Niger : face à Boko Haram, les nerfs à vif
Parce que l’ennemi est invisible, redoutable, et que les forces de sécurité payent un lourd tribut à la lutte contre Boko Haram, les autorités sont fébriles et tolèrent difficilement les voix discordantes.
Un malaise ? Quel malaise ? À l’Élysée, on ne voit pas pourquoi François Hollande aurait dû aborder avec Mahamadou Issoufou la question de la liberté d’expression. Les deux chefs d’État, des amis, des camarades socialistes qui savent se rendre service et qui en ont fait la preuve ces dernières années, se sont vus à l’heure du petit déjeuner le 2 juin. Ils ont parlé Libye, Mali, Boko Haram, FMI, mais pas Arzika ni Tchangari.
Ces deux-là sont les derniers exemples de ce que l’on appelle à Paris – du bout des lèvres – la « fébrilité » du pouvoir nigérien. Le premier, Moussa Tchangari, a passé dix jours en détention pour avoir critiqué l’évacuation des îles du lac Tchad, ordonnée début mai. Considéré comme « un opposant » et « un tribaliste » (les mots sont du ministre d’État Mohamed Bazoum), cet activiste a eu le tort, aux yeux des autorités, de publier un rapport de onze pages sur ces déplacements forcés. « Un tissu de mensonges », selon Bazoum ; « un travail bien documenté », d’après un diplomate européen en poste à Niamey. Arrêté le 18 mai par les forces antiterroristes alors qu’il apportait des vivres à des chefs de village de la région de Diffa (considérés comme des complices de Boko Haram), Tchangari a été relâché le 27 mai, mais inculpé d’atteinte à la défense nationale.
Le second, Nouhou Mahamadou Arzika, un autre activiste, a connu le même sort (il a passé trois jours dans les locaux de la police judiciaire). Il lui est reproché d’avoir démoralisé les troupes : interrogé par une radio, il avait déclaré avoir reçu plusieurs appels de soldats se plaignant du manque de moyens face à Boko Haram. « Si on critique la manière dont le Niger se comporte en temps de guerre, on peut être considéré comme ennemi de l’État », déplore Nouhou Arzika. « Le Niger a beau être en guerre, nous ne pouvons pas fermer les yeux sur les exactions commises de part et d’autre », s’indigne Moussa Tchangari.
Ces griefs ne sont pas nouveaux. Voilà des mois que les ONG nationales et internationales déplorent des « interpellations abusives » et des « intimidations ». La guerre contre Boko Haram décrétée en février n’a fait qu’envenimer les choses. « Les autorités sont moins sereines depuis six mois, c’est évident », note le diplomate européen.
Issoufou ne l’a pas caché à Hollande, le 2 juin : la menace terroriste inquiète au plus haut point le gouvernement, plus encore que la recrudescence de la méningite (540 décès en deux mois), l’afflux de migrants en partance pour l’Europe (estimés à 50 000 par an), les tensions sociales et politiques ou encore les injonctions du FMI. « Ce qui se passe dans le Sud-Est avec Boko Haram n’a rien à voir avec les menaces venant du Nord, de la Libye ou du Mali, ou avec les rébellions touarègues connues par le passé », note un officier proche d’Issoufou. « Là, poursuit le diplomate européen, c’est le
Le drame de Karamga, un désastre pour l’armée nigérienne, peut-être le plus douloureux de sa jeune histoire, a fait monter la pression de plusieurs crans encore.
Karamga, c’est le nom d’une petite île comme le lac Tchad en compte des dizaines. Certaines sont nigériennes, d’autres tchadiennes, d’autres encore nigérianes ou camerounaises. Les combattants de Boko Haram ont pris l’habitude d’y faire des descentes sanglantes, pour le bétail ou les récoltes. Et, depuis peu, de s’y réfugier. « Ils veulent en faire leur sanctuaire », explique Mohamed Bazoum.
Quand, le 25 avril, Boko Haram donne l’assaut, l’armée (un bataillon d’une centaine d’hommes) occupe une position sur l’île isolée de Karamga depuis quelques semaines. L’attaque est menée à l’aube, au moment de la première prière du jour, quand les soldats font leurs ablutions. Surprise totale. Le bilan officiel fait état de 46 militaires tués et 32 disparus (dont certains se sont certainement noyés dans les eaux du lac), ainsi que de 28 civils, des habitants de l’île, retrouvés morts.
