Rwanda : le FPR, bien plus qu’un parti
Profondément marqué par les années de guerre et de clandestinité, le Front patriotique rwandais (FPR, parti au pouvoir) a modelé le pays à son image, instillant ses valeurs dans toutes les couches de la société. Retour sur l’histoire mouvementé d’un parti particulier.
Patrick Karegeya a-til repensé, avant de mourir, à ce serment qu’il avait prêté lors d’une réunion clandestine organisée en Ouganda en 1987 ? À l’époque, les recrues du tout jeune Front patriotique rwandais (FPR) devaient prononcer cette phrase lourde de sens : « Que l’on me coupe la tête si je trahis le parti ! » Tombé en disgrâce au début des années 2000, l’ancien directeur des renseignements extérieurs du Rwanda s’était exilé en Afrique du Sud et employait toute son énergie à combattre ses anciens camarades. Il a été retrouvé mort, le 1er janvier 2014, dans un hôtel de Johannesburg.
Après plusieurs jours de silence et un discours ambigu du président Paul Kagamé (personne ne peut « trahir le Rwanda et s’en sortir », a-til déclaré après l’assassinat), Kigali a démenti être impliqué. Mais inutile de chercher la moindre trace de compassion chez ses anciens compagnons. « Karegeya a toujours eu des faiblesses idéologiques et de comportement, lâche James Kabarebe, le ministre rwandais de la Défense, dans le petit salon austère où il reçoit. Il a réussi à les dissimuler un temps, mais elles ont fini par apparaître. »
Il est désormais difficile de comprendre le pays des Mille Collines sans connaître l’histoire de ce parti si particulier
Le FPR d’aujourd’hui n’est, bien sûr, plus le mouvement clandestin qu’il était dans les années 1980. Le fameux serment des nouvelles recrues a été abandonné – « il faisait trop peur », sourit un cadre du parti. Mais son organisation interne et ses valeurs initiales – discipline, loyauté et esprit de sacrifice – ont subsisté. Mieux : en deux décennies (le FPR est arrivé au pouvoir en 1994), elles se sont largement diffusées à l’État et à la société rwandaise. Si bien qu’il est désormais difficile de comprendre le pays des Mille Collines sans connaître l’histoire de ce parti si particulier. L’ordre qui règne à Kigali, cette ville sage, propre et parfaitement ordonnée ; l’organisation sans faille de son administration, qui fait l’admiration de tant de PDG de passage ; le tabou sur le clivage historique entre Hutus et Tutsis ; l’efficacité de la lutte contre la corruption ; le soutien financier des Rwandais à leur gouvernement face aux difficultés économiques ; le mutisme instinctif des officiels dès qu’un sujet sensible affleure dans une discussion… Nombre des mystères du Rwanda contemporain trouvent une part d’explication dans les épreuves traversées par le FPR.
L’histoire débute en Ouganda en 1986. Yoweri Museveni vient de prendre le pouvoir par les armes avec l’aide décisive d’une jeune génération de réfugiés tutsis rwandais. Parmi eux, Fred Rwigema, qui sera bientôt le premier chef du FPR, et Paul Kagamé. Pendant des années, le président hutu rwandais Juvénal Habyarimana et son régime violemment discriminatoire ont refusé de les laisser rentrer au pays. Mais cette fois, la donne a changé : les misérables réfugiés d’hier disposent de l’expérience et des moyens nécessaires pour tenter un retour par la force. Il sera patiemment planifié avec l’aide d’intellectuels rwandais – souvent d’inspiration marxiste-léniniste – qui affluent à Kampala.
Dès sa fondation en 1987 (et donc bien avant le génocide), le FPR proclame le rejet de toute discrimination ethnique, dont ses créateurs et leurs familles ont tant souffert. Au point d’étonner certaines jeunes recrues revanchardes. Dans une autobiographie très critique envers le FPR (De l’enfer à l’enfer, publiée chez Books Éditions en 2014), l’ancien soldat Benjamin Rutabana témoigne ainsi de son étonnement lorsqu’il rejoint ses rangs : « Je suis totalement déconcerté de découvrir que le sens de la patrie prime celui de l’ethnie […]. Moi qui croyais avoir quitté le camp des Hutus pour arriver enfin dans celui des Tutsis ! » Le FPR veillera d’ailleurs à nommer des Hutus aux plus hautes responsabilités : Alexis Kanyarengwe sera son président de 1990 à 1998 et Pasteur Bizimungu, chef de l’État de 1994 à 2000.
