Arabisation en Tunisie : la guerre des langues aura-t-elle lieu ?

Pas encore actée, la réforme de l’enseignement prônée par le ministre tunisien de l’Éducation déchaîne les passions. Mais le débat sur l’arabisation risque de masquer les carences d’un système éducatif à bout de souffle qui fabrique en masse des diplômés-chômeurs.

Le peuple tunisien attend avec impatience les réformes du gouvernement. © AFP

Le peuple tunisien attend avec impatience les réformes du gouvernement. © AFP

ProfilAuteur_SamyGhorbal

Publié le 15 juin 2015 Lecture : 5 minutes.

«Les élèves tunisiens ne sont plus capables de s’exprimer correctement, ni en arabe ni dans les langues étrangères. Je veux renforcer l’apprentissage de l’arabe au cours des trois premières années du cycle primaire et différer l’enseignement des langues étrangères [le français et l’anglais] en quatrième année. Et cela afin de renforcer et de consolider l’enracinement de l’identité arabo-musulmane. Je soumettrai cette proposition au dialogue national sur l’éducation. » Ces quelques phrases bien senties, prononcées au détour d’une interview télévisée par Néji Jelloul, le ministre de l’Éducation (Nidaa Tounes), ont suffi à réveiller les feux mal éteints de la querelle linguistique. Bronca dans les milieux intellectuels francophones, qui crient au populisme et à la compromission avec les islamo-conservateurs. Étonnement dans les milieux économiques, où le français est resté la langue des affaires, qui considèrent le multilinguisme comme un atout dans la compétition internationale. La question est sensible. Ennahdha, du temps où elle était au pouvoir, s’était abstenue de la soulever tant elle savait les résistances que cela pourrait susciter.

Mohamed Mzali, Premier ministre au début des années 1980, et Mohamed Charfi, ministre de l’Éducation de Ben Ali au début des années 1990, avaient l’un et l’autre, et pour des raisons différentes, renforcé la place de la langue arabe dans l’enseignement, à l’école et dans le supérieur. Mais leurs gouvernements s’étaient bien gardés de déconstruire entièrement l’édifice scolaire façonné au lendemain de l’indépendance par Mahmoud Messadi, avec l’assentiment de Habib Bourguiba. Inspiré du modèle sadikien (du nom du collège Sadiki, créé en 1875 par le réformateur Kheireddine), il reposait sur un cursus bilingue dès la troisième année, accordant une large place aux sciences et à la technologie. L’usage du français devait donner aux élèves l’opportunité d’accéder à un corpus de connaissances moderne dont il n’existait pas l’équivalent en arabe. Les données du problème n’ont pas radicalement changé. « Il s’édite plus de livres en Grèce que dans l’ensemble du monde arabe, note Hassen Zargouni, directeur de l’institut de sondages Sigma Conseil. La production scientifique en langue arabe reste très faible, et peu de livres sont traduits en arabe. Sur la Toile, l’arabe, malgré ses 300 millions de locuteurs, pèse peu, avec 1,68 % des pages rédigées, au 12e rang, juste après le néerlandais [1,75 %, mais parlé par seulement 24 millions de personnes]. »

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Confusion des langues

Néji Jelloul fait-il donc fausse route ? La Tunisie, qui avait su tant bien que mal y résister, va-t-elle succomber aux sirènes de l’idéologie pour imiter, avec trente ans de retard, l’exemple algérien, unanimement jugé désastreux ? « Ce n’est certainement pas un pyromane, tempère Oussema Abbes, juriste et étudiant en relations internationales au Royal Holloway College de l’université de Londres, qui l’a côtoyé quand il militait encore au Parti démocrate progressiste (PDP) (lire encadré). Il met le doigt sur un vrai problème : la dégradation du niveau linguistique des élèves et la déconsidération de la langue arabe. Son objectif légitime est de la renforcer, il n’a jamais parlé de supprimer les langues étrangères. » Le ministre ne compte pas que des détracteurs. La Constitution est de son côté. L’article 39, relatif à l’enseignement, exhorte l’État à « consolider l’identité arabo-musulmane et l’appartenance nationale, renforcer la langue arabe, la promouvoir et généraliser son usage ». Les termes du débat sont fréquemment faussés par l’hypocrisie des uns (les francophones, inquiets pour leurs privilèges) et les ressentiments des autres.

