitudes absolues. Santé, survie économique, habitudes culturelles, moyens à notre disposition : tout cela a été pris en compte du mieux possible, et je crois que la suite ne nous a pas donné tort – tout au moins pour l’instant.
Beaucoup de débats, notamment économiques, ont éclos à propos de l’impact de cette pandémie. Vous vous êtes ainsi positionné contre un moratoire de la dette pour les pays africains, contrairement à certains de vos pairs, tel le Sénégalais Macky Sall. Pourquoi ?
Soyons clairs : il ne s’est jamais agi de prendre position contre le président Macky Sall, mais de préconiser une solution possible à un problème commun. Ne pas honorer nos engagements vis-à-vis de la dette en est une. Continuer de les honorer afin de préserver notre crédibilité et notre signature en est une autre, et c’est celle que je souhaite. Cela passe, c’est vrai, par le recours à un endettement supplémentaire, mais c’est l’option qu’ont choisie les pays européens, et c’est dans cette dynamique que les Africains doivent s’inscrire s’ils veulent être pris au sérieux. Le monde se finance par le marché et par la dette, ce ne sont pas les moratoires, les dons et la générosité qui permettent le développement. Les pays riches seraient bien inspirés de nous aider à trouver des ressources nouvelles plutôt que de nous encourager à opter pour des solutions de facilité ponctuelles et non durables. Telle est mon opinion, et je constate que les grandes agences de notation ne nous donnent pas tort. Si le Bénin est l’un des rares pays dont les notes de crédit souverain à long terme et à court terme demeurent bonnes, c’est justement parce que nous avons su rassurer les investisseurs.
L’évolution de la démocratie béninoise est de plus en plus sujette à caution si l’on en croit vos adversaires politiques, mais aussi différents rapports d’ONG. Ces derniers pointent notamment le caractère monocolore de l’Assemblée nationale depuis les législatives d’avril 2019, les deux seuls partis qui y sont représentés appartenant à la majorité présidentielle. N’est-ce pas une régression ?
Cette situation est atypique, j’en conviens. Pour la comprendre et émettre un jugement pertinent, il convient de revenir cinq ans en arrière, en 2015. Le Bénin était certes célébré comme l’un des champions de la démocratie en Afrique, mais à quel coût ? Il y avait ici plus de deux cents partis politiques, dont une cinquantaine représentés – seuls ou en alliance – au Parlement, lequel était devenu un assemblage hétéroclite d’intérêts divergents qui ne s’entendaient qu’au prix de la compromission et de la corruption. Une démocratie ne peut être viable avec un tel nombre de partis partageant le pouvoir et dont la plupart étaient des clubs d’intérêt matériel dénués de tout programme politique. Pour que notre démocratie génère de la bonne gouvernance et du développement, il était donc nécessaire que des conditions contraignantes relatives à la qualité des élus soient posées. D’où l’introduction de règles nouvelles visant à favoriser l’émergence de regroupements politiques forts, représentés à l’Assemblée sur la base d’un pourcentage décent de l’électorat.
Les deux partis dont vous parlez et qui ont formé une coalition gouvernementale à l’allemande sont le fruit de la fusion de plusieurs dizaines de formations représentant la grande majorité de celles qui existaient avant la réforme. Quant aux conseils municipaux, leur répartition s’est faite entre trois partis, dont l’un est dans l’opposition. Alors bien sûr, on peut dire que nous avons renoncé à certains de nos acquis. Mais quand ces derniers sont nuisibles, il faut faire un choix. Se remettre au travail signifie parfois faire le sacrifice de jours de congé.
L’élection présidentielle, c’est dans six mois. Or l’obligation pour tout candidat d’obtenir le parrainage de seize élus pose problème, dans la mesure où l’opposition n’en dispose d’aucun ou presque. S’oriente-t-on vers un scrutin à candidat unique ?
Je ne le pense pas. Il y aura compétition. Les maires et les députés joueront leur rôle pour parrainer les candidats de leur choix, lesquels ne relèveront pas tous de la majorité. Ils ne seront peut-être pas trente-cinq ou quarante comme autrefois, mais il y en aura plusieurs, et entre eux la bataille sera rude. Rassurez-vous, la démocratie béninoise est toujours bien vivace.
Vous n’êtes donc pas disposé à donner satisfaction aux partis d’opposition, aux ONG et à la société civile, qui réclament l’abolition de la règle des parrainages ?
