Tchad : la vengeance de Boko Haram

Engagé depuis cinq mois dans un combat acharné contre Boko Haram, au Nigeria, au Cameroun et au Niger, le pouvoir tchadien se savait particulièrement exposé aux représailles. Mais les attentats du 15 juin n’ont pas entamé sa détermination.

N’Djamena, au Tchad. © AFP

N’Djamena, au Tchad. © AFP

Publié le 23 juin 2015 Lecture : 7 minutes.

Les motos et les sandales qui jonchaient le sol ont été enlevées. Les traces de sang effacées. Seuls quelques impacts sont visibles sur les murs, et encore… Il ne reste presque rien, à N’Djamena, du drame qui s’y est joué le 15 juin. Rien, hormis l’essentiel : ce que l’on ne voit pas, des familles éplorées, et, ce qui saute aux yeux, une vigilance de chaque instant.

Il faisait lourd et chaud, ce lundi-là, antépénultième jour avant le début du mois de ramadan, et l’on commençait à se demander quand les premières pluies finiraient par arriver quand une explosion a résonné dans toute la ville. Une première, puis une deuxième dix minutes plus tard, et puis une troisième juste après. Deux lieux emblématiques du pouvoir venaient d’être attaqués peu avant 10 heures.

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Le commissariat central tout d’abord. D’ordinaire, il y a foule. On vient y régler des problèmes, y payer des amendes, y effectuer des régularisations. De l’autre côté de la rue, il y a la Direction de la sécurité publique. À quelques centaines de mètres, l’ambassade de France (au nord) et la présidence (au sud)…

Les caméras de surveillance ont tout filmé. Il est 9 h 40 quand deux hommes arrivent à pied. Le premier se fait exploser. Il portait une ceinture d’explosifs autour de la taille. Le second, bardé d’un sac, n’en aura pas le temps. Bilan : neuf morts (les deux kamikazes, des policiers et des passants).

Folie jihadiste

Dix minutes plus tard, c’est un carnage à l’école de police, à l’autre bout de la ville, non loin de l’hôtel Kempinski. Selon les témoins (il n’y a pas ici de caméras), l’instructeur venait de siffler l’heure du rassemblement pour les jeunes recrues quand un homme, qui se trouvait au milieu de la foule, a activé la charge qu’il portait à la taille. Panique. Tout le monde fuit l’enceinte – ceux qui le peuvent en tout cas. C’est alors qu’un quatrième kamikaze qui attendait à l’entrée se fait sauter. Le bilan ici est plus lourd encore : le 19 juin, on comptait 25 morts et une centaine de blessés.

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Le Tchad, qui n’avait jamais subi d’attentat sur son sol (hormis une tentative à la grenade menée par des sous-officiers contre le président putschiste Félix Malloum, dans les années 1970), sait désormais quelles formes peut prendre la folie jihadiste. Pour les autorités en effet, aucun doute : même si personne ne l’a revendiquée, cette attaque est l’œuvre de Boko Haram.

Le gouvernement l’a annoncé dès le premier jour, avant même d’avoir recueilli les éléments de l’enquête. Ils étaient encore minces trois jours après. Une source au cœur des investigations admettait que les kamikazes n’avaient toujours pas été identifiés, mais que les scarifications sur leur visage étaient semblables à celles des Buduma. Ce peuple de pêcheurs de tout temps ignoré par les autorités, qui vit sur les îles et les berges du lac Tchad, à cheval sur trois pays (Tchad, Niger et Nigeria), et que l’on dit au centre de nombreux trafics, est accusé de complicités avec la secte jihadiste, tant au Niger qu’au Tchad. Pour notre source, les auteurs de ces attentats « sont des habitants du nord du Nigeria ou de l’ouest du Tchad » et ce sont « des Boko Haram ».

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L’opposition s’interroge, et une partie d’entre elle met en doute la version officielle. La rue, elle, colporte les rumeurs les plus fantaisistes. Tout, pourtant, porte à croire qu’il s’agit bien de Boko Haram. Comment penser le contraire, alors que plus de 5 000 Tchadiens se battent contre la secte au Nigeria, au Cameroun et au Niger, et qu’ils sont encore près de 5 000 à sécuriser la zone la plus poreuse de la région, le lac Tchad, qui a longtemps permis à Boko Haram de se ravitailler en vivres ou en armes ? Comment ne pas faire le lien entre cette attaque et l’annonce récente de l’implantation à N’Djamena de l’état-major de la Force mixte multinationale, qui doit être opérationnelle début août et dont le but est d’éradiquer les insurgés ? Cette force sera composée de 8 700 hommes, dont une majorité de Nigérians (3 000) et de Tchadiens (3 000). Elle sera sous le commandement d’un officier nigérian, mais son chef d’état-major sera tchadien.

Retournement de situation

Depuis que le Tchad lui a déclaré la guerre, en janvier, et envoyé ses troupes les plus aguerries dans les pays voisins, la secte a vu ses rêves de grandeur s’évanouir. L’établissement d’un califat, qu’Abubakar Shekau, le chef du mouvement, avait annoncé en août 2014, n’est plus qu’une illusion.

