Tchad – Issa Doubragne : « Il faut investir sans attendre que les autres nous viennent en aide »
En pleine pandémie de Covid, le ministre tchadien de l’Économie défend les réformes engagées par le gouvernement et annonce un bond prochain du PIB du pays, suite à la mise à jour des statistiques nationales.
C’est sans doute l’une des surprises de cette fin d’année 2020, marquée par la pandémie de Covid-19 qui a ébranlé les économies les plus robustes à travers le monde. Malgré les lourdes dépenses sécuritaires qui grèvent le budget du pays depuis 2012 et malgré la crise financière liée à la chute des cours du brut depuis 2014, l’économie tchadienne se montre plus résistante que celle de ses voisins d’Afrique centrale.
Selon les projections publiées en octobre par le FMI, le Tchad est le pays de la Cemac qui devrait enregistrer la plus faible récession en 2020 (– 0,7 %) et qui présente la perspective de reprise la plus dynamique (+ 6,1 %) en 2021.
À la tête du portefeuille de l’Économie depuis la fin de 2017, Issa Doubragne, 47 ans, explique en quoi les réformes engagées depuis bientôt cinq ans permettent aujourd’hui au pays de tenir le cap. C’est aussi l’occasion de revenir sur les facteurs qui ont freiné le Plan national de développement (PND) 2017-2021, ainsi que sur les décisions qui ont été prises pour y remédier.
Jeune Afrique : Comment se porte l’économie tchadienne ?
Issa Doubragne : En dépit des dégâts causés par la pandémie de Covid-19, notre économie a été résiliente. Pourtant, on ne donnait pas cher de sa peau, parce que ses fondamentaux ne sont pas les plus solides de la sous-région.
Au regard des estimations du FMI et de la Beac [Banque des États de l’Afrique centrale], le taux de croissance prévu à 3,8 % pour cette année a été revu à la baisse, mais nous ne sommes pas allés plus bas que ce que nous redoutions.
la maîtrise des dépenses publiques et le renforcement des contrôles sur les recettes fiscales ont permis de stabiliser notre système financier
Et quand on regarde les prévisions de reprise pour 2021, le Tchad est plutôt mieux loti que ses voisins, avec un taux de croissance estimé de 6 %. Nous avons certes le triomphe modeste, mais c’est encourageant de voir les résultats du travail que nous abattons depuis des années.
En quoi a consisté ce travail ?
Le Tchad est le pays le plus réformateur de la région. Grâce à l’appui budgétaire de nos partenaires, nous avons pu mener des réformes, certes douloureuses mais aussi très vertueuses, qui ont permis d’améliorer notre gouvernance et le climat des affaires.
Même si, dans ce dernier cas, il y a encore du travail à faire. Nous entendons poursuivre nos efforts afin d’améliorer drastiquement notre score, notamment en réformant le code des marchés publics.
Vous récoltez les fruits des fameuses « seize mesures » d’austérité décidées en 2016 pour faire face à la crise financière…
Oui en effet ! Les gens ont vite fait de jeter l’anathème sur les « seize mesures », qui, pour limiter la casse, impliquaient d’opérer des coupes sombres sur des secteurs parfois prioritaires.
On s’est rendu compte que la maîtrise des dépenses publiques et le renforcement des contrôles sur les recettes fiscales ont permis de stabiliser notre système financier, ce qui nous autorise aujourd’hui à espérer investir dans la diversification de notre économie. Il faut que nous commencions à investir sans attendre que les autres nous viennent en aide.
Quels sont les enjeux pour l’économie tchadienne en cette fin de 2020 ?
Il s’agit de continuer ce que nous avons commencé et que la pandémie est venue perturber, en particulier de poursuivre et de consolider les réformes pour ouvrir l’économie aux investissements extérieurs, ce qui suppose que nous fassions des efforts pour améliorer encore le climat des affaires ainsi que le cadre juridique et institutionnel, afin de rassurer les partenaires.
Ainsi, l’adhésion du Tchad à l’Agence pour l’assurance du commerce en Afrique permet d’apporter une substitution à la garantie souveraine requise par les partenaires. Nous échangeons par ailleurs avec l’IFC [filiale de la Banque mondiale pour le secteur privé], qui vient d’ouvrir un bureau à N’Djamena, afin de voir comment elle pourra accentuer la garantie et les financements qu’elle va apporter au secteur privé.
Comment comprendre que, jusqu’à présent, le PIB du Tchad soit calculé à partir de données datant de 2005 ?
Nous avons aussi l’aval de la Miga [Agence multilatérale de garantie des investissements], autre filiale de la Banque mondiale. Sur instructions du président Idriss Déby Itno, nous travaillons aussi à la mise en place d’un fonds souverain d’investissement au Tchad avec l’appui du Fonds africain de garantie et de coopération économique [Fagace], qui recevra des dotations annuelles.
Pourtant, le Tchad n’a toujours pas bonne presse en matière de climat des affaires. Il se place au 182e rang sur 190 pays classés dans le rapport « Doing Business 2020 »…
Le problème du Tchad provient du mauvais « rapportage » des faits. Par exemple, le rapport « Doing Business » est mal renseigné, car quand il n’y a pas d’informations la case n’est pas remplie. Or, si les bonnes informations étaient compilées à temps et lorsqu’elles sont disponibles, je vous assure qu’on aurait changé de position dans le classement !
