Mémorial ACTe en Guadeloupe : les racines de la mémoire de l’esclavage

Lieu culturel et de recherche généalogique, le centre voulu par Jacques Chirac se penche sur le passé pour mieux regarder l’avenir. Et permettre aux Antillais de se construire en repensant la créolité.

Un ouvrage en bord de mer, là où se dressait la plus grande unité sucrière des Petites Antilles. © NICOLAS MICHEL

Un ouvrage en bord de mer, là où se dressait la plus grande unité sucrière des Petites Antilles. © NICOLAS MICHEL

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Publié le 7 juillet 2015 Lecture : 8 minutes.

Chaîne à quatre colliers provenant du couvent vodoun de Dexué à Adounko (Bénin). © NICOLAS MICHEL
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France, terre d’esclavage

Avec le Mémorial ACTe, qui a ouvert ses portes le 7 juillet à Pointe-à-Pitre, la France a désormais un lieu pour regarder en face son passé lié à la traite négrière. Une histoire encore très mal assumée en métropole comme aux Antilles.

Sommaire

Rien ne résiste aux racines des figuiers maudits. Patiemment, inexorablement, elles enserrent les murs de ce qu’il reste de l’ancienne vinaigrerie Darboussier, sur le morne Mémoire, étranglant jusqu’au souvenir de ce que fut la plus grande unité sucrière des Petites Antilles.

D’ici, à l’ombre des arbres, le regard embrasse la baie de Pointe-à-Pitre, détaille les grues du port de la pointe Jarry et s’évade vers l’horizon au rythme du va-et-vient des navires. Mais bien plus près, au bout d’une longue passerelle courbe, se dresse depuis quelques mois un élégant bâtiment dont l’aluminium scintille sous le soleil. Le Mémorial ACTe (Centre caribéen d’expressions et de mémoire de la traite et de l’esclavage) a ouvert ses portes au public le 7 juillet. Il a été officiellement inauguré le 10 mai 2015 par le président François Hollande. La symbolique des figuiers maudits a inspiré les architectes guadeloupéens (Agence BMC, Atelier Doré-Marton), qui ont imaginé une vaste boîte noire surmontée d’une élégante résille d’argent pour dire le souvenir des victimes de l’esclavage sans renier l’avenir.

Pas un « lamentarium » tourné vers le passé, mais d’un lieu de « résurrection » et de « métamorphose »

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Envisagé dès 1998 par le président Jacques Chirac, qui avait demandé à l’écrivain Édouard Glissant d’en imaginer les fondements, le Mémorial ACTe est l’aboutissement d’un interminable processus politique qui connaîtra sans doute encore de nombreux rebondissements. Pour l’heure, l’outil est prometteur, et son contenu actuel ouvre des pistes encourageantes. Comme le soulignent le président de Région Victorin Lurel et le maire de Pointe-à-Pitre, Jacques Bangou, il ne s’agit pas d’un « lamentarium » tourné vers le passé, mais d’un lieu de « résurrection » et de « métamorphose » visant à bâtir « une société guadeloupéenne tournée vers l’avenir ».

« J’ai la faiblesse de croire que cette pierre-là aura une âme et contribuera à pacifier les cœurs et les esprits », déclare – emphatique – Victorin Lurel. « Nous y cultiverons tous les ferments de la mémoire », surenchérit Jacques Bangou. Dans le bel écrin construit en bord de mer, quelques graines ont déjà été semées.

Se mettre au clair avec l’histoire des esclavagismes

Bien sûr, la mémoire des victimes de la traite y est considérée avec l’attention et le respect qu’il fallait, mais les concepteurs de l’exposition permanente ont tenu à faire appel à des créateurs contemporains pour répondre aux traumas de l’Histoire. Ainsi le plasticien camerounais Pascale Marthine Tayou a-til dressé son Arbre de l’oubli au cœur même du mémorial, un arbre qui peut rappeler ce que le déporté africain devait abandonner quand il était enfermé dans le ventre du navire négrier mais qui peut aussi renvoyer à tout ce qu’il emportait avec lui malgré le dénuement imposé. Les calebasses qui pendent de ses branches sont autant de promesses de semences et de renaissance…