Cette règle n’est pas une spécificité béninoise, et préjuger de ses conséquences ne sert à rien. C’est une mesure d’assainissement de notre vie politique, et nous veillerons à ce qu’elle ne débouche pas sur une élection sans compétition.
Cette situation atypique, comme vous dites, avec des législatives tenues sans l’opposition et auxquelles seul un quart de l’électorat a participé, l’avez-vous voulue, recherchée ?
Non, ce n’était pas mon souhait mais la conséquence d’une volonté de ma part d’aller vite dans les réformes, ce que j’assume parfaitement. C’était indispensable, car il fallait bien mettre un terme à une forme de perversion de la démocratie, totalement antinomique avec le développement économique et communautaire. La démocratie doit être au service du développement et non pas un frein. Ce qui tue nos pays, c’est la mauvaise gouvernance politique. Il fallait la purger. Mais toute réforme s’accompagne dans un premier temps de crispations, d’incompréhensions et de mécontentements chez ceux dont les intérêts sont remis en question. C’est inévitable.
Vu de l’étranger, le Bénin était une démocratie pagailleuse, sympathique et démunie
Est-ce dans ce cadre que vous avez restreint le droit de grève ?
Je ne l’ai pas restreint, je l’ai encadré. Ce qui, j’en conviens, peut être interprété comme un recul, même si c’était, là encore, nécessaire. Aucun pays ne peut se développer avec des écoles, des hôpitaux et une fonction publique en grève une semaine sur deux tout au long de l’année. Certes, vu de l’étranger, le Bénin était une démocratie pagailleuse, sympathique et démunie à qui on jetait des miettes de pain pour se donner bonne conscience. Certains ont trouvé leur compte dans cette anarchie nourrie de mendicité. Moi non, et c’est toute la différence.
Il y a cinq ans, le Bénin était plutôt mal placé en Afrique de l’Ouest quant à l’indice de développement humain. Et en tête du classement, selon celui de la liberté de la presse. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Comment l’expliquez-vous ?
Nous sommes dans un pays où, désormais, chacun doit répondre de ses actes, de ses écrits et de ses paroles. Pourquoi un policier qui rançonne sur la voie publique ou un médecin qui commet une erreur grave devraient-ils rendre des comptes si un journaliste coupable de diffamation est exonéré de toute poursuite ? Nous ne faisons pas la chasse aux médias, mais il n’y a plus, au Bénin, de corporation intouchable.
Personne ne dit qu’un journaliste est au-dessus des lois ni à l’abri d’éventuelles condamnations. Le problème, c’est la prison. Doit-on incarcérer pour un délit de presse ?
En réalité, le code de l’information et de la communication a déjà dépénalisé les délits de presse au Bénin. Les condamnations de journalistes que vous évoquez l’ont été sur la base du code du numérique, qui prévoit que celui qui nuit à autrui par un moyen électronique en soit jugé responsable. Où est le problème ? Pour le reste, rassurez-vous : on peut critiquer Patrice Talon dans les médias béninois. C’est d’ailleurs un exercice quotidien, et, à titre personnel, je n’ai jamais poursuivi un acteur des médias.
On vous reproche d’avoir instauré la Criet [Cour de répression des infractions économiques et du terrorisme] dans le but de museler vos adversaires politiques – Sébastien Ajavon, Komi Koutché, Léhady Soglo et d’autres. De l’instrumentaliser, en quelque sorte, à des fins personnelles. Que répondez-vous ?
Ce n’est ni mon constat ni mon sentiment, encore moins la réalité. Le fait que les concernés donnent cette image déformée de la Criet est normal. L’important est que les Béninois observent que la justice, qui n’avait pas échappé à l’environnement délétère et aux miasmes de la corruption, fonctionne désormais de mieux en mieux. Un simple exemple : quand je suis arrivé aux affaires en 2016, l’Inspection des services judiciaires était une coquille vide. Aucun juge ne lui avait été affectée, et les magistrats n’étaient jamais inspectés. Je l’ai remise sur pied, et nous avons accordé moyens et effectifs à tous les tribunaux du pays. Puis nous avons estimé pertinent de créer une juridiction spécifiquement dévolue aux crimes économiques, au trafic de drogue et au terrorisme sur le modèle des pôles judiciaires spécialisés français et européens : la Criet.
