Tunisie – Hichem Mechichi : « L’État doit retrouver son rôle de stratège »
Peu connu du grand public, le chef du gouvernement fait valoir son profil d’indépendant et son pragmatisme pour sortir le pays de l’ornière. Entretien.
En trois mois passés à la tête du gouvernement, Hichem Mechichi a réussi à esquiver plusieurs écueils, dont celui de ses supposées sympathies politiques – il a d’abord été soupçonné d’être l’homme du président, avant qu’on lui prête une proximité avec Ennahdha et Qalb Tounes.
Depuis son bureau, à la Kasbah, cet indépendant de 46 ans répond par une bonne dose de pragmatisme, qu’il juge nécessaire pour impulser une dynamique de sortie de crise.
Désigné par le président de la République, Kaïs Saïed, le 25 juillet 2020, pour former un gouvernement, l’ancien ministre de l’Intérieur est d’abord un haut commis de l’État. Un profil qui l’oblige à travailler sans réels appuis politiques, tout en lui permettant de dialoguer avec toutes les formations.
S’il semble imperturbable, Hichem Mechichi est surtout déterminé : tout au long de son parcours, il a su saisir les opportunités qui s’offraient à lui. Mais le chef du gouvernement, qui estime que rien n’est impossible en Tunisie, est plus loquace sur ses objectifs que sur sa carrière.
Jeune Afrique : Comment vous définiriez-vous politiquement ?
Hichem Mechichi : Issu de l’école de la République, je suis un serviteur de l’État qui a consacré sa carrière au service public. Je porte les valeurs transmises par cette école, celles de l’égalité des chances et de la liberté. Elles sont un socle qui permet de ne pas se revendiquer de telle ou telle école politique. Ma mission m’offre l’occasion de mettre en œuvre tout ce en quoi je crois.
L’État doit retrouver son rôle de régulateur, et s’éloigner de celui d’opérateur
Quel bilan dressez-vous des dix dernières années ?
La révolution tunisienne a été saluée dans le monde entier. La transition politique a produit un modèle de démocratie unique dans le monde arabe. En revanche, la transition économique et sociale exige des efforts pour transformer le système existant et favoriser une croissance inclusive.
Les gouvernements précédents ont lancé des réformes pour corriger les déséquilibres budgétaires, restructurer les entreprises publiques et stimuler la compétitivité des entreprises privées. Mais ces problèmes subsistent et se sont même aggravés avec la pandémie.
Le grand défi aujourd’hui est de réinventer un modèle économique, déjà à bout de souffle, pour répondre aux aspirations des Tunisiens. L’État doit ainsi retrouver son rôle de régulateur et de stratège, et s’éloigner de celui d’opérateur.
Quelles seront vos priorités ?
Ma feuille de route s’appuie d’abord sur les attentes des Tunisiens. Dans ses grandes lignes, notre programme vise à rétablir les équilibres des finances publiques, à faire aboutir les réformes de l’administration, à améliorer la situation économique, avec une relance de l’investissement, et à protéger le pouvoir d’achat et la santé du citoyen. Priorité a été donnée à l’élaboration d’une loi de finances complémentaire pour l’année 2020, ainsi qu’à celle de la loi de finances 2021.
Vous avez accédé aux revendications des protestataires d’El-Kamour (dans la région de Tataouine, une station de pompage de pétrole est bloquée depuis juillet). L’État a-t-il capitulé ?
Il ne s’agit pas de capitulation, l’État n’est pas en conflit avec son peuple. Les revendications des citoyens des régions oubliées du développement sont légitimes, même si la manière de les exprimer est discutable. Le gouvernement a fait son devoir en adoptant une approche différente de celle jusqu’ici usitée.
Nous avons instauré une relation de confiance en installant une délégation gouvernementale dans la région, avec pour mission d’écouter la population de Tataouine pour s’accorder sur un projet de développement issu de la réalité locale. Bien sûr, il y a eu des surenchères, mais cette proximité a permis de dénouer la crise.
Nous devons en finir avec l’image dégradée d’un gouvernement qui promet sans que les décisions ne suivent
En recentrant l’action sur les citoyens et en ciblant le développement d’un tissu entrepreneurial local en lieu et place d’une augmentation stricte des effectifs de la fonction publique, une dynamique s’installe. Selon les spécificités régionales, ce modèle peut être reproduit : nous comptons d’ailleurs aller vers les gouvernorats en situation précaire.
Les populations sont plus au fait de leur réalité que les services centraux. Il faut donc faire remonter les idées, articuler les propositions avec la stratégie de l’État. Nous devons en finir avec l’image dégradée d’un gouvernement qui promet sans que les décisions ne suivent.
Vous avez l’appui de partis aux idéologies très différentes. Comment composer ?
Nous ne parlons pas d’idéologie mais de questions concrètes. C’est ce que les Tunisiens, qu’un autre discours irriterait, attendent d’un gouvernement qui se veut pragmatique et orienté vers les réalisations et les projets. Quand on parle développement, caisses sociales, régime de subvention, santé publique ou éducation, la charge idéologique diminue.
Quelles sont vos relations avec le président Kaïs Saïed ?
Les rapports entre les institutions sont définis par la Constitution, et je m’acquitte de ma mission dans ce cadre. Les relations et la coordination avec le président sont excellentes. C’est très confortable de travailler dans ces conditions, d’autant que nos discussions ne sont pas limitées par nos prérogatives respectives. Le pays ne peut sortir de la crise qu’en conjuguant les efforts de toutes les institutions.
La Tunisie est-elle condamnée à l’austérité ?