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Focalisant les regards en raison de son envergure internationale, le Mémorial ACTe semble appelé à devenir le passage obligé de tous ceux qui souhaitent se mettre au clair avec l’histoire générale des esclavagismes. Mais pour en savoir plus sur le crime tel qu’il fut perpétré par la France dans ses territoires d’outre-mer et plus précisément en Guadeloupe, il faut s’aventurer à la recherche d’autres vestiges affleurant ici et là, épargnés par les racines des figuiers maudits. Un document intitulé « La route de l’esclave. Traces-mémoires en Guadeloupe » et présenté par le conseil général invite ainsi à un parcours à travers Grande-Terre et Basse-Terre à la redécouverte de ces stigmates indélébiles qui continuent de modeler le présent des Guadeloupéens. « Ceci non pas par passéisme, mais précisément au nom du présent, écrit Jacques Gillot, président du conseil général. Notre identité est cela : un héritage et ce que nous faisons pour le convertir en dépassement lucide. »

Mais qu’importait, après tout, puisqu’on ne reconnaissait alors aucune humanité à ces êtres importés d’Afrique ?

Végétation luxuriante, ciel bleu, mer céruléenne, les témoignages de l’enfer se cachent sous les clichés prisés des tour-opérateurs. Les habitations Beausoleil, Néron, Roussel-Trianon, Vanibel, la Grivelière, la Mahaudière pourraient être vues comme de petits paradis si elles n’avaient été les lieux d’une exploitation sans merci pour produire, comme le dit l’historien Frédéric Régent, « des denrées superflues comme le sucre, le tabac, le cacao, le café, l’indigo ». Là, les esclaves étaient exploités sans vergogne, battus et torturés selon le bon vouloir de leurs maîtres. Le cachot d’esclave de l’habitation Belmont, un réduit voûté de 4 m2, rappelle ainsi de quel côté penchait la balance de l’injustice pour les 214 esclaves qui y travaillaient.

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Mais qu’importait, après tout, puisqu’on ne reconnaissait alors aucune humanité à ces êtres importés d’Afrique ? Sur la commune de Petit-Canal demeure une volée de cinquante-quatre marches que les nouveaux prisonniers, tout juste débarqués de l’exténuante traversée du « passage du milieu », devaient gravir avant d’être vendus comme autant d’objets. Au-dessus, le monument à l’abolition de l’esclavage, sorte de cloche sous laquelle serait enterré tout le « matériel de souffrance » ayant servi à contraindre les captifs. Un peu plus loin, une ancienne prison destinée aux plus récalcitrants, aujourd’hui dévorée par les racines d’un gigantesque figuier – comme si la nature s’acharnait jour après jour à effacer les stigmates de l’inhumanité.

Hommes de gloire

Avec une certaine fierté, la Guadeloupe exhibe aussi ses moments et ses hommes de gloire. Le commissaire de la République Victor Hugues n’est pas oublié, qui fut ici chargé d’appliquer le décret du 4 février 1794 prononçant la (première) abolition de l’esclavage dans les territoires français. Victor Schœlcher, à l’origine de la seconde abolition, en 1848, a lui son musée à Pointe-à-Pitre depuis 1887, mais c’est peut-être Louis Delgrès qui mérite le plus l’attention. Peu connu en métropole, ce « libre de couleur » incarne la résistance aux troupes envoyées par Bonaparte en 1802 pour rétablir l’esclavage. Encerclés par les hommes du général Antoine Richepance dans le fort Saint-Charles, Delgrès et les siens gagnèrent les hauteurs du Matouba, se réfugièrent dans l’habitation Danglemont… où ils se firent sauter à l’explosif plutôt que de se rendre. La forteresse du XVIIe siècle construite pour défendre la rade de Basse-Terre s’appelle aujourd’hui fort Delgrès.

Cet effort de la Guadeloupe pour retrouver la mémoire est relativement récent. « Pour beaucoup, l’esclavage fut longtemps un gros mot, car il n’est pas facile d’imaginer qu’on est descendant d’esclave, explique Serge Romana, président du Comité marche du 23 mai 1998 (CM98). Pour l’immense majorité d’entre eux, le passé et l’avenir se résument dans une maxime populaire : ‘Yè sé on kouyon, dèmen sé on tèbè’ (‘hier est un imbécile, demain est un idiot”). Ce que nous cherchons, ce sont des outils pour renverser cette honte. »