Vous avez cité le cas de Sébastien Ajavon, lequel illustre parfaitement le fait que nul n’est à l’abri de la reddition des comptes. Lorsqu’il a été confondu pour les faits qui l’ont amené devant la Cour, Ajavon était un partenaire et un partisan, il avait trois ministres au gouvernement, et nos relations étaient bonnes. J’aurais pu tenter d’intervenir en sa faveur, mais faire pression sur la Justice n’aurait pas été cohérent avec mon projet de gouvernance exemplaire. Idem pour Komi Koutché : le fait qu’il réponde de la gestion du Fonds national de la microfinance, au sein duquel des malversations ont été commises, ne relève en rien du règlement de comptes, mais de la reddition de comptes. Du reste, sur plus de cinq cents condamnations prononcées par la Criet à ce jour, à peine dix concernent des acteurs politiques.
Si Sébastien Ajavon a obtenu le statut de réfugié politique en France, n’est-ce pas parce que sa condamnation par la Criet est sujette à caution ?
L’Ofpra [Office français de protection des réfugiés et apatrides] n’est pas, que je sache, une juridiction habilitée à diligenter des enquêtes judiciaires sur les lieux où le délit a été commis. C’est un établissement public administratif français qui délivre le statut dont vous parlez sur la base d’une simple instruction. Quand on a été condamné chez soi pour des crimes économiques et qu’on a par ailleurs une casquette d’homme politique, cette dernière est souvent hélas l’arbre qui cache la forêt. Il suffit ensuite d’avoir les moyens de s’offrir de bons avocats, et le tour est joué.
La Cour africaine des droits de l’homme et des peuples [CADH] – dont le Bénin a quitté le protocole – vous a également donné tort sur le cas Ajavon…
Contrairement à ce qui a pu être dit, ce n’est pas parce que cette cour a pris fait et cause pour Sébastien Ajavon que nous avons décidé de ne plus reconnaître sa compétence. Cela ne m’a pas posé de souci particulier, et nous n’avons pas réagi sur ce point. Ce qui a motivé notre décision est la partialité dont la Cour a fait preuve dans un conflit, jugé au Bénin, entre une banque française, la Société générale, et un groupe de promoteurs privés insolvables et incapables de rembourser un crédit de 15 milliards de F CFA [près de 23 millions d’euros]. Le fait que la CADH ait interdit, en février dernier, à la banque de réaliser sa garantie – en l’occurrence, un immeuble – afin de se rembourser a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Depuis quand une cour des droits de l’homme interfère-t-elle dans un conflit commercial ? Quelle est sa compétence en la matière ? Qui, dans ces conditions, va investir au Bénin ou en Afrique si ce n’est des voyous prédateurs ? C’est à la suite de cela que notre retrait a été acté. C’était le dérapage de trop.
Autre critique souvent formulée : la composition de la Cour constitutionnelle. Quatre des sept juges sont nommés par le Parlement et trois par vous-même. Or, comme on l’a vu, l’Assemblée vous est acquise. Conclusion : la plus haute juridiction du pays, dont le président Joseph Djogbénou se trouve être votre ancien avocat, est entre vos mains…
Ne préjugez pas de l’indépendance des magistrats béninois. Si la Cour était entre mes mains, elle n’aurait pas jugé irrecevable en juin une demande émanant du président de la République à propos de la loi organisant le secret de la défense nationale.
Cela étant dit, conscient du problème que vous évoquez, j’avais inclus dans le projet de révision de la Constitution porté devant le Parlement peu de temps après mon accession au pouvoir une refonte complète du mode de désignation des membres de la Cour. Ce projet n’a hélas pas abouti, l’Assemblée ayant refusé de l’examiner. Il s’agit donc là d’une situation dont j’ai hérité, mais que je n’ai pas souhaitée.
À la fin de juillet, une partie de l’opposition regroupée autour de votre prédécesseur, Boni Yayi, et de l’ancien numéro deux de l’Assemblée, Éric Houndété, a lancé un nouveau parti, Les Démocrates. Cette formation obtiendra-t-elle son récépissé auprès du ministère de l’Intérieur ?
Il n’y a pas de raison qu’elle ne l’obtienne pas dans la mesure où elle remplit les conditions exigées par la loi : la liste des fondateurs, un congrès, etc., comme tant d’autres. Mais je ne m’occupe pas de cela, ce n’est pas mon rôle.
Deux Français ont été enlevés, et leur guide béninois tué par des jihadistes en mai 2019 dans le parc de la Pendjari, haut lieu touristique du Bénin. Se remet-on facilement d’un tel choc ?
Non. Ce fut un coup dur pour nous, cela a agi comme une piqûre de rappel. Nos forces de défense et de sécurité ont été renforcées dans cette région. C’est à nous de démontrer que le parc est à nouveau sûr – et je crois qu’il l’est.