Elle traverse une situation budgétaire très délicate, et il faut absolument rationaliser les dépenses tout en préservant le pouvoir d’achat du citoyen. Nous devons libérer le potentiel de croissance afin de créer plus de richesses, lesquelles devront être réparties équitablement entre les différentes régions.
Il faut absolument rationaliser les dépenses tout en préservant le pouvoir d’achat du citoyen
L’année 2021 sera consacrée à arrêter l’hémorragie, d’autant que c’est la première fois que les fondamentaux économiques de la Tunisie sont touchés. Un déficit budgétaire à plus de 14 % est une réalité insoutenable. Nous parlerons de relance en 2022, mais nous préparons un cadre pour redonner un nouveau souffle à l’investissement, notamment en intégrant l’informel et en réduisant la pression fiscale.
Solliciterez-vous à nouveau le soutien du Fonds monétaire international (FMI) ?
Le FMI est un partenaire depuis plusieurs décennies. Le monde fait face à une crise sanitaire sans précédent. Cette situation a amené les institutions financières internationales et les banques centrales à changer leur façon de penser et de faire. Nous allons nous inscrire dans cette démarche. Je suis sûr que les institutions de Breton Woods et la Tunisie ont de nombreux points de convergences, et qu’ensemble nous allons réformer le pays.
Il est question de donner accès à la propriété de terres agricoles aux étrangers ? N’est-ce pas un abandon de souveraineté ?
Les textes juridiques en vigueur ne permettent pas aux étrangers d’accéder à la propriété de terres agricoles. Mais plusieurs investisseurs étrangers ont réalisé des prouesses dans le domaine grâce à la location ou à la participation aux sociétés de développement agricole. Il n’y a donc pas de frein à la participation étrangère.
Nous comptons accélérer le développement de ce secteur en mobilisant les différents acteurs publics et privés, notamment l’Office des terres domaniales, tout en optimisant la gestion des ressources en eau et en respectant l’environnement.
Le gouvernement envisage-t-il une privatisation d’entreprises publiques ?
Le déficit, nous en avons hérité, et le gouvernement assumera toutes ses responsabilités pour le gérer. Notre objectif est d’avoir des entreprises publiques compétitives et pérennes avec une situation financière saine qui préserve les intérêts de l’État, de l’entreprise et de ses employés. Nous sommes dans une approche au cas par cas.
Quelle est votre position par rapport aux propositions de l’Union européenne (UE) ? Un accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca) bis est-il envisagé ?
L’Union européenne est de loin notre premier partenaire, sur tous les plans. On ne saurait parler d’Aleca bis car il n’y a tout simplement pas encore eu d’Aleca. Certes, nous avons entamé des négociations, que je qualifierais d’exploratoires malgré les quatre rounds de discussion.
Compte tenu des élections, côté tunisien mais aussi côté européen, nous avons décidé d’une pause qui doit nous permettre de procéder à une évaluation totale de l’accord de 1995. L’UE comprend notre démarche, le dialogue n’a jamais été interrompu, et le travail technique s’est poursuivi.
Notre partenariat avec l’UE s’inscrit dans un cadre plus global couvrant, outre les volets économiques, les domaines politique, humain, sécuritaire et culturel. Tous ces éléments seront envisagés dans l’intérêt bien compris des deux parties.
Covid, crise économique… Les circonstances sont-elles propices à travailler autrement avec l’Europe ?
Cette crise a montré la fragilité de l’Europe vis-à-vis de l’Asie. Elle va être amenée à se recentrer sur la Méditerranée. Et la Tunisie, avec ses avantages compétitifs, reste une plateforme utile pour un grand nombre d’entreprises européennes.
Et l’Afrique ?
Jusqu’à présent, la coopération avec notre continent n’a pas été à la hauteur de nos ambitions, mais nous travaillons à y remédier en renforçant nos relations politiques et en développant notre coopération économique et technique.
Comment se positionne la Tunisie vis-à-vis du conflit libyen ?
Elle joue un rôle de facilitateur entre les différentes parties et se tient à équidistance de tous les acteurs. Le fait que des Libyens de toutes les régions et de toutes les tendances aient accepté de venir parler de la paix chez nous est le signe que la Tunisie n’a d’autre agenda que de voir la paix restaurée et la prospérité du peuple libyen frère retrouvée. Une Libye pacifiée et prospère est d’une importance capitale pour la Tunisie, d’abord, et pour la région euro-méditerranéenne, ensuite.
La tradition veut que la première visite d’un chef de gouvernement tunisien soit réservée à l’Algérie. Où en sont les relations avec votre voisin ?
Les relations tuniso-algériennes sont stratégiques, fraternelles et exemplaires. La concertation politique est continue. Le président a réservé sa première visite officielle à Alger, en février dernier, et nous avons eu le plaisir d’accueillir récemment le chef de la diplomatie algérienne.
La coopération est bonne, sur les plans économique, technique, financier et sécuritaire, et nous sommes déterminés à la renforcer encore. Nous nous réjouissons également de voir nos frères algériens constituer le plus fort contingent de visiteurs en Tunisie. C’est dans cette logique que s’inscrira la visite que j’effectuerai prochainement à Alger.
Qu’est-ce qui garantit aux Tunisiens que vous réussirez là où vos prédécesseurs ont échoué ?
En étant détaché des contraintes partisanes, j’essaie de faire les choses autrement, avec une démarche pragmatique. Être issu de l’administration publique, dont je connais les dédales et les dysfonctionnements, me permet d’identifier et de lever les blocages. Au fil du temps, les difficultés se sont accumulées, mais peut-être que le parcours chaotique de la révolution était nécessaire. Rappelons-nous de toute l’énergie de 2011. Nous devons évacuer la négativité et redonner de l’espoir.
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