Jacques Martial, un retour au pays natal
Habité par les textes de Césaire, défenseur inlassable de la diversité, homme de réseaux et… guadeloupéen, l’ancien acteur sera le premier président du Mémorial ACTe, après son passage réussi à la tête de la Villette (Paris). Un défi dans la droite ligne de son « parcours de vie ».
France, terre d’esclavage
Avec le Mémorial ACTe, qui a ouvert ses portes le 7 juillet à Pointe-à-Pitre, la France a désormais un lieu pour regarder en face son passé lié à la traite négrière. Une histoire encore très mal assumée en métropole comme aux Antilles.
On l’attrape au vol, entre un rendez-vous rue de Valois avec la ministre française de la Culture, Fleur Pellerin, et un avion pour Pointe-à-Pitre (Guadeloupe). Ce n’est pas une nouveauté, l’acteur et metteur en scène Jacques Martial joue à saute-frontière depuis qu’il est né.
C’était il y a presque soixante ans, le 7 novembre 1955, à Saint-Mandé, en banlieue parisienne. L’Atlantique avait été franchi avant par ses parents, tous deux originaires du Gosier, sur la côte sud de Grande-Terre, mais d’autres territoires s’annonçaient déjà, au gré des affectations d’un père sous-officier. À Madagascar, au Congo ou en Guyane, il était le Français ou le métropolitain. « Mon pays, c’était la France et je n’en connaissais pas d’autre, confiait-il à Jeune Afrique l’année dernière. Le Congo, c’était un autre État, un autre drapeau, un autre hymne… Avec mes camarades qui étaient africains nous parlions la même langue à l’école : le français. C’est à Brazzaville que j’ai appris à lire. »
La légende veut que la télévision ait décidé de son destin en diffusant une adaptation des Perses, d’Eschyle. Son avenir, dès lors, se jouerait sur les planches des théâtres et sur les plateaux de tournage. Qu’il fût noir n’empêcherait rien, les plafonds de verre sont faits pour être pulvérisés. Il le fit sans rage autre que celle de réussir. Il fut le populaire Bain-Marie dans la série policière Navarro. Il joua sous la direction de réalisateurs comme Claude Berri, Claire Devers, Samuel Fuller, Volker Schlöndorff, François Ozon, Georges Lautner… Il donna une voix française à Denzel Washington et Wesley Snipes. Il monta aussi sa compagnie, Comédie noire, en 2000, et propagea de par le monde Cahier d’un retour au pays natal, d’Aimé Césaire. De l’écrivain martiniquais, il disait d’ailleurs : « Il m’a donné des clés pour accéder à la partie guadeloupéenne, antillaise et caribéenne de mon être. »
Acteur de talent, metteur en scène reconnu, Jacques Martial s’est institutionnalisé en 2006, nommé par le président Jacques Chirac à la tête de l’Établissement public du parc et de la grande halle de la Villette (EPPGHV), 40 millions d’euros de budget. Mais là encore, il s’agissait de frontières à transcender : l’EPPGHV se situe à la croisée des territoires, à cheval entre le Paris nanti et ses banlieues déshéritées du 9-3 (Seine-Saint-Denis). L’homme de réseaux y a bousculé les certitudes établies avec une programmation ouverte sur le monde. La Saison créole, en 2009, c’est lui. L’ouverture du WIP Villette (2010), lieu permanent consacré aux expressions de la diversité artistique et culturelle, c’est lui aussi.
Mais cessons d’écrire au passé, ce « parcours de vie » n’est pas une nécrologie. Depuis le 15 juin, Jacques Martial est le premier président du Mémorial ACTe (Centre caribéen d’expressions et de mémoire de la traite de l’esclavage) de Pointe-à-Pitre, inauguré après bien des errances par le président François Hollande il y a un peu plus d’un mois. S’il confie n’avoir pas suivi de près le long accouchement du projet – freiné par l’hostilité de Nicolas Sarkozy à toute idée de repentance -, l’acteur reconnaît avoir été peu à peu séduit par les échos qui lui parvenaient. « Cela fait plusieurs années que je mène une réflexion sur ce que cela signifie d’être guadeloupéen, d’être caribéen, dit-il. Saisir l’ampleur du projet m’a mobilisé. L’ouverture du Mémorial ACTe est un événement majeur du XXIe siècle. Son orientation à la fois locale et globale, en adéquation avec ma réflexion, a éveillé en moi un vrai désir. » Quitter Paris et la Villette n’a pas été un « choix facile », mais « l’urgence du Mémorial ACTe s’est fait sentir ». Désormais à sa tête, Martial évoque ce lieu qui reste à inventer, à habiter, avec emphase : « C’est un lieu de mémoire, de prise de conscience, de récit, de travail, dit-il. C’est un lieu où les populations peuvent venir s’enquérir de leur histoire. C’est un lieu d’hommage à ces milliers de personnes qui ont subi l’esclavage. C’est un lieu d’enseignement d’un passé mal connu et mal enseigné. »
«…Aujourd’hui, ce lieu va permettre d’apprivoiser l’histoire en conscience et de comprendre comment elle s’articule avec notre être-au-monde »
Dans la droite ligne d’un cahier des charges liant passé, présent et avenir, il souligne la vocation pédagogique d’un centre chargé d’apaiser les douleurs persistantes liées à des plaies mal cicatrisées. « L’absence, le non-dit, le fantasme, le refoulement produisent des dégâts considérables sur les sociétés contemporaines. Aujourd’hui, ce lieu va permettre d’apprivoiser l’histoire en conscience et de comprendre comment elle s’articule avec notre être-au-monde. »
Malgré un bâtiment superbe ouvert sur la baie, des salles permanentes mêlant l’historique et le contemporain, des expositions temporaires ouvertes bien au-delà des Petites Antilles et la promesse de riches rencontres, le Mémorial ACTe ne fait pas encore l’unanimité – en particulier en Guadeloupe.
Est-ce une réparation suffisante pour les milliers de déportés qui furent exploités ici ? N’y avait-il pas d’autres urgences ? Jacques Martial ne s’inquiète pas. « C’est un lieu de débat conçu pour que la société s’exprime et si elle le fait, tant mieux. Aujourd’hui, il existe, ce n’est plus une idée abstraite et la population guadeloupéenne va pouvoir se l’approprier. Cela va entraîner de nouvelles questions et de nouveaux sujets. Les générations actuelles ont besoin de faire la paix avec cette histoire, pour ne pas rester dans le fantasme, pour pouvoir partager, pour ne pas vivre ce que j’ai vécu et qui travaille pernicieusement la société le long d’une importante faille émotionnelle, pour pouvoir maîtriser leur destin et celui de leur île. »
Face au défi que représente le Mémorial ACTe dans l’espace français, caribéen, africain et international, Jacques Martial n’aura sans doute plus guère le temps du théâtre. « Je n’en conçois pas de frustration, soutient-il. Je me sens metteur en scène et auteur d’un récit. Et puis je n’ai jamais vécu en Guadeloupe, ce sera une rencontre avec mon pays, berceau de ma famille, et un retour à moi-même. »
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