Plusieurs arrestations ont eu lieu dans les rangs de l’armée béninoise, entre août 2019 et juin 2020, et certains prévenus ont été déférés devant la Criet pour « actes contraires à la paix ». De quoi s’agissait-il exactement, de tentatives de coup d’État ?
Il n’y a jamais eu de tentative de coup d’État, il faut être clair là-dessus. Il s’agissait d’actes d’incivisme et de déviance isolés, commis ou projetés par des hommes en tenue.
Qu’avaient-ils planifié au juste : des attentats ?
Lorsqu’un jeune militaire veut exprimer son mécontentement, ou même simplement resquiller, et qu’il porte une arme, il peut chercher à nuire à sa hiérarchie, à un ministre et même au président.
Les coups d’État au Bénin appartiennent au passé
Votre volonté de réformer les forces de défense et de sécurité a-t-elle suscité des frustrations dans leurs rangs ?
Sans doute, même si ce phénomène reste tout à fait marginal. Quand vous réformez la douane, la santé, l’éducation, la police, l’armée, vous créez toujours des mécontents, et c’est à nous de veiller à ce que ces crispations soient contenues. Les coups d’État au Bénin appartiennent au passé, l’armée est républicaine. Restent, ici comme ailleurs, des velléités d’atteindre des individus. En ce domaine, il n’existe pas de risque zéro.
Au début de 2020, le Bénin est sorti de la liste des vingt-cinq pays les plus pauvres de la planète pour intégrer le groupe des pays à revenus intermédiaires, et les estimations du FMI pour la période 2019-2024 le placent dans le top 4 des économies les plus dynamiques d’Afrique subsaharienne. C’est un motif de fierté personnelle ?
Disons de satisfaction et de motivation, à mettre au crédit de l’ensemble des Béninois. C’est le résultat d’une dynamique globale dans laquelle chacun a sa part, gouvernement et citoyens. Mais nous serons vraiment fiers quand le Bénin sera devenu un pays développé.
On reproche parfois à la croissance béninoise de ne pas être inclusive, ou de l’être trop faiblement…
La notion d’inclusivité convient aux pays producteurs de pétrole et de gaz qui ont une richesse naturelle à partager équitablement. Ce n’est pas notre cas. Si, dans un premier temps, c’est le secteur agricole qui porte la croissance, vous ne pouvez pas demander aux paysans de partager les revenus induits par leur travail avec d’autres secteurs moins performants. Par contre, à l’intérieur de la filière agricole, du producteur à l’exportateur ou au consommateur en passant par le transporteur, la croissance sera réellement inclusive dans la chaîne des services. Tout le monde ne peut pas profiter de la croissance le même jour et au même moment, mais le rôle d’une bonne gouvernance est de faire en sorte que la dynamique globale, les règles de fonctionnement et l’environnement économique soient de nature à favoriser le potentiel de chacun. C’est ce que nous faisons, avec un objectif précis : promouvoir la création de richesse pour générer des emplois.
La frontière avec le Nigeria est fermée depuis plus d’un an. En parlez-vous avec le président Buhari ?
Je ne cesse de le faire et je pense que, n’eût été la pandémie, la frontière aurait peut-être enfin été rouverte. Cela a assez duré.
Quelles en sont les conséquences sur l’économie béninoise ?
Elles sont sérieuses, mais maîtrisées. Mon objectif a toujours été que la survie et le développement du Bénin ne dépendent de personne. Grâce à la résilience de notre économie et à la diversification de nos recettes fiscales, nous avons fait beaucoup mieux qu’éviter le désastre que d’aucuns annonçaient.
Les autorités nigérianes estiment qu’elles ont besoin de temps pour assainir les relations commerciales entre vos deux pays. Les comprenez-vous ?
Je peux les comprendre, en effet, même si la fermeture des frontières n’est pas cohérente avec notre volonté globale d’intégration régionale. Reste que les trafics et la contrebande ne relèvent pas de l’unique responsabilité des Béninois. Les torts et les défaillances sont partagés. Les populations de part et d’autre sont les mêmes, et nous devons faire en sorte que leurs habitudes transfrontalières soient compatibles avec les règlements.
Annoncée pour 2020, la création de l’eco, monnaie unique de l’espace Cedeao, a été repoussée à des jours meilleurs. Y croyez-vous toujours ?
