Turquie : pour Erdogan, le combat de trop ?

Il rêvait d’un raz de marée en faveur de l’AKP, son parti, qui lui aurait permis de s’octroyer des pouvoirs quasi illimités. Pour le chef de l’État, les législatives du 7 juin sont une terrible déception. On ne sait s’il s’en remettra.

Dans son palais ultra-kitsch d’Aksaray (« Maison Blanche »), à Ankara, en janvier. Les fiers guerriers sont censés symboliser les seize empires créés par les Turcs au cours de deux mille ans d’histoire. © KAYHAN OZER/ANADOLU AGENCY/AFP

Dans son palais ultra-kitsch d’Aksaray (« Maison Blanche »), à Ankara, en janvier. Les fiers guerriers sont censés symboliser les seize empires créés par les Turcs au cours de deux mille ans d’histoire. © KAYHAN OZER/ANADOLU AGENCY/AFP

JOSEPHINE-DEDET_2024

Publié le 16 juin 2015 Lecture : 6 minutes.

Pendant des semaines, les Turcs ont vu leur président faire campagne. Partout, sans cesse. Dans les médias, pour la plupart à sa dévotion, et dans presque tous les meetings. Mais, le 7 juin, lorsque sont tombés les résultats des législatives, l’ampoule, emblème du parti AKP, a grillé. Et les lampions se sont éteints. Alors que les soirs de victoire (neuf d’affilée en douze ans) Recep Tayyip Erdogan prononçait un discours enflammé depuis son balcon, on ne l’a, cette fois, ni vu ni entendu. Tout juste a-t-il publié un communiqué le lendemain du scrutin, appelant l’opposition à se montrer responsable et à ne pas plonger le pays dans l’instabilité. Des plaisantins se sont amusés à chronométrer le soudain silence de cet omniprésent président qui, durant la campagne, avait sommé ses compatriotes de lui donner une majorité suffisante pour changer la Constitution, abolir le système parlementaire et instaurer un régime où ses pouvoirs auraient été quasi illimités. C’était son rêve. Le réveil est brutal.

Car après avoir gouverné seul depuis 2002 et frôlé 50 % des voix aux législatives de 2011, l’AKP chute lourdement. Certes, avec 40,8 %, il reste le premier parti du pays devant le CHP (centre gauche, 24,9 %) et le MHP (extrême droite ultranationaliste, 16,2 %). Mais l’excellent score du HDP prokurde (13,1 %) lui coûte sa majorité absolue. Il devra former une coalition (des tractations sont en cours avec le CHP) ou, à défaut, un gouvernement minoritaire, voire convoquer des élections anticipées. Dans tous les cas, pour la première fois de son long règne (Premier ministre de 2003 à 2014, puis chef de l’État), Erdogan est fragilisé.

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A-t-il eu raison de mener la bataille ? « Les Turcs sont habitués à des présidents qui gardent leur neutralité, comme Özal ou Demirel », précise Bayram Balci, chercheur au Ceri-Sciences-Po, à Paris. Or, jusqu’au dernier jour, il a ferraillé dans le Sud-Est pour y contrer la vague kurde. « Son activisme l’a desservi, confirme le politologue Yüksel Taskin, de l’université Marmara, à Istanbul. S’y sont greffés d’autres facteurs, comme les soupçons de corruption qui pèsent sur lui et le fort attachement des Turcs, y compris au sein de l’AKP, à leur système parlementaire. »

Un AKP que son leader a étouffé en personnalisant à outrance le scrutin. « Cette mégalomanie, ce personnage caricatural de dictateur, cette captation de la parole aux dépens de son propre camp, au point que même Ahmet Davutoglu, son [désormais ex-] Premier ministre, qui a une pensée structurée, s’écrase devant lui, ont frappé tout le monde », souligne la sociologue Gaye Petek.

Phénomène de saturation

À l’usure naturelle du pouvoir s’est ajouté un phénomène de saturation. « On l’a vu faire campagne pour être président deux fois de suite : en 2014 pour être élu et maintenant pour réclamer un régime taillé à sa mesure. Les gens se sont lassés de voir la même personne demander toujours plus de pouvoir », estime Kerem Önen, membre du comité d’organisation du HDP à Paris.

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Son style autoritaire assorti d’un discours vindicatif à l’égard des minorités (Kurdes, Alévis, etc.) ou de quiconque émet la moindre critique a également joué en sa défaveur. On ne compte plus les mesures restrictives des libertés (loi sur la sécurité, tribunaux d’exception, blocage de Twitter et de YouTube) ou les menaces qu’il profère contre les journalistes jugés gênants. À force, ce discours tranchant, qui l’aidait jusque-là à souder sa base, s’est retourné contre lui. « En interrompant le processus de paix avec les Kurdes et en s’en prenant au HDP, il a commis une énorme erreur. Son électorat kurde l’a puni », résume Yüksel Taskin. De fait, ce dernier a basculé d’un bloc. « Le grand message de ces élections, c’est que les Kurdes, dont la moitié votait jusque-là pour l’AKP, ont choisi le HDP comme leur unique représentant. Pas seulement dans certaines villes du Sud-Est – l’AKP n’y compte parfois plus aucun député, du jamais vu ! -, mais aussi dans des métropoles comme Istanbul, Izmir, Adana, Mersin », explique Rusen Çakir, journaliste et biographe du chef de l’État.

