Pourquoi Daesh résiste

Le 29 juin 2014, Abou Bakr al-Baghdadi proclamait la naissance d’un « califat », qui, par sa barbarie, fera rapidement l’unanimité contre lui. Un an après, la large coalition censée le détruire est loin d’avoir atteint son objectif.

Membres de la brigade Liwa Hamzeh, à Deir Ezzor, en Syrie. © ZAC BAILLIE/AFP

Membres de la brigade Liwa Hamzeh, à Deir Ezzor, en Syrie. © ZAC BAILLIE/AFP

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 1 juillet 2015 Lecture : 6 minutes.

Où est le calife ? Il y a un an, le 29 juin 2014, Ibrahim Awad Ibrahim Ali al-Badri al-Samarrai, alias Abou Bakr al-Baghdadi, faisait une apparition unique, barbe longue, turban et tunique noire à la chaire de la grande mosquée de Mossoul, pour proclamer la résurrection du gouvernement islamique par excellence, le califat, auquel il sommait le monde de se soumettre. Mais, depuis plusieurs mois, le « calife » autoproclamé ne s’est signalé que par ses silences. A-t-il été grièvement blessé par une frappe américaine le 18 mars dernier, comme l’affirmait le Guardian du 21 avril ? Des médias iraniens et irakiens, plus enclins à la propagande hâtive qu’à l’investigation poussée, l’ont même déclaré en état de mort cérébrale dans un hôpital israélien du Golan, ajoutant que son second, Abou Alaa al-Afri, avait reçu le sceau califien. Mais pour les adeptes de l’État islamique (EI, ou Daesh), le nom du lieutenant de Mohammed importe peu ; seule compte la promesse du califat universel et éternel.

Pour marquer son édification pérenne, l’EI a ainsi battu les premières monnaies frappées au nom de « L’État islamique – califat fondé sur la doctrine du Prophète ». La pièce d’or la plus forte, celle de 5 dinars (environ 620 euros), porte gravée ses ambitions territoriales : une carte du monde.

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Prétention mégalomaniaque, s’était-on persuadé en Occident après le prêche fondateur du 29 juin 2014 consécutif à la conquête de Mossoul, deuxième ville d’Irak, par quelques centaines de jihadistes. « Notre objectif est clair, nous allons affaiblir et détruire l’EI afin qu’il ne soit plus une menace non seulement pour l’Irak, mais aussi pour la région et pour les États-Unis », assène le président Barack Obama deux mois plus tard, alors que le monde découvre, horrifié, la vidéo de la deuxième exécution d’un otage américain.

Emmenée par l’armée la plus puissante du monde, une large coalition est rapidement mise sur pied pour étouffer dans l’œuf la menace sous un déluge de bombes air-sol. La progression des jihadistes est stoppée net dans le Nord irakien, où les forces kurdes et gouvernementales reprennent des positions clés. En janvier 2015, l’offensive majeure de l’EI contre Kobané, ville kurde de Syrie, est vaillamment repoussée par les peshmergas avec l’appui de la coalition. Le 1er avril suivant, Bagdad annonce la reprise de la grande ville sunnite de Tikrit. Le 13 avril, le colonel Steve Warren, porte-parole du Pentagone, déclare fièrement que l’EI a perdu entre 25 % et 30 % de son territoire en Irak.

Mais ces annonces résistent difficilement à l’épreuve des faits : d’une superficie de 300 000 km² – plus de la moitié de la France -, le pseudo-califat du 29 juin 2015 est plus vaste que celui du 29 juin 2014. À ses prises militaires s’ajoutent les conquêtes politiques avec l’allégeance de nombreux groupuscules et organisations, et le recrutement de 15 000 étrangers. Discréditant le discours sur leur repli inexorable, les troupes du califat lancent simultanément deux offensives victorieuses sur ses fronts oriental et occidental à la mi-mai, s’emparant de Ramadi, chef-lieu de la province d’Al-Anbar, à une heure de route de Bagdad, et de l’oasis de Palmyre, un verrou du désert syrien à 240 km de Damas.

Parfois opposés à des troupes loyalistes très supérieures en nombre, les jihadistes ont pour atouts un encadrement professionnel issu de l’ex-armée de Saddam et une ardeur religieuse à toute épreuve. La bataille des cœurs est elle aussi engagée dans les zones contrôlées par l’EI, dont la direction s’est attachée très tôt à obtenir le ralliement des chefs locaux et de nombreux officiers de Saddam. Les services administratifs sont tant bien que mal remis sur pied, la police jihadiste assure l’ordre et fait grande publicité de ses actions humanitaires.

Aires d'influence de l'État islamique © J.A.

Aires d'influence de l'État islamique © J.A.

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Qu’elle soit de puissance ou d’influence, la stratégie de l’EI tire sa force des faiblesses de ses adversaires, des dissensions sociales latentes ou manifestes, et des grandes peurs de l’Occident. En Syrie, en Irak, en Libye et peut-être demain au Yémen, l’EI prospère sur les ruines d’États déjà faillis. Dans les zones prises à une insurrection syrienne souvent indisciplinée, mais aussi dans le Sinaï, négligé par Le Caire, il occupe les vides institutionnels et apparaît comme le seul garant d’une certaine stabilité. Enfin, ayant su mieux interpréter que l’Occident et ses alliés l’exigence de dignité des Printemps arabes et la crise existentielle que traverse le monde musulman, ses exploits et son message triomphateur à la communauté des croyants séduisent davantage que les vœux pieux des chancelleries, chantant les vertus de la démocratie, et que les fatwas d’Al-Azhar. Car les meilleures armes du califat restent psychologiques.

Tirant le meilleur parti de l’hystérie globale induite par les réseaux sociaux, il attire à lui les damnés de la terre par sa dénonciation virulente de toutes les sociétés qui ne lui sont pas soumises et fait fantasmer les amateurs de sensations fortes. Et il terrorise ceux qu’il ne convainc pas par la diffusion à grande échelle des atrocités qu’il réserve à ses opposants. Dernière production en date, le film de l’exécution de seize « espions » par des moyens inédits : cinq sont noyés dans une cage immergée, quatre autres sont enfermés dans une voiture détruite au lance-roquettes et les sept derniers sont décapités au câble explosif. Tous vêtus de la combinaison orange des détenus de Guantánamo, comme sur les images des premiers otages occidentaux décapités, déclinant dans une gamme d’horreur croissante le souvenir du traumatisme qui avait amené Obama à vouloir « affaiblir et détruire » l’EI. À l’intention des pouvoirs « mécréants », l’EI agite enfin la menace de renvoyer ses jihadistes internationaux en mission dans leurs pays de provenance. Des dizaines de nationalités sont concernées, et des partisans du calife ont déjà endeuillé Bruxelles, puis Paris, manquant de peu des opérations similaires au Danemark et au Texas.

La soixantaine de pays qui forment la coalition ne mènent guère plus que quinze frappes par jour en moyenne.

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Assujettis à leurs opinions publiques, cédant à l’émotion, les gouvernants occidentaux n’ont su que foncer dans le tas, sabre au clair, sans chercher à comprendre les raisons profondes des succès de Baghdadi et de ses affidés, ni à envisager quelles suites tactique et politique donner à leurs bombardements. Les jihadistes se sont adaptés à la guerre du ciel, et la soixantaine de pays qui forment la coalition ne mènent guère plus que quinze frappes par jour en moyenne. L’administration américaine avait misé sur le remplacement de Nouri al-Maliki, Premier ministre irakien chiite honni des sunnites, pour rétablir un semblant d’unité nationale face à l’EI, mais son successeur, Haider al-Abadi, ne fait guère mieux. La seule option restante pour anéantir militairement le « califat » est de l’attaquer au sol, mais la nouvelle armée irakienne a fait la preuve de son incompétence.

Sur le terrain, seules les milices font le poids. Mais les Kurdes, qui viennent de reprendre Tall Abyad à frontière turco-syrienne et la base de la Liwa 93, aux portes de Raqqa, centre névralgique du califat, ne se battent que pour eux-mêmes et n’iront pas plus loin que les zones qu’ils revendiquent. En Syrie, les groupes insurgés combattent avec bien plus d’ardeur l’EI que les troupes d’Assad, mais le salafisme jihadiste qui anime aujourd’hui la plupart d’entre eux retient l’Occident de les armer. Quant aux milices chiites d’Irak, déjà soutenues et armées par l’Iran, elles se signalent par des atrocités comparables à celles de leurs ennemis. Enfin, et malgré le rapprochement américano-iranien, un grand marchandage entre puissances régionales et internationales qui mettrait un terme aux chaos syrien et irakien n’est pas du tout à l’ordre du jour tant sont grandes les divergences sur le dossier syrien et les inimitiés entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Troupes performantes au sol, solutions politiques, grande entente internationale, trois utopies pour un casse-tête d’Orient-compliqué qui laisse au califat le temps de travailler à la sienne : la conquête du monde.

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