Mona Eltahawy : « Le féminisme n’est pas une importation occidentale »
Engagée, la journaliste américano-égyptienne Mona Eltahawy milite pour les droits des femmes dans le monde musulman. Et mesure à quel point le chemin à parcourir reste long dans certaines contrées, où la misogynie tue toujours.
De passage à Paris, la militante féministe Mona Eltahawy nous accueille par une chaleureuse accolade. Les cheveux teints en rouge, le bras tatoué, la journaliste américano-égyptienne ne passe pas inaperçue. Et pour cause. L’auteure de Foulards et Hymens. Pourquoi le Moyen-Orient doit faire sa révolution sexuelle lutte depuis des années pour que les femmes du monde musulman cessent de raser les murs. Mêlant récit personnel et reportages, son constat est alarmant : « La misogynie tue », répète-t-elle. En colère contre un Occident qu’elle juge trop lâche et des conservateurs obsédés par la pureté et le corps des femmes, Mona Eltahawy reste pourtant enthousiaste et optimiste. Elle qui a porté le voile pendant neuf ans et a attendu la trentaine pour assumer sa vie sexuelle croit à l’émancipation individuelle et à des lendemains meilleurs pour les musulmanes.
JEUNE AFRIQUE : Dans votre livre, vous citez cette phrase d’Audre Lorde : « Le silence ne nous sauvera pas. » Comment briser la loi du silence qui pèse sur les femmes dans le monde musulman ?
MONA ELTAHAWY : En 2004-2005, quand nous avons commencé à nous soulever contre Moubarak, nous n’étions qu’une petite centaine. Les gens avaient très peur. Les révolutions sociales et sexuelles consistent avant tout à briser la loi du silence et de la honte. C’est ça qui nous maintient en arrière. Aujourd’hui, je vois beaucoup de gens briser ces barrières à travers les réseaux sociaux. Sur Facebook, les femmes saoudiennes interagissent avec les hommes à égalité, peu importe qu’elles soient voilées ou non. En public, on les traite comme des objets ou des enfants, mais en ligne, on est tous égaux et on dit ce que l’on veut. Les gens prennent conscience que leur voix peut compter et être entendue.
Vous avez choisi d’écrire avec un style très direct, sans compromis. Vous brisez les tabous et prenez des positions radicales. Le « politiquement correct » est-il la meilleure arme des conservateurs ?
Bien sûr. Nous avons besoin de dire que la situation est merdique, parce qu’elle l’est ! C’est pour cela que je critique tant les gauchistes, bien que me considérant moi-même comme étant de gauche. Ils sont trop modérés et ils ont tendance à toujours revenir au relativisme culturel. À l’inverse, l’aile droite, xénophobe et islamophobe est très claire ! Nous devons l’être aussi dans notre condamnation du racisme et de la misogynie.
Quelles réactions votre livre a-t-il suscitées ?
Le livre est sorti en anglais en Égypte et aux États-Unis. J’ai reçu des messages extrêmement enthousiastes de femmes qui m’ont remerciée d’avoir raconté mon histoire. Quand elles commencent à parler d’elles, de leur intimité, les femmes se rendent compte qu’elles ont été silencieuses pendant trop longtemps. Ce silence nous isole. En partageant, on prend conscience qu’on n’est pas les seules à ressentir telle chose ou à traverser telle épreuve.
Éd. Belfond, 272 p., 19 euros.
Dans le monde musulman, les modes de vie ont évolué et les pratiques sexuelles également. Mais les lois restent très conservatrices. Croyez-vous à une révolution sexuelle dans la région ?
La situation est très complexe. En Égypte, j’ai créé un groupe de soutien où je reçois de nombreuses jeunes femmes célibataires. La plupart n’ont jamais eu de relations sexuelles. Elles vivent encore chez leurs parents et n’ont aucune intimité. Le sexe représente un danger pour elles car elles ont rarement accès à la contraception. Et puis beaucoup de femmes ne savent pas comment fonctionne leur corps, elles n’ont reçu aucune éducation sexuelle. Malgré tout cela, une minorité assume le fait de perdre sa virginité avant le mariage. Nous avons besoin de ces minorités