Face à Erdogan, 61 ans, s’est dressé Selahattin Demirtas, 42 ans, chef du HDP et étoile montante de la politique. Celui-ci a gagné son pari : son parti a franchi le seuil des 10 % en deçà duquel il n’aurait pu avoir de députés, et empêché le président de réaliser ses rêves autocratiques en le privant de la majorité nécessaire. Bien que le HDP ait subi plusieurs attaques (dont l’explosion de deux bombes lors d’un meeting à Diyarbakir), Demirtas a appelé ses partisans à ne pas céder aux provocations. Son discours rassembleur à l’égard de tous les citoyens, quelles que soient leurs origines, leurs appartenances religieuses ou leurs différences sexuelles, a fait mouche. Au-delà des Kurdes, il a séduit nombre de Turcs venus de la gauche libérale, et rallié ceux qui, par pure tactique, voulaient donner un coup d’arrêt aux ambitions d’Erdogan.

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Absence d’empathie

Le président s’est donc heurté à une large coalition de mécontents. Comme ces milliers de policiers et magistrats, jadis ses meilleurs soutiens, qu’il a démis ou mutés en les accusant d’appartenir à la confrérie Gülen, son ex-alliée devenue sa pire ennemie. Comme ces commerçants et paysans, qui pâtissent du ralentissement de la croissance, de la hausse du chômage ou de la concurrence étrangère et n’apprécient guère de le voir se pavaner dans le palais de plus de mille pièces qu’il a fait construire à Ankara pour 490 millions d’euros. Comme ces ouvriers, choqués par son absence d’empathie lors du drame de la mine de Soma (301 morts en mai 2014) ou de le voir attribuer les nombreux accidents du travail à la volonté de Dieu, alors que les normes de sécurité sont sacrifiées sur l’autel du profit. Comme les femmes, à qui les ténors de l’AKP intiment de ne pas rire en public, de ne pas travailler, de faire au moins trois enfants, etc. Autant de conseils qui ne sont plus en phase avec une société moderne et attachée à sa laïcité ni avec une jeunesse branchée sur les réseaux sociaux et soucieuse de l’environnement, que la fièvre immobilière et l’affairisme effréné de l’AKP révulsent.

Bien sûr, le mouvement de Gezi (mai-juin 2013), qu’Erdogan a réprimé, a creusé le fossé avec cette population jeune, éprise de liberté, qui aspire à la paix avec les Kurdes et accepte sa pluralité. À l’évidence, la révolution sociale de l’AKP, qui avait vu l’émergence d’une classe moyenne pieuse, conservatrice et clientéliste, suscite en réaction un mouvement pour le moment libertaire, écologiste, anticorruption, imbu d’idéaux démocratiques, appelé à terme à prendre la relève.

Erdogan s’adaptera-t-il au nouveau visage de la Turquie qui se dessine lentement mais sûrement ? Certains observateurs, à l’instar de Bayram Balci (lire interview ci-dessous), parient sur son assagissement. Mais la plupart se montrent sceptiques. « C’est trop tard, plus personne n’y croit. Comment pourrait-il jouer un rôle d’arbitre alors qu’il ne s’est montré ni calme ni neutre pendant la campagne ? Comment pourrait-il résoudre la crise alors qu’il en est à l’origine ? » tranche Rusen Çakir. « Il doit rompre avec son style autoritaire, sinon il perdra inéluctablement », conclut Yüksel Taskin. Son aptitude à composer avec l’opposition et la manière dont il gérera ses relations avec un éventuel gouvernement de coalition constituent un vrai défi. Saura-t-il le relever ?

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>> Pour aller plus loin : 3 questions à Bayram Balci, chercheur franco-turc attaché au Ceri-Sciences-Po, à Paris

« Le début de la fin »

Jeune Afrique : Le déclin de l’AKP est-il inéluctable ?

Bayram Balci : C’est le début de la fin. Après avoir apporté beaucoup à la Turquie, l’AKP est au bout de ce qu’il peut faire. Malgré sa dérive autoritaire, Erdogan restera une figure qui aura profondément marqué, et même positivement, le pays.

Quels sont ces points positifs ?

Il a fait rentrer l’armée dans les casernes, a modernisé l’économie, brisé le tabou de la question kurde et entamé des négociations avec la guérilla du PKK. Enfin, des Turcs conservateurs ont pu bénéficier de leurs droits démocratiques : les femmes voilées ont accès à l’université et à la vie professionnelle, ce qui constitue une liberté fondamentale à mes yeux.

Comment Erdogan va-t-il se comporter maintenant ?

Ayant compris qu’il a essuyé une défaite cuisante, il se résignera à exercer une présidence normale, honorifique, comme le prévoit la Constitution. Et il essaiera de se représenter dans quatre ans.

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