Tunisie : Ennahdha fait sa mue
Fini les dérapages verbaux et la tentation hégémonique. Depuis la démission, en 2013, du gouvernement qu’il conduisait, le parti islamiste a considérablement lissé son image. Et privilégie désormais la recherche du consensus au nom de l’intérêt national.
«Si ce n’était son idéologie, je deviendrais pro-Ennahdha, qui se comporte de manière bien plus intelligente et subtile que les autres partis », reconnaît Azza, patronne de PME, qui a voté pour une formation progressiste aux législatives d’octobre 2014. Indéniablement, l’évolution du parti islamiste tunisien est notable depuis deux ans. Fini les déclarations incendiaires, la surenchère identitaire, la complaisance à l’égard de l’extrémisme et l’excommunication des adversaires politiques. Ennahdha a désormais troqué l’idéologie pour le pragmatisme et le dogme religieux pour le référentiel démocratique, y compris sur des questions de société, dont elle avait pourtant fait, en 2011, son principal cheval de bataille. Après l’expulsion, en avril, sur un vol Tunis-Paris, d’une chef de cabine de Tunisair par son commandant de bord pour cause de port du foulard, les islamistes n’ont ainsi émis aucun avis tranché, appelant au respect des libertés et s’en remettant aux décisions de l’entreprise. « Ils utilisent les outils de la démocratie pour s’installer en douceur. Il ne faut surtout pas les croire. Ils restent intégristes et Frères musulmans dans l’âme », tempère Ahmed, un vieux militant destourien.
Il n’empêche : Ennahdha fait tout pour se défaire d’une image qui remonte à sa création, en 1981, sous le nom de Mouvement de la tendance islamique (MTI) et se démarquer des positions ultraconservatrices défendues par son aile dure lorsqu’elle était aux affaires, entre 2012 et 2014. Les Tunisiens ont en effet été marqués par la propension de certains ténors du parti à nier des pans de l’histoire nationale et à vouloir imposer une profonde mutation de la société, mais aussi par l’inefficacité des gouvernements successifs de Hamadi Jebali et d’Ali Laarayedh dans les domaines économique et sécuritaire. Un mouvement de protestation politique et civil finira par contraindre Ennahdha à se retirer de la conduite de l’exécutif fin 2013 et à mettre une sourdine à ses dérapages, notamment lors des débats autour de la nouvelle Constitution, adoptée le 26 janvier 2014.
Cette sanction populaire a fait l’effet d’un électrochoc. Ébranlé dans ses certitudes, le parti n’a eu d’autre choix que de procéder à un examen autocritique. « En 2012, Rached Ghannouchi, son président, évoquait la tunisianité comme un principe intangible et déplorait l’instrumentalisation identitaire, assurant qu’on ne peut couper un peuple de ses racines », rappelle Mohamed Sahbi Basly, ancien ambassadeur et homme politique. Bien que cette rupture avec le discours islamo-identitaire n’ait pas forcément emporté l’adhésion de la base, le repli stratégique du parti a porté ses fruits, puisqu’il fera mieux que limiter les dégâts aux législatives de 2014, décrochant 69 sièges (sur 217), contre 89 dans la Constituante. Une performance inattendue qui assure à Ennahdha une position confortable : elle participe au gouvernement dirigé par Nidaa Tounes et pèse sur les décisions de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP).
« Il ne s’agit pas d’obtenir le plus de voix. Nous devons nous demander tous ensemble ce qui nous réunit. Le pays n’a pas besoin d’une majorité au pouvoir mais de l’inclusion de toutes les composantes dans la prise de décision pour instaurer une nouvelle gouvernance. Ce débat concerne tous les Tunisiens », affirme Noureddine Bhiri, chef de file du groupe parlementaire d’Ennahdha.
On est bien loin de la tentation hégémonique qui a entravé certains travaux de la Constituante voilà trois ans. Ennahdha version 2015 aurait pu se positionner comme un parti d’opposition, mais c’eût été aller à l’encontre de l’appel au consensus et à l’union nationale martelé par le parti depuis la dernière campagne électorale. « Pourquoi être critique quand il n’y a pas lieu de l’être ? » s’interroge Lotfi Zitoun, membre du bureau politique et proche de Rached Ghannouchi, qui estime qu’il faut soutenir le gouvernement, non seulement parce qu’il est à pied d’œuvre mais aussi parce que l’instabilité politique ne peut que nuire au pays. « Nous n’avons pas compris les demandes de la révolution et avons encore moins su leur répondre », confie celui qui tenait des propos va-t-en-guerre en 2012.
Le changement de ton est donc indiscutable, comme si les blessures s’étaient refermées et que le temps de la revanche était révolu. Il n’est plus question d’islam, le parti semble moins important, et la Tunisie prime sur tout, au point que le site d’Ennahdha s’intitule désormais Mahabet Tounes (« Amour de la Tunisie »). Les radicaux qui, comme Sadok Chourou, Habib Ellouze et Hamza Hamza, tenaient des discours vengeurs ou liberticides ont été écartés du bureau politique, alors qu’ils comptaient parmi les fondateurs du parti.