La question se pose néanmoins de savoir si la confusion des langues, et la diglossie qu’elle engendre, est ou non à l’origine des difficultés d’apprentissage des élèves, notamment dans les matières scientifiques, enseignées en arabe jusqu’à la fin du collège, et en français au lycée et à l’université. La Tunisie a régressé de trois places au classement international Pisa de l’OCDE, entre 2009 et 2013, passant de la 56e à la 59e position (sur 65). L’enquête, réputée pour son sérieux, a mis en évidence des faiblesses criantes dans les domaines des langues et des mathématiques. « Objectivement, le français apparaît comme un accélérateur des inégalités sociales et les conforte au lieu de les réduire, observe Oussema Abbes. Il accroît les difficultés de compréhension des élèves des milieux populaires, qui ne sont plus familiarisés avec cette langue, contrairement à ceux de l’élite. » Mais est-ce la faute de la langue ou celle de l’enseignement ?

« Tout est à revoir »

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Pour le mathématicien Mohamed Jaoua, 63 ans, créateur et ancien directeur de l’École polytechnique de Tunis, la faute incombe d’abord au système éducatif, qui a pris l’eau de toutes parts, à l’école comme à l’université. « Le débat sur la langue est une diversion. Les Tunisiens ont été bilingues quand l’école était de qualité et quand les enseignants prenaient leur métier à cœur. Leur niveau, en arabe comme en français, s’est effondré avec l’effondrement de l’école. Tout est à revoir. » La « massification » de l’enseignement, qui s’est opérée dans les années 1990 et qui permet aujourd’hui à la Tunisie de compter près de 400 000 étudiants sur une population de 11 millions d’habitants, est-elle en cause ? « Le retour au malthusianisme scolaire n’est pas une option, prévient Jaoua. On ne peut pas faire comme si l’immense effort de scolarisation consenti par le pays depuis l’indépendance n’avait pas produit une hausse significative du niveau moyen d’éducation, même si celle-ci s’est accompagnée de la baisse du niveau individuel. On ne peut pas revenir à l’école élitiste que j’ai moi-même connue, qui était accessible à une minorité tandis que la majorité était confinée à l’apprentissage manuel. »

Une chose est sûre : en dépit d’un effort budgétaire soutenu – 7 % du PIB consacré à l’éducation -, les performances du système d’enseignement ne cessent de se dégrader. Les indicateurs, alarmants, montrent que le système est gangrené à la base et au sommet. À la base de la pyramide : 120 000 élèves « décrochent » chaque année et quittent l’école sans aucun diplôme. Au sommet : l’université s’est transformée en une gigantesque machine à produire des diplômés-chômeurs. Le taux de chômage de ces derniers atteignait, en 2013, 31,4 % (40,8 % des diplômées et 21,2 % des diplômés). Aucune université tunisienne ne figure dans le « top 500 » des universités mondiales, même si quelques pôles d’excellence subsistent (facultés de médecine, certains instituts technologiques et écoles d’ingénieur).

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Plus inquiétant : à en croire une enquête de l’Organisation internationale du travail (OIT) parue en 2013, le nombre d’enseignants titulaires a doublé et le nombre d’élèves par classe a diminué de 25 % entre 2002 et 2012. Ce qui laisse à penser que le problème se situe peut-être non pas au niveau de l’exigence linguistique, mais de l’excellence pédagogique. Une vérité pas forcément bonne à dire pour un ministre mis en difficulté, d’entrée, par une grève dure des enseignants, et qui a été obligé de capituler sur le front des revendications salariales. Pas sûr que l’arabisation renforcée du primaire soit la panacée. Au contraire, disent certains de ses détracteurs : elle pourrait stimuler l’exode des élèves issus des familles les plus aisées vers l’enseignement privé, au bilinguisme décomplexé, ou vers les écoles de la mission française, et consacrer définitivement un enseignement à deux vitesses. Les acteurs du dialogue national sur l’éducation ont du pain sur la planche s’ils veulent rectifier le tir.

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