Arts plastiques : ressusciter les icônes
Exceptionnelle, la rétrospective que consacre la Fondation Beyeler de Bâle à la peintre sud-africaine Marlene Dumas permet de comprendre l’importance majeure de cette artiste contemporaine qui affirme haut et fort le pouvoir de la peinture.
Quand elle ne dessinait pas dans le sable, l’enfant de Kuilsrivier croquait des pin-up en bikini au dos des paquets de cigarettes pour impressionner les amis de ses parents. « Le dessin avait deux fonctions : me permettre de me retrancher dans mon monde intérieur et amuser les autres avec cette capacité de créer des images (populaires) en n’utilisant que quelques traits rapides », écrit Marlene Dumas, 62 ans aujourd’hui. Toute de noir vêtue, la tignasse blonde en pétard vaguement domestiquée, le regard pétillant, la peintre d’origine sud-africaine est accueillie comme une star à la Fondation Beyeler de Bâle (Suisse), qui lui consacre, jusqu’au 6 septembre, une importante rétrospective.
Et une star, assurément, c’en est une. Rare dans les médias, travaillant à l’ancienne sans l’aide d’une armée d’assistants, produisant peu, elle compte parmi les artistes vivants les plus chers au monde – avec un record établi à 3,18 millions de livres, soit plus de 4 millions d’euros. Peut-être parce que ses peintures apparaissent très peu sur le marché de l’art ou peut-être parce qu’elles sont déjà dans les plus grands musées du monde.
Quoi qu’il en soit, et quel que soit le sujet traité, impossible de s’y tromper, une toile de Marlene Dumas se reconnaît entre mille. L’assurance du trait, la profondeur des regards, la violence contrastée des couleurs (ou du noir et blanc), l’absence de second plan et le caractère souvent monumental des corps ou des visages sont sa signature inimitable depuis les années 1980.
Elle-même paraît un peu brouillonne, parfois difficile à saisir, mais sans doute est-ce dû à cette méfiance qu’elle nourrit, comme nombre de grands artistes, vis-à-vis des identités fixes. « Je me contredis tout le temps », assume-t-elle, préférant la plupart du temps se définir par la négative. « Je ne suis PAS new-yorkaise / Je ne suis PAS hollandaise / Je ne vis PLUS en Afrique du Sud / Je suis toujours « pas d’ici » « , écrivait-elle lors d’une exposition en 1994. Mais il ne faut pas se tromper : fille d’un viticulteur blanc décédé alors qu’elle n’avait que douze ans, élevée à l’heure de l’apartheid et formée à l’université de Cape Town, la peintre reconnaît avoir été profondément influencée par l’Afrique… et pas de la manière que l’on pourrait imaginer.
« Vous savez, les gens pensent que l’Afrique du Sud et l’apartheid sont les choses qui m’ont le plus influencée, mais ce que j’essaie de faire comprendre, c’est qu’au-delà du fait que je viens d’Afrique du Sud et de son régime d’apartheid, j’y ai reçu beaucoup. Je n’y ai pas produit d’oeuvre, mais j’y ai beaucoup appris et pensé sur la peinture et l’art en général. Ce que j’essaie de dire, c’est que j’y avais déjà développé une approche des problèmes de l’art, mais plus sur un plan théorique. Ce n’est qu’en arrivant en Europe, à Amsterdam, que j’ai commencé – très lentement – à explorer ces idées pour ma propre création et à les transformer en œuvres concrètes », déclarait-elle en 2013.
