Tunisie – Nabil Karoui : « L’alliance avec Ennahdha est stratégique »

Un an après sa défaite à la présidentielle, le leader de Qalb Tounes est revenu au centre du jeu politique… à la faveur d’un rapprochement avec les islamistes. Il s’en explique.

Son positionnement
fédérateur lui
permet aujourd’hui
d’avoir l’oreille
du nouveau
gouvernement. © Nicolas Fauqué

Son positionnement fédérateur lui permet aujourd’hui d’avoir l’oreille du nouveau gouvernement. © Nicolas Fauqué

Publié le 26 octobre 2020 Lecture : 5 minutes.

Ses déboires judiciaires ont eu raison de la candidature de Nabil Karoui à la présidentielle de 2019. Un an plus tard, le bouillonnant fondateur et président de Qalb Tounes a rebondi et changé de braquet.

Désormais, il s’exprime moins, mais agit plus, s’installe sans bruit au centre de la scène politique tunisienne, en dialoguant aussi bien avec les conservateurs d’Ennahdha, les ultras d’El Karama qu’avec une partie de la famille moderniste. Une stratégie fédératrice qui fait de lui l’un des hommes forts du pays. Et qui lui permet aujourd’hui d’avoir l’oreille du nouveau gouvernement Mechichi.

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Jeune Afrique : Quel bilan faites-vous de cette première année de législature ?

Nabil Karoui : Entre les choix des anciens chefs de gouvernement, Habib Jemli et Elyes Fakhfakh, et la crise récurrente, nous avons malheureusement perdu beaucoup de temps. Mais l’expérience a été utile : elle montre que la scène politique n’est pas binaire, scindée entre une droite et une gauche, entre islamistes et anti-islamistes, mais, avec toutes ses nuances, multidimensionnelle.

Avec une centaine de députés, cette alliance est devenue l’unique garant de la stabilité en Tunisie

Le 31 juillet 2019, le projet de retrait de la confiance à Rached Ghannouchi, président de l’Assemblée, a été un test grandeur nature de la solidité de l’alliance entre partis. Avec une centaine de députés, cette alliance est devenue l’unique garant de la stabilité en Tunisie. Elle a permis d’écarter les propositions hasardeuses du chef de l’État, comme l’activation de l’article 100 de la Constitution qui aurait constaté une vacance du poste de chef du gouvernement.

Elyes Fakhfakh n’était pourtant ni en fuite, ni emprisonné, ni malade, ni décédé ! Mais le 31 juillet, l’assise des 120 députés a changé la donne et permis la validation du gouvernement Mechichi. Le Parti destourien libre [PDL] et sa présidente, Abir Moussi, ont survendu la mort politique de Rached Ghannouchi et d’Ennahdha. Nous aurions alors eu la superposition de deux populismes, celui de Kaïes Saïed et celui d’Abir Moussi…

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Comment expliquer votre position privilégiée ?

Je n’ai de contentieux ni avec Ennahdha ni avec El Karama. Par contre, beaucoup d’autres partis veulent une revanche sur les cinq dernières années et ont senti l’odeur du sang à travers les tentatives du PDL. Mais l’hallali n’a finalement pas sonné.

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La position actuelle de Qalb Tounes permet de bloquer ces dérives, mais tout cela n’a pas été sans difficultés. Nous avons notamment pesé pour éviter la création d’un fonds de Zakat (aumône légale) et de dons qui était une nouvelle forme d’impôts, mais aussi pour bloquer le passage du gouvernement de Habib Jemli. Et nous préparions une motion de censure contre Fakhfakh quand il a démissionné.

De la même manière, nous avons travaillé au maintien de Rached Ghannouchi à la tête de l’Assemblée et au vote de confiance en faveur du gouvernement Mechichi, si bien qu’aujourd’hui Qalb Tounes est dans une alliance stratégique avec l’exécutif. C’est ainsi que nous avons fondé une coalition gouvernementale avec El Karama, des indépendants et Ennahdha.