Une honte que le temps n’a pas effacée, pour la bonne et simple raison que l’abolition de l’esclavage en 1848 n’a pas mis fin à l’exploitation, en particulier dans la culture de la canne à sucre. Comme la fin de l’apartheid n’a pas mis fin aux inégalités économiques en Afrique du Sud. Ce n’est pas tout à fait un hasard si, dans son discours d’inauguration du MémorialACTe, Victorin Lurel a osé une comparaison identique: «Nous devons penser et refermer les blessures de l’Histoire dans une démarche de vérité et réconciliation comme le firent Nelson Mandela et Desmond Tutu. »

Pour Serge Romana, il est difficile de s’imaginer enfants de survivants. « L’absence de cohérence de la mémoire de l’origine conduit inévitablement à l’errance identitaire, annonce des dérives extrémistes et contribue à l’immense difficulté de construire et de partager un projet commun », écrit-il. Depuis les débuts, même le Mémorial ACTe provoque polémique sur polémique. Le jour de son inauguration, le secrétaire général de l’Union générale des travailleurs de Guadeloupe écrivait dans France-Antilles : « La loi de 1849 a évalué l’argent perdu par les propriétaires d’esclaves et a laissé les nègres dans la mendicité et la pauvreté. Victor Schœlcher a imposé de trouver du travail aux anciens maîtres. Nous sommes toujours aujourd’hui dans la même situation. Pourquoi ? Parce que M. Hollande est totalement opposé aux restitutions et aux réparations. »

Dans le même journal, Luc Reinette (Comité international des peuples noirs) lui répondait : « [Le Mémorial ACTe] est un instrument qui va permettre la déconstruction du système mental colonialiste. C’est très important que nous redevenions nous-même à travers lui. »

Redevenir soi-même, l’expression n’est pas innocente. Il ne s’agit ni d’ignorer ni de magnifier mais d’accepter que tous les esclaves ne furent pas des résistants et d’élargir encore la notion de créolité. Coauteur de l’excellent Libres et sans fers. Paroles d’esclaves français (voir Jeune Afrique. no 2835), Frédéric Régent y travaille : « Moi, je suis descendant d’esclaves et descendant de propriétaire d’esclaves, comme le président de Région. L’un des modes de réparation, c’est de faire de l’histoire. » Sur le plan individuel, cela s’appelle de la généalogie. Le Mémorial ACTe compte bien s’y atteler en proposant « un centre de recherches généalogiques où les familles antillaises pourront consulter des fonds d’archives publiques et privées, ainsi que des actes d’état civil ».

En 1848, les anciens esclaves sont devenus des citoyens français […], dès ce moment, il a fallu leur donner un nom de famille puisqu’ils n’en avaient pas

Grâce à la richesse des archives françaises, ce travail est possible pour la plupart des communes guadeloupéennes, et les historiens ont commencé à défricher le terrain depuis 2006. « En 1848, les anciens esclaves sont devenus des citoyens français, raconte Serge Romana. Dès ce moment, il a fallu leur donner un nom de famille puisqu’ils n’en avaient pas. En Guadeloupe et en Martinique, il a fallu nommer 153 000 personnes, dont 87 000 Guadeloupéens. Dans certaines habitations, on nommait jusqu’à 100 personnes par jour ! L’opération a duré jusqu’en 1867, près de vingt ans. »

Nom, prénom, matricule, âge à la nomination, lieu de naissance, nom de la mère et des enfants, ce sont quelque 1,5 million de données qui sont désormais accessibles. Sur la commune des Abymes, trois grands livres noirs présentent au public les 1 425 noms des esclaves affranchis sur les lieux après 1848. Des noms créés selon l’humeur d’officiers d’état civil qui rivalisaient de fantaisie et de cruauté envers ceux qui accédaient à la liberté. Si le matricule no 1406 devient Parfaite Faipar, si le matricule no 4783 devient Civilisé Civily, voilà au milieu de la liste une femme sans matricule qui fut nommée avec mépris Négresse Ungratiful.

Renommer ces ancêtres victimes d’un crime contre l’humanité, voilà sans doute la première étape de cette « révolution mémorielle » voulue par le CM98 et dont le Mémorial ACTe et la Route de l’esclave se veulent les instruments. Le chemin à parcourir reste long, encombré de ruines indistinctes où s’enchevêtrent les racines des figuiers maudits.

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