Forcément charnel et complexe, son lien avec l’Afrique transparaît sur le plan formel. Plusieurs séries d’images – comme les Black Drawings de 1992 ou les Models de 1994 – représentant des visages en gros plan réalisés à l’encre de Chine renvoient, selon ses propres dires, aux masques traditionnels. « Bien que les visages soient ceux d’individus et que vous puissiez voir qu’ils sont tous différents les uns des autres, ils ressemblent tous un peu à des masques. J’ai toujours aimé les masques, en fait, et toute la tradition africaine, les déesses de la fertilité, les ancêtres, toutes ces figures qui éloignent le mal. Cependant, je n’ai jamais eu l’intention de m’y référer et, en ce sens, je ne suis pas comme Picasso et tous les autres. Mais j’ai sans aucun doute été fascinée. » Elle va jusqu’à reconnaître que certaines œuvres, comme The Painter, qui représente sa fille enfant, les mains dégoulinantes de peinture bleue et rouge, emprunte à la statuaire africaine…
Sur le fond, nombre de sujets traités par Marlene Dumas font directement référence à l’histoire de l’Afrique : The Widow (2013) montre la veuve de Patrice Lumumba portant le deuil seins nus, The Woman of Algiers (2001) renvoie aux exactions des soldats français lors de la guerre d’indépendance, Reinhardt’s Daughter (1994) et Cupid (1994) confrontent deux nourrissons, un blanc et un noir, endormis dans la même position, tandis que The White Disease (1985) présente le visage troublant d’un albinos.
Poursuivre cette liste plus avant conduirait à une impasse. Parce que le travail de Marlene Dumas ne porte pas sur l’Afrique en général, mais sur les images et sur la façon dont nous les regardons sans les voir dans un monde qui en est saturé. « Je ne crois pas en l’innocence des images », déclare celle qui a intitulé sa rétrospective « The Image as Burden » ( « l’image comme un fardeau » ). Comme le montre d’ailleurs très bien ladite exposition, l’artiste ne compose jamais d’après nature. « Je n’aime pas peindre avec des modèles car j’aime travailler seule, la nuit », déclare-t-elle avec une simplicité désarmante. La réalité est plus complexe puisqu’elle construit toute son œuvre à partir d’images déjà existantes, qu’elles soient personnelles, découpées dans des magazines ou des journaux, tirées de l’iconographie religieuse, ressassées par des centaines d’artistes, voire même extraites de sites pornographiques. Les courts textes – le mot « poèmes » pourrait convenir – que Marlene Dumas écrit, comme les titres de ses œuvres, « donnent une direction » par rapport à ce qu’elle a voulu faire. « My people were all shot / by a camera, framed, / Before I painted them » ( « Mes personnages ont tous été shootés / Par un appareil photo, encadrés, / Avant que je ne les peigne » ), explique-t-elle, avant de souligner : « Je suis une artiste qui utilise des images de seconde main et des expériences de première main. »
Cette méthode, qui consiste à transposer sur la toile des images usées jusqu’à perdre toute puissance d’émotion, l’artiste l’applique à une incroyable variété de sujets. Ainsi peint-elle des crucifixions et Oussama Ben Laden, des Marie Madeleine et Amy Winehouse, des photos de classe et des nus provocateurs, des cadavres et des vanités, Marilyn Monroe et Pier Paolo Pasolini, sans oublier de reprendre à sa manière des références classiques comme L’Origine du monde, de Gustave Courbet, ou Léda et le Cygne, traité par de nombreux peintres.
Ses Black Drawings à l’encre de Chine, par exemple, sont inspirés par une série de photographies d’Africains réalisées par des colons européens et empesées de préjugés. « Cette peinture ne portait pas seulement sur les problèmes politiques, mais affirmait aussi la négritude comme un état positif et honorait le noir comme une belle couleur, disait-elle en 1998. Le commissaire pensait que c’était ma réaction à l’apartheid. Pour moi, c’était l’inverse. C’était une libération de l’apartheid. » Il ne s’agit pas de reprendre des sujets pour le plaisir de se couler dans le moule de l’histoire de l’art occidentale. Il s’agit de libérer les icônes, qu’elles se nomment Jésus-Christ, Naomi Campbell ou Blanche-Neige. Couleurs ni trop chaudes ni trop froides, expressions intenses, reflets subtils, mouvements justes, vibrations érotiques troublantes, l’artiste restitue les émotions, les souvenirs, les souffrances, en équilibre entre ce qui nous est proche et ce qui nous dérange. Même ses toiles les plus abstraites palpitent de vie. Regards, positions, attitudes, tensions : alors que la photo glace l’existence, Marlene Dumas ressuscite l’humain.
COLOUR
I don’t know much about colour really
I use it intuitively
I don’t know much about racism really
My knowledge is skindeep
What do you mean, he said
Oh, she said, didn’t you know
All scars have a pink that shows
Marlene Dumas
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