C’est la raison pour laquelle nous avons engagé la révision du système national de statistiques. L’Institut national des statistiques économiques et démographiques a été redynamisé, nous venons de mettre en place un Fonds national de développement de la statistique et une École nationale de statistiques et d’informatique appliquée.
Pour chapeauter ce nouveau dispositif, un Conseil national de la statistique sera chargé de valider toutes les données, qui seront désormais produites en temps réel.
Comment comprendre que, jusqu’à présent, le PIB du Tchad soit calculé à partir de données datant de 2005 ? Nous avons obtenu (difficilement) de revoir le PIB du pays, et il est possible que celui-ci fasse un bond de 50 % à la fin de l’exercice qui s’achève, donc d’ici à la fin de l’année ou en janvier 2021 tout au plus.
Enfin, nous sommes en train de préparer le plus grand recensement général que le Tchad ait jamais organisé. Il sera biométrique et, en même temps que le recensement général de la population, nous ferons celui de l’agriculture.
À un an de son terme et alors que le chef de l’État a annoncé la préparation d’un nouveau plan, quel bilan peut-on faire du PND 2017-2021 ?
Le PND 2017-2021 a souffert de nos faiblesses structurelles, à savoir la lenteur administrative dans le traitement des dossiers, la faible capacité d’absorption, l’absence d’études de faisabilité… Aujourd’hui, 80 % de ces problèmes sont résolus, même si la question des passations de marchés nous retarde encore dans l’utilisation des ressources.
les bons cadres préfèrent se réfugier dans des projets privés où ils sont mieux payés que dans la fonction publique
En revanche, le secteur privé, qui reste embryonnaire, a besoin de restructuration, pour que les opérateurs économiques tchadiens qui aspirent à faire des affaires avec des partenaires étrangers rassurent ces derniers sur le fait qu’ils pourront investir dans un environnement favorable.
En réalité, nous ne disposons pas encore d’un secteur privé qui produise des services, et, pour le moment, ce secteur en importe et dépend entièrement de la commande publique. La chambre de commerce, par exemple, regroupe à elle seule huit secteurs de l’économie.
Elle a besoin d’être réformée, de façon que chaque secteur s’organise en chambre consulaire, ce qui permettra à chacun de jouer pleinement son rôle, de transformer davantage sur place et d’éviter la fuite des capitaux qui déséquilibre la balance des paiements.
L’une des faiblesses de l’administration n’est-elle pas aussi l’absence de cadres compétents aux postes où l’on en a besoin ?
La fonction publique ne manque pas de cadres compétents. Mais certaines compétences sont peut-être trop peu utilisées ou n’ont pas été assez mises à jour dans le cadre de la formation continue.
Il faut aussi reconnaître que les bons cadres préfèrent se réfugier dans des projets privés où ils sont mieux payés que dans la fonction publique. C’est pourquoi nous disons que nous ne pouvons pas continuer dans cet éternel renouvellement de projets qui génèrent des ressources pour leurs opérateurs sans produire de résultats pour le pays et les populations.
Et c’est la raison pour laquelle nous avons suggéré une réforme qui a été mal comprise par certains, qui ont estimé que l’État, en voulant utiliser une partie des ressources des projets pour évaluer leur efficacité, chercherait en fait à s’approprier ces ressources – lesquelles, du reste, ont été mobilisées au nom des populations tchadiennes.
L’un des principaux axes du prochain PND est le Plan d’industrialisation et de diversification de l’économie. Pouvez-vous nous en dire deux mots ?
Ce plan est le plus grand jamais élaboré au Tchad en matière de diversification de l’économie, à travers les industries que nous allons installer. Ainsi, nous aurons sous peu d’importantes discussions sur la filière bétail-viande, pour tirer profit de notre immense cheptel [plus de 100 millions de têtes].
Notre vision est de privilégier l’investissement privé, comme dans le cas de la CotonTchad SN, dont 60 % des parts ont été vendues au singapourien Olam, pour créer de l’emploi mais aussi pour favoriser le marché local, qui importe beaucoup.
Imaginez : le nombre d’élèves qui vont à l’école à travers le pays et qui pourraient être habillés par la nouvelle société de textile implantée à Sarh ! Le marché est là et ne demande qu’à consommer…
Sauf que le coût de production favorise les produits chinois…
Le coût de l’électricité est l’un des principaux facteurs du renchérissement des produits manufacturés localement. Nous avons intégré ce facteur en privilégiant le solaire, qui est moins onéreux, et allons investir dans des parcs solaires qui augmenteront la capacité de 100 mégawatts (MW) à N’Djamena et de 900 MW pour les villes de province, entre deux à trois ans.
S’y ajoutent les efforts de désenclavement. Nous avons presque bouclé le financement de la construction de la route Abéché-Adré, à la frontière avec le Soudan, qui va nous ouvrir un corridor supplémentaire vers Port-Soudan.
Avec la Banque mondiale et l’Union européenne, nous sommes en train de boucler le financement pour la réhabilitation du tronçon Bongor-Moundou-Koutéré, à la frontière avec le Cameroun. Ces réalisations nous permettront de concrétiser une bonne partie du PND 2017-2021 et, surtout, de mieux préparer le plan suivant.
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