Mais ce que le FPR craint par–dessus tout, à la fin des années 1980, ce sont les espions de Habyarimana. Le parti est donc conçu comme une organisation secrète et recrute avec la plus grande méfiance. Dans son bureau à l’Assemblée nationale, bâtiment surmonté depuis quelques mois de statues à l’effigie de combattants du FPR, Tito Rutaremara détaille le processus de sa voix éraillée par les années. « Avant que quelqu’un n’intègre le mouvement, il fallait que son nom soit proposé par un membre. Les camarades devaient ensuite le suivre pour étudier son comportement. Si c’était concluant, on l’intégrait », se souvient-il. « Le FPR était une vraie secte ! » s’amuse un témoin de cette époque.
Aujourd’hui, la méfiance est toujours de mise au parti, de même que le recrutement par cooptation. « J’ai plusieurs amis issus de la diaspora à qui on a suggéré de rejoindre le FPR, assure un jeune expatrié. Évidemment, il leur est difficile de refuser. »
Le soutien économique de la diaspora, dont les salariés sont incités à reverser 10 % de leurs revenus, sera crucial pour soutenir l’effort de guerre
Entre 1987 et 1990, la méthode remplit admirablement ses objectifs : les diplomates occidentaux en poste à Kampala ignorent tout de l’organisation et finissent par ne plus croire aux rumeurs d’attaque contre le Rwanda. Quand celle-ci survient, en octobre 1990, la surprise est totale.
Les années suivantes, alors qu’une guerre s’installe, d’autres cellules sont créées partout où des Rwandais sont présents, de Washington à Auckland en passant par Paris et Bruxelles. Le soutien économique de la diaspora, dont les salariés sont incités à reverser 10 % de leurs revenus, sera crucial pour soutenir l’effort de guerre. Quant à la branche armée du parti – l’Armée patriotique rwandaise (APR) -, elle recrute principalement ses soldats dans les pays proches : Ouganda, Burundi, Tanzanie…
D’autres cellules, essentielles pour le renseignement, sont également formées clandestinement au Zaïre, malgré l’hostilité du maréchal-président Mobutu, et même au Rwanda, avec d’infinies précautions. « La surveillance du régime était si dure que nous avions limité les effectifs à cinq membres par cellule, se souvient Tito Rutaremara. Lorsque le génocide a commencé, nous en avions 147. » Pas une ne survivra au génocide.
Pour Rutaremara, l’innovation la plus décisive sera la création de « comités d’inspection et de discipline ». Constitués chacun de trois personnes, ils sont chargés de surveiller les membres du FPR et de veiller à la bonne gestion des fonds. « Nous sommes le seul mouvement de libération qui n’a jamais connu de détournement d’argent, même au pouvoir, et c’est grâce à ces comités, qui existent encore aujourd’hui », affirme-til. L’ascension de Paul Kagamé au sein du parti vient confirmer la tendance. « Dans l’armée ougandaise, il était déjà connu pour ne pas tolérer l’indiscipline, explique James Kabarebe, qui fut son aide de camp. C’était la base de notre succès. »
Nous marchions en file indienne sur des distances interminables, avec absolue interdiction de nous en écarter. Si l’un de nous déviait, il était exécuté sur-le-champ, et cela nous semblait normal »
En 1990, ce n’est pas Kagamé qui dirige l’offensive (en tant qu’officier de l’armée ougandaise, il suit une formation aux États-Unis). L’attaque tourne au fiasco. « Nous avons perdu Fred Rwigema et de nombreux autres chefs militaires, se souvient Kabarebe. Nous étions désorganisés, démoralisés, vaincus. » Pour préserver le moral des troupes dans cette organisation où personne n’en sait plus que nécessaire, la mort de Rwigema est dissimulée plusieurs jours durant, jusqu’à ce que Kagamé rentre pour le remplacer. De la même manière, les familles des hommes tombés au combat ne seront pas immédiatement informées, pour ne pas démobiliser l’arrière. Les morts sont pourtant légion : selon l’historien rwandais Jean-Paul Kimonyo, le FPR perd près d’un tiers de ses combattants – soit environ 6 000 hommes – en quatre ans de guerre.