Armée encore sous-équipée
Selon les autorités, les assaillants seraient arrivés par centaines en pirogues (156 d’entre eux auraient été tués) et auraient bénéficié de complicités sur l’île. Il semble plus probable que les jihadistes n’étaient pas plus de 200 face à la centaine de soldats, et que ces derniers ont été complètement dépassés. « Il y a eu des défaillances, constate l’une de nos sources. C’était un détachement fait de bric et de broc. Quant à leur armement, il était limité : des kalachnikovs et une seule mitrailleuse 12.7. »
Le coup est rude. Il met en évidence les failles d’une armée encore sous-équipée (elle ne dispose d’aucun moyen amphibie et les hélicoptères sont vieillissants et souvent hors d’usage) et peu formée aux combats de ce type en dépit des sacrifices financiers consentis par le pouvoir depuis trois ans. Il faut donc réagir. Deux solutions sont évoquées : augmenter les effectifs sur les îles ou les évacuer. Le gouvernement, sous la houlette de son ministre de l’Intérieur, Hassoumi Massaoudou (qui fait bien souvent office de ministre de la Défense bis, le titulaire du poste, Mahamadou Karidjo, se préoccupant plus des soldes et de la cohésion de l’armée que de l’opérationnel), opte pour la seconde option.
Il ordonne aux habitants des îles de gagner la terre ferme sous quatre jours. Après le 4 mai, quiconque y sera vu sera considéré « comme un Boko Haram ». Certains ont le temps d’emporter leurs effets ou d’amener avec eux leur bétail. Mais la plupart quittent leur village dans le dénuement le plus total et sans aucune assistance. Leur périple débute en pirogue, et se poursuit à pied. Il y a là des enfants, des vieillards, des femmes enceintes et mêmes des victimes de Boko Haram que l’on transporte dans des brouettes. Trois à quatre jours d’une marche infernale.
Mauvaise organisation
Dans son rapport, Tchangari évoque « plusieurs cas de décès […] en raison de la faim, de la soif et de la chaleur ». Les autorités contestent. Il dénonce également l’absence de prise en charge et de protection. Là, elles acquiescent. Le Premier ministre, Brigi Rafini, a lui aussi condamné la mauvaise organisation. Face aux déplacés, le 5 mai, il s’est dit « choqué et écœuré devant le laisser-aller des autorités locales ». « Nous avons été pris de court, nous n’avons pas été efficaces », admet Bazoum. Depuis, des mesures ont été adoptées, l’ONU et les ONG le reconnaissent.
En tout, plus de 27 000 personnes ont quitté ces îles qu’elles habitaient depuis des années. Il y a là des Budumas, des Peuls, des Haoussas, des Kanuris, des Toubous, cantonnés dans des camps sommaires à Nguigmi et à Bosso. « La population locale n’a pas la capacité de les héberger. Cet afflux s’est ajouté à ceux des mois précédents [plus de 100 000 personnes]. C’est très inquiétant alors que la saison des pluies approche », constate une source onusienne.
« On n’avait pas le choix. On ne peut pas détacher cette crise humanitaire du contexte terroriste », se défend le gouvernement. « Pour combattre les jihadistes sans faire de victimes civiles, il nous fallait évacuer ces îles. C’était indispensable, car ils se servent des populations comme d’un bouclier », explique un officier de haut rang.
Depuis, c’est une guerre à huis clos qui se déroule dans la région du lac. Une « drôle de guerre » sans combats : le Niger a évacué tous ses soldats et surveille la zone à l’aide d’avions d’observation, des Beechcraft. « Quand nous voyons des éléments de Boko Haram, nous envoyons la chasse nigérienne ou tchadienne, qui bombarde la zone », détaille l’officier. Pourrait-il s’agir de civils ayant refusé de quitter leur terre ? Le « black-out » imposé par les autorités et dénoncé par Tchangari prouve, selon lui, « qu’il s’y passe des choses graves ». « Simple précaution, rétorque notre officier. On ne veut pas revivre un deuxième Karamga. »
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