Bien évidemment, mais un changement de monnaie est un processus délicat et de longue durée. L’eco sera une réalité quand tous les pays membres de la Cedeao auront satisfait aux critères de convergence, ce qui n’est pas encore le cas. Il faut être clair à ce sujet : l’eco ne procédera pas de la mutation du franc CFA utilisé par les pays de la zone Uemoa, lesquels seront rejoints par le Nigeria, le Ghana, la Guinée, etc. Ce n’est pas possible. Par souci d’aller vite, mais aussi par volonté d’affichage, nous avons commis une erreur de communication en affirmant à Abidjan en décembre dernier que l’eco allait naître sur les cendres du franc CFA. Cela a heurté nos partenaires non membres de l’Uemoa.
À quelle devise l’eco sera-t-il arrimé ?
À un panier de devises. La Cedeao n’a jamais dit autre chose.
Comment qualifieriez-vous vos relations avec la France ?
Elles sont bonnes et décomplexées.
Êtes-vous satisfait de la façon dont la France restitue au Bénin les œuvres d’art pillées à l’époque coloniale ?
Nous avons fait des petits pas en ce sens, et j’en remercie les autorités françaises. Mais je ne suis pas satisfait du projet actuellement en débat à Paris : voter une loi spécifique pour restituer vingt-six œuvres est un strict minimum. Ce que nous souhaitons, c’est une loi générale qui autorise l’exécutif à négocier avec nous une restitution globale sur la base d’un inventaire précis. Quitte, ensuite, à discuter, dans un esprit gagnant-gagnant, de ce qui va à l’un et à l’autre, des expositions communes, des originaux et des copies, etc. Cette dynamique de coopération est préférable aux actions en justice.
La chute d’Ibrahim Boubacar Keïta [IBK] au Mali : coup d’État ou « redressement démocratique », comme l’affirment les officiers qui l’ont renversé ?
Coup d’État. Et un coup d’État n’est jamais en soi une bonne chose. Cela dit, je salue l’attitude du président IBK, dont la démission a permis d’éviter le pire à son pays. L’idéal évidemment aurait été que son départ ne remette pas en question l’ordre constitutionnel, ce qui n’a pas été le cas. Maintenant, pourquoi la Cedeao insiste-t-elle pour qu’il y ait une transition à la fois courte et civile ? Parce que quand un pays est confronté à autant de défis, sécuritaires certes, mais aussi économiques et sociaux que le Mali, une transition longue est à proscrire. Un gouvernement de transition ne peut ni prétendre au crédit, ni lever des fonds ou des obligations sur le marché, encore moins attirer des investisseurs. Qui va acheter des bons du Trésor malien à un régime militaire de transition ? Personne. Dès lors, les raisons qui ont fait que les Bamakois sont descendus dans la rue ne feront que se renforcer.
En Côte d’Ivoire comme en Guinée, le débat fait rage autour des troisièmes mandats présidentiels. Quelle est votre position ?
Je ne ferai de leçons à personne, surtout en cette matière qui relève de la souveraineté de chaque pays. Ma conviction est que, dans tous les cas, l’ordre constitutionnel doit être respecté. Pour le reste, ce n’est pas à moi d’interpréter la Constitution des autres, et réciproquement. La nôtre, au Bénin, est claire : nul ne peut exercer plus de deux mandats présidentiels dans sa vie. Elle n’est pas pour autant exportable.
Lors de votre élection en 2016, vous avez fait campagne, entre autres thèmes, sur la nécessité d’un mandat unique, lequel s’appliquerait en premier lieu à vous-même. Pourquoi cette promesse n’est-elle plus à l’ordre du jour ?
Parce que je ne suis pas parvenu, malgré mes efforts, à la faire inscrire dans la Constitution. Ma conviction était et demeure que le mandat unique est utile dans des pays qui, comme le Bénin, ont un profond besoin de réformes pour remédier à la mauvaise gouvernance – laquelle concerne tout le monde, élus comme citoyens. Imposer des réformes, cela fabrique inévitablement des mécontents, et le risque d’être impopulaire, qui est élevé, doit être assumé. Or, la quête d’un second mandat vous oblige à faire des concessions et à effacer de votre agenda les mesures, souvent indispensables mais douloureuses, qui pourraient compromettre votre réélection. Je ne suis pas parvenu à faire approuver cette idée par le nombre de voix requis au parlement, et j’en ai pris acte. Mais cela ne m’a pas empêché, vous le voyez, de réformer. Quitte à être impopulaire.
La présidentielle, c’est dans six mois. Vous avez ouvert la porte à une candidature pour un second mandat en fonction, avez-vous dit, de votre « disponibilité » et de votre « état d’esprit ». Justement : quel est votre état d’esprit à ce sujet ?