La formation islamiste a ainsi réussi à renverser la vapeur et n’est plus systématiquement soupçonnée d’entretenir des liens avec des factions terroristes. Elle était même au premier rang de la manifestation contre le terrorisme au lendemain de l’attentat du Bardo, en mars. À l’ARP, les canards boiteux ont été éliminés. Désormais, les interventions des élus islamistes ne sont plus outrancières ou intempestives, tandis qu’au gouvernement Ennahdha a été le seul parti à respecter la parité et à lancer des quadragénaires compétents mais discrets. Par petites touches, Ennahdha se transforme, prenant ses distances avec ses alliés d’hier, comme l’ancien président Moncef Marzouki, ou même avec Hamadi Jebali, son ancien secrétaire général, qu’elle n’a pas encouragé dans son projet de se présenter à l’investiture suprême.
Sur la scène internationale, le parti s’est également repositionné ; plus question d’exhiber quatre doigts tendus en signe de soutien aux Frères musulmans égyptiens et de trouver des excuses aux courants extrémistes. Ennahdha joue la carte tunisienne et ne se présente plus comme un interlocuteur incontournable, bien que Sahbi Atig, cadre historique du parti et député, s’est laissé aller à affirmer que « l’expérience pionnière modérée d’Ennahdha en fait le leader de l’islam politique dans le monde », oubliant au passage le positionnement original de l’AKP turc et du PJD marocain.
Débats et recherche du consensus sont devenus la règle au sein d’Ennahdha. Mais cela est aussi dû à sa structure et à son mode de fonctionnement. Le bureau politique n’agit pas seul et doit tenir compte de l’avis des 150 membres du Conseil de la Choura, dont le vote détermine les orientations du parti. Ce conseil consultatif est aussi la caisse de résonance des militants, dont certains ont du mal à accepter l’actuelle alliance avec Nidaa Tounes et estiment qu’Ennahdha a déjà fait trop de concessions sur le contenu de la Constitution et sur certains dossiers politiques, ainsi que sur des questions de société.
Il appartiendra au 10e congrès, qui se tiendra dans le courant de l’automne 2015, de trancher, d’autant qu’il s’agira aussi de lancer la préparation des municipales de 2017. La question du leadership sera assurément abordée, mais Rached Ghannouchi, pierre angulaire de l’édifice, reste indéboulonnable, même s’il est de plus en plus contesté par l’aile radicale. Il est le chef qui, « avec une politique plus axée sur le dialogue et la concorde », bénéficie du soutien de figures modérées du parti, tels que Zied Ladhari, Samir Dilou, Ajmi Lourimi et surtout Abdelfattah Mourou, vice-président de l’ARP, qui ne cesse de fustiger les radicaux depuis 2011.
« Ennahdha envisage de faire peau neuve en adoptant une position en harmonie avec la situation actuelle. La question n’est pas dans le maintien ou non de Ghannouchi mais plutôt dans la manière avec laquelle le parti doit se rénover et perdurer », explique Mourou. Le nouveau visage qu’entend donner Ennahdha passera aussi par un changement de nom pour s’affirmer comme une force politique nationale. Il est en effet question, selon Samir Dilou, qu’Ennahdha, qui s’appelle en réalité Mouvement Ennahdha, devienne le Parti Ennahdha.
La formation islamiste prépare donc l’avenir en s’affranchissant du passé, mais ne pourra faire l’économie, lors de son congrès, d’un débat entre ses différents courants, de l’extrême gauche à l’extrême droite. Les leaders radicaux n’ont plus de rôle public mais n’en votent pas moins au conseil consultatif. Pour le moment, ils sont minoritaires, et tout laisse présager que les modérés l’emporteront, avec en prime une plus large représentation au sein dudit conseil.
Comme les autres partis tunisiens, Ennahdha traverse une crise, mais, contrairement à eux, elle n’en montre rien. Cela tient sans doute au culte du secret et au sens de la discipline cultivés durant les années de clandestinité. Difficile de changer des habitudes devenues des réflexes. Il n’en demeure pas moins que « l’évolution d’Ennahdha est inévitable. Ce n’est pas un choix, car le parti risque l’implosion », souligne le penseur et théologien Hmida Ennaifar, qui estime que les islamistes doivent s’affranchir de la culture de parti clandestin.
Les uns confient que les dissensions au sein de la formation s’expriment souvent par de l’inertie et que le congrès déterminera quel courant l’emportera. D’autres, dont l’un des fondateurs du MTI, Habib Mokni, proposent que la formation se scinde en une école de pensée et un parti politique. Mais, au préalable, selon le professeur Ennaifar, il faudra en finir avec le double langage et faire en sorte que les références au religieux soient clairement traduites en matière de vision politique et sociale. Dans tous les cas, Ennahdha est sommée de faire son aggiornamento et de convaincre de sa bonne foi pour lever définitivement les suspicions et regagner la confiance des Tunisiens, pour qui elle demeure une inconnue.
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