On ne doit pas qu’au Tchad ce retournement de situation. Le Niger et le Cameroun ont eux aussi mobilisé leurs troupes – et en ont payé le prix -, et l’élection de Muhammadu Buhari à la tête du Nigeria, en mars, a réveillé l’armée nigériane. Mais rien n’aurait été possible sans « les guerriers tchadiens ». « Cela fait des mois que nous sommes en première ligne face à Boko Haram, explique une source gouvernementale. Nous leur avons porté des coups très durs. Nous savions que nous serions la cible de représailles. » « Ils s’y attendaient. Mais cette attaque leur a quand même fait mal, indique une source militaire française. C’est le cœur du système sécuritaire qui a été touché, même si la police en est le point faible. »

Le président Idriss Déby Itno connaissait le risque. Il l’assume depuis longtemps. En janvier 2013, il n’avait pas hésité une seconde à répondre à l’appel de François Hollande. Très vite, il avait envoyé 3 000 hommes se battre dans le Nord-Mali aux côtés des Français. Les Tchadiens ont joué un rôle majeur dans la reconquête de l’Extrême-Nord, notamment dans la prise de l’Adrar des Ifoghas, le « château fort » d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Aujourd’hui, il reste 1 700 soldats tchadiens au sein de la Minusma, dans les zones les plus sensibles. « S’ils partent, c’est la catastrophe, juge un diplomate onusien. Personne ne serait en mesure d’aller là où ils sont. »

C’est un effort de guerre douloureux pour un pays qui subit de plein fouet la chute des cours du pétrole.

C’est un effort de guerre douloureux pour un pays qui subit de plein fouet la chute des cours du pétrole. Il coûte cher en devises, même si l’engagement au Mali commence à rapporter de l’argent maintenant que l’ONU a pris les choses en main, et même si le Nigeria s’est engagé il y a trois mois à verser à l’État tchadien, dans le plus grand secret, 20 millions de dollars (17,6 millions d’euros) en guise de « dédommagement ». Pour financer ces guerres, le Tchad doit racler les fonds de tiroir, et plusieurs sources diplomatiques pensent qu’il puise encore une fois dans la manne pétrolière. Cet effort coûte cher, aussi, en vies humaines. L’armée tchadienne a perdu une cinquantaine d’hommes au Mali, et déjà plus de 70 au Nigeria (auxquels s’ajoutent plus de 400 blessés).

L’opposition, qui avait soutenu le déclenchement des opérations, émet désormais des doutes. « Il y a cinq mois, cela nous semblait indispensable, car l’avancée de Boko Haram au Nigeria et au Cameroun asphyxiait notre économie. Mais maintenant que Buhari a été élu et fait de la lutte contre Boko Haram sa priorité, nous devons nous retirer », assène Saleh Kebzabo, la principale figure de l’opposition. « Le Nigeria est plus peuplé, a plus de ressources et est mieux armé que le Tchad. Ne nous voyons pas plus grands que nous ne sommes », souligne le député Gali Ngothé Gatta. Pour l’opposition comme pour un certain nombre d’observateurs, Déby Itno a vu là un moyen d’assouvir ses rêves de grandeur (et de patron de la sous-région) et de s’assurer le soutien inconditionnel de Paris et de Washington.

Vigilance émoussée

Mais le président n’a pas perdu son âme de guerrier. Au Tchad, un soldat ne recule pas face à l’ennemi. Jamais. Ce double attentat « ne restera pas impuni », a-t-il lâché dès son retour d’Afrique du Sud, où il avait participé au sommet de l’UA. Depuis, il enchaîne les réunions. « Il a repris les choses en main, glisse une source militaire française. Ces derniers temps, la vigilance des forces de l’ordre était retombée. Si elle était restée au niveau de janvier, peut-être ces attentats auraient-ils été déjoués. »

Comme au temps des rébellions, la capitale est quadrillée par des hommes en armes. Chaque carrefour, chaque bâtiment public est gardé. Des mesures contraignantes ont été prises, dont certaines jugées « dérisoires » par l’opposition, comme l’interdiction des voitures aux vitres fumées et celle du port de la burqa ou du turban.

Surtout, Déby a contre-attaqué. Le 17 juin, il a demandé l’aide de la France (essentiellement en matière de renseignement), au cours d’une réunion organisée en urgence à la présidence avec l’ambassadeur de France et le commandant de l’opération Barkhane, dont le QG est à N’Djamena. « Il veut reprendre son offensive dans le nord du Nigeria, alors que le rythme des opérations avait ralenti depuis un mois et demi, indique un officier. Il veut taper fort avant la saison des pluies. » Les jours suivants, l’armée tchadienne a annoncé plusieurs frappes aériennes contre des bases de Boko Haram dans le nord du Nigeria, qui auraient causé « de nombreux dégâts humains et matériels ».

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