Kagamé a replié ses hommes dans la zone accidentée des volcans, d’où il peut conserver l’accès au territoire de l’allié ougandais, mais où le froid fait des ravages. Il adopte une tactique de guérilla et exige des sacrifices d’une ampleur inouïe. « Nous courions à perdre haleine, au beau milieu de la nuit, chargés comme des ânes. Ou bien nous marchions en file indienne sur des distances interminables, avec absolue interdiction de nous en écarter, écrit Rutabana. Si l’un de nous déviait, il était exécuté sur-le-champ, et cela nous semblait normal. » « Lorsque l’on mène une guérilla, il faut parfois prendre des mesures dures pour l’exemple », commente, imperturbable, James Kabarebe.
Le FPR tiendra quatre années, entrecoupées de cessez-le-feu. Au début du génocide, en avril 1994, l’APR est devenue une véritable machine de guerre qui sait que de la rapidité de sa victoire dépend la survie des Tutsis et des opposants hutus bloqués dans la zone gouvernementale. Il y aura malgré tout plus de 800 000 victimes en trois mois.
Le 4 juillet 1994, Kigali est pris. Il ne reste plus rien de l’ancien État rwandais : ses soldats, ses devises, ses véhicules et une partie de la population ont fui au Zaïre. Le FPR sera donc la base du nouvel État. L’APR en devient l’armée officielle – elle ne changera de nom qu’en 2002, pour devenir les Forces de défense rwandaises (RDF). Et c’est son trésor de guerre qui finance le fonctionnement minimal de l’Administration au cours des premiers mois.
Toujours très hiérarchisé, le FPR est depuis devenu un parti de masse. Le nombre de membres n’est pas officiellement connu, mais certains experts l’évaluent à plusieurs millions, dans un pays qui n’en compte que douze… Ses sections, présentes dans chacun des 14 000 villages rwandais, en font une extraordinaire courroie de transmission.
Le 4 juillet 2014, lors de la célébration des vingt ans de la victoire, dans le grand stade Amahoro de Kigali, Paul Kagamé a insisté sur la route qu’il restait à parcourir (depuis, le FPR s’est prononcé en faveur d’une modification de la Constitution pour permettre au chef de l’État de briguer un nouveau mandat). « La libération suppose parfois une campagne militaire, mais elle ne se termine jamais avec celle-ci, a-til lancé. Aujourd’hui, le Rwanda en est là : dans la lutte qui commence après que les armes se sont enfin tues. » Ce jour-là, des heures durant et sous un soleil de plomb, les soldats ont alterné marche au pas et gardeà-vous. Sans jamais montrer le moindre signe de faiblesse.
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LA PUISSANCE DU FPR EST AUSSI FINANCIÈRE
Le FPR n’est pas seulement une organisation politique omniprésente. C’est aussi un acteur économique incontournable (notamment à travers la société Crystal Ventures, qui gère ses 445 millions d’euros d’actifs financiers et est le premier employeur privé du pays, avec 12 000 salariés).
Cette puissance financière trouve son origine dans l’histoire du parti. Pendant les quatre années de lutte contre le régime Habyarimana, entre 1990 et 1994, le FPR a amassé un véritable trésor de guerre, notamment grâce aux contributions de la diaspora. Quand les combats ont cessé, il a été utilisé pour suppléer à l’État, qui avait de fait disparu, mais aussi pour créer des entreprises dans des secteurs vierges, comme les télécommunications ou l’agroalimentaire.
Depuis, l’extension continue de cet empire a provoqué certains conflits d’intérêts : dans le BTP ou encore la sécurité privée, les filiales du FPR remportent la majorité des marchés publics auxquels elles soumissionnent.
Ces derniers mois, Crystal Ventures a toutefois amorcé un désengagement de certains secteurs : il s’apprête à vendre ses parts dans MTN Rwanda et discute de la cession d’Inyange Industries au groupe Brookside Dairy, propriété de la famille du président kényan. Le produit de ces ventes devrait être réinvesti dans l’industrie ou l’énergie.
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