C’est un dilemme cornélien, mais lorsque les éléments d’une décision sont réunis, je sais trancher. À l’heure où je vous parle, ma décision est prise. Je sais si je serai ou non candidat.
Le serez-vous ?
Malgré tout le respect que je dois à Jeune Afrique, ce n’est pas à vous que je le dirai. Mais à mes concitoyens.
Qu’avez-vous fait de vos sociétés ? Comptez-vous renouer un jour avec votre vie d’entrepreneur ?
Je n’ai plus cette passion-là. Le business n’est plus ma motivation. Je fais désormais face à d’autres défis : démontrer qu’un pays, le mien, peut, comme moi je l’ai fait jadis, partir de peu de chose et arriver à beaucoup ; être dans le cœur de mes compatriotes ; se dire que tout est possible. Et devenir un jour, dans quelques mois ou quelques années, un ancien président exemplaire capable de servir une cause noble. Être un modèle.
Peut-on avoir des amis en politique ?
Bien sûr. Bruno Amoussou et Adrien Houngbédji, par exemple, sont des amis.
En politique il n’y a que des partenariats de circonstance
Sébastien Ajavon l’a été aussi…
Non. C’était un partenaire politique, et en politique il n’y a que des partenariats de circonstance.
Et votre ancien ministre de la Défense, Candide Azannaï, désormais opposant ?
Je le considère toujours comme un ami personnel, même si, pour des raisons que je n’ai jamais vraiment comprises, il a décidé de prendre ses distances. J’en ai conçu une certaine peine et je souhaite, car rien de sérieux ne nous oppose, qu’il ne s’enferme pas dans cette adversité au point de ne plus pouvoir revenir en arrière.
Vos relations avec les anciens présidents Thomas Boni Yayi et Nicéphore Soglo ne sont pas bonnes, c’est une évidence. À quoi l’attribuez-vous ?
Je crois que l’on s’attendait que ces personnalités profitent de leur statut de quasi-intouchables pour être des recours en matière de conseils, de sagesse, d’arbitrage et d’expérience. Mais quand, à l’instar de Thomas Boni Yayi, on se comporte en compétiteur alors qu’on n’est plus dans la compétition, il y a problème. Et quand, tel le patriarche Soglo, on en vient à insulter en public le chef de l’État en exercice de son propre pays, il y a de quoi s’inquiéter. Je souhaite que l’un et l’autre retrouvent leur rang et leur niveau, qu’ils se ressaisissent. Dans l’intérêt du Bénin, qu’ils ont tous deux eu l’honneur de diriger.
Le point faible de beaucoup de chefs d’État, c’est leur famille. Comment gérez-vous la vôtre ?
Lorsque je choisis un collaborateur, le fait d’être un membre de ma famille n’est ni un critère de décision ni un motif de refus. Je ne suis pas népotiste, mais le lien de parenté n’est pas pour autant un obstacle rédhibitoire. Ce qui m’intéresse, c’est la compétence.
À compétences égales, choisiriez-vous un parent ou un cadre étranger à votre famille ?
Mon parent devra patienter.
Propos recueillis à Cotonou par François Soudan
Le questionnaire
Jeune Afrique : Votre principal défaut ?
Patrice Talon : Trop incisif.
Votre principale qualité ?
La persévérance.
Le défaut que vous ne supportez pas chez les autres ?
L’incompétence – même si ce n’est pas un défaut.
La qualité que vous appréciez le plus chez vos collaborateurs ?
Le dévouement.
Quelle autre profession auriez-vous aimé exercer ?
Pilote de ligne.
Personnage historique préféré ?
Nelson Mandela.
Si vous deviez vous réincarner sous la forme d’un animal ?
Ce serait un animal puissant et intelligent, mais pas féroce.
Votre hobby favori ?
J’aimais danser et conduire. Je n’en ai plus l’occasion.
C’est quoi l’argent pour vous ?
C’est le succès qui me motive, plus que l’argent.
Quelle est votre religion ?
Je suis catholique pratiquant, mais la vérité selon moi n’est pas dans une religion plutôt qu’une autre. Elle est dans la spiritualité. Dieu est le même pour tous.
Puisque Dieu existe pour vous, qu’aimeriez-vous l’entendre dire quand vous frapperez aux portes du paradis ?
« Patrice, tu as donné le meilleur de toi-même. » En amitié, en amour, dans mon travail et même en jouant, je donne toujours le meilleur.
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