Avec un Parlement aussi morcelé, il n’y a pas de place pour le dogmatisme

Mais il ne s’agit pas là d’une nouvelle troïka. C’est une plateforme de programme à laquelle tous peuvent adhérer. Nous allons d’ailleurs sous peu être rejoints par des groupes parlementaires de la famille moderniste. Nous avons une bonne assise parlementaire sans que personne n’impose de diktats. Avec un Parlement aussi morcelé, il n’y a pas de place pour le dogmatisme.

C’est-à-dire ?

Nous étions le deuxième parti aux législatives, mais le président Saïed a fait fi des règles du régime parlementaire et a préféré nous écarter au profit de personnes sans assise parlementaire. Nous avons accepté la situation pour préserver la stabilité du pays.

Mais il se trouve que le choix de Hichem Mechichi est un bon choix, d’autant qu’il semble avoir pris ses distances avec Carthage. Nous avons donné l’impulsion nécessaire pour que l’exécutif passe et éviter ainsi des scénarios à risque. Tout est finalement une question de dynamique : l’essentiel n’est pas tant d’avoir un nombre élevé de députés que de nouer les bonnes alliances.

Qalb Tounes n’est pourtant pas au gouvernement…

Nous n’avons pas demandé à l’être, nous n’avons pas besoin de sièges gouvernementaux. Il suffit que l’exécutif inscrive à son programme la lutte contre la pauvreté et la libéralisation de l’économie pour qu’il obtienne notre soutien.

Avec l’actuelle loi électorale, si le premier parti ne travaille pas avec le second, il n’y a pas de stabilité. C’est ce qui a été démontré avec l’exécutif de Fakhfakh, qui a ignoré les poids parlementaires, ce dont se préserve Mechichi en restant ouvert au dialogue. L’alliance avec Ennahdha est stratégique.

La libéralisation de l’économie est-elle une condition de sortie de crise ?

La priorité est d’abord que les plus démunis soient intégrés à la société et que la paupérisation de la classe moyenne soit freinée. La libéralisation suivra pour relancer l’investissement. Faute de quoi il sera impossible, avec un État en faillite, d’aider les pauvres.

Aujourd’hui, seul le secteur privé peut sauver le pays et en finir avec le populisme qui jette la suspicion sur les nantis

Aujourd’hui, seul le secteur privé peut sauver le pays et en finir avec le populisme qui jette la suspicion sur les nantis. La haine et la lutte entre classes sociales n’ont pas lieu d’être. Le premier pas est l’adoption d’une loi de sauvetage de l’économie qui proposera la libéralisation de différents secteurs, assortie d’une amnistie fiscale, une amnistie de change et douanière. La Tunisie ne peut continuer avec des textes sur le change totalement obsolètes et couper ses citoyens des nouveaux modes de paiement.

L’autre point sur lequel il faut revenir est l’interdiction faite aux étrangers de posséder un bien. Une absurdité ! Comme le disait Cheikh Zayed [Zayed Ben Sultan Al Nahyane], des Émirats arabes unis, « je n’ai jamais vu un étranger repartir avec un appartement sur le dos ». En changeant ces dispositions, on relancera l’immobilier et le tourisme. Il faut également arrêter de criminaliser l’économie parallèle et contribuer à l’intégrer à l’économie.

Le marché tunisien est envahi par des produits venus de l’étranger. Faut-il en interdire certains ?

C’est une question de compétitivité. À nous de faire en sorte que les produits locaux soient attractifs. Il faut lever les blocages : nous pourrions ainsi mettre à profit l’opportunité économique que représente la Libye.

Les syndicats risquent de s’opposer à cette politique.

Il faut traiter les dossiers au cas par cas pour les entreprises publiques. Le reste fera l’objet de discussions. Les syndicats ne sont pas obtus et sont surtout patriotes : ils ne peuvent nier les chiffres et veulent aussi trouver des solutions de sortie de crise.

Il faut aussi tenir compte d’un paysage politique en pleine recomposition avec la déconfiture de partis comme Ettayar, Echaab, et surtout Tahya Tounes. Ce parti factice qui se considérait comme parti de l’État n’avait que l’opportunisme pour programme. Et les slogans anticorruption ont fait long feu avec Elyes Fakhfakh. Cette législature ne sera donc pas politique, mais bel et bien sociale et économique, d’où la priorité donnée à la lutte contre la pauvreté et à l’amélioration du pouvoir d’achat.

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