Écran de fumée autour de la TNT sénégalaise
Si le pays est entré dans l’ère du numérique, ses foyers ne sont pas équipés. Et le rôle que jouera Excaf Télécom, chargé de l’opération, inquiète les professionnels.
Le 17 juin, conformément à l’engagement contracté neuf ans plus tôt par les États africains auprès de l’Union internationale des télécommunications (UIT), le Sénégal a fait son entrée dans le monde de la télévision numérique terrestre (TNT). Un démarrage encore timide, après un long retard à l’allumage suivi d’une course de vitesse de neuf mois. Ce n’est en effet qu’en août 2014 que le marché de cette transition de l’analogique vers le numérique a été attribué au groupe local Excaf Télécom au terme d’un appel d’offres auquel ont participé une vingtaine de ténors internationaux comme Portugal Telecom, les français TDF, Alcatel et Thomson ou encore les chinois Huawei et ZTE. Et la société sénégalaise n’a pu s’atteler à la tâche qu’en septembre 2014.
Le jour dit, le passage tant attendu, dont le coût est estimé à 39 milliards de F CFA (59,5 millions d’euros), était encore partiel, mais l’essentiel semblait acquis. « Dans six régions sur quatorze, il nous reste seulement à installer les émetteurs, lesquels sont en voie d’acheminement. Dès leur arrivée, tout sera opérationnel sur l’ensemble du territoire », résume Mamadou Baal, ancien directeur de la télévision nationale RTS et l’un des experts du Comité national de pilotage de la transition de l’analogique vers le numérique (Contan). « Nous nous donnons jusqu’à fin août pour achever le maillage du territoire et obtenir les certificats de bonne réception », assure de son côté Sidy Diagne, le directeur général du groupe Excaf Télécom.
Actuellement, seuls 5 400 ménages privilégiés sur les 875 000 recensés sont équipés d’un boîtier permettant de capter les chaînes sénégalaises en qualité numérique
Il restera alors à équiper les téléviseurs ancienne génération de récepteurs TNT. Or les premiers lots de décodeurs destinés au grand public sont encore attendus à Dakar. Selon le Contan, 450 000 unités devraient être livrées début juillet. « C’est seulement lorsque l’ensemble des foyers sera raccordé que nous pourrons pratiquer le basculement », explique cet organisme. Actuellement, seuls 5 400 ménages privilégiés sur les 875 000 recensés sont équipés d’un boîtier permettant de capter les chaînes sénégalaises en qualité numérique, dans le cadre d’un test destiné à évaluer la qualité de la réception dans chaque zone supposée couverte.
Résultat : la diffusion des 19 chaînes sénégalaises s’effectue aujourd’hui en « simulcast » – à la fois en analogique et en numérique. Mais « des pays comme la France ont mis quasiment deux ans pour basculer progressivement », rappelle Amadou Top, le directeur exécutif du Contan, qui s’enorgueillit du travail abattu en à peine neuf mois.
Loin de partager cet optimisme, les professionnels de l’audiovisuel sont dans l’expectative depuis la signature du contrat entre l’État et Excaf Télécom. « On n’a jamais pu prendre connaissance du cahier des charges du groupe, on ne sait pas quel rôle il jouera dans la gestion des multiplexes [fréquences sur lesquelles sont diffusées plusieurs chaînes] ni qui fixera les tarifs d’accès à la TNT. Et on n’a pas encore vu le moindre décodeur », confiait à Jeune Afrique, en mai, un patron de chaîne circonspect. Un mois plus tard, un Collectif des éditeurs des chaînes publiques et privées du Sénégal évoquait ouvertement sa crainte de voir Excaf Télécom bénéficier d’une « situation de concurrence particulièrement avantageuse ».
Au cœur des préoccupations du secteur, le conflit d’intérêts qui pourrait découler de l’attribution du marché de la migration à ce groupe polyvalent, à la fois prestataire technique, propriétaire de deux chaînes de télé (Radio Dunyaa Vision et RDV Music & Sport) et opérateur d’un bouquet payant de plus de 120 chaînes. Depuis le 17 juin pourtant, les clauses du contrat liant l’État à Excaf Télécom ont été largement clarifiées. En plus de répondre aux conditions techniques requises, le groupe, fondé par Ben Basse Diagne en 1972, s’est imposé en permettant à l’État d’assurer le passage au numérique sans débourser un seul franc CFA. « Ils proposaient d’assumer eux-mêmes et intégralement le financement du chantier, ainsi que la fourniture à l’État de 875 000 décodeurs », indique Mamadou Baal.
En contrepartie, Excaf Télécom s’est vu attribuer l’exploitation provisoire de deux multiplexes sur les quatre actuellement ouverts au Sénégal. Le groupe bénéficie en effet d’une clause d’exclusivité pour commercialiser pendant une période de cinq ans – renouvelable une fois – un bouquet payant qui pourra comporter jusqu’à 40 chaînes (20 par multiplexe en définition standard). « C’est ainsi que nous comptons assurer notre retour sur investissement », affirme Sidy Diagne. Si le directeur général d’Excaf préfère rester discret sur le nombre d’abonnements espérés et sur le tarif qui sera pratiqué, il assure néanmoins que l’offre sera accessible aux foyers modestes – actuellement, son bouquet payant coûte 10 000 F CFA par mois.
Mais pour la concurrence, comme Canal+ Sénégal, clairement intéressé par la possibilité de commercialiser un bouquet via la TNT, cela signifie qu’il faudra probablement attendre 2025 avant de pouvoir proposer une offre numérique payante. « À moins de négocier directement avec Excaf Télécom », précise Mamadou Baal.
Si les chaînes sénégalaises s’inquiètent de voir ce groupe s’immiscer dans la gestion quotidienne des multiplexes tout en exploitant deux chaînes et un bouquet payant, le Contan se veut rassurant. « Ce ne sera pas son rôle. La société en charge du multiplexage sera issue d’un partenariat public-privé », affirme Mamadou Baal. « Nous n’aurons aucune participation dans cette structure car nous ne pouvons être à la fois juge et partie », confirme Sidy Diagne, qui dit vouloir « mettre à l’aise les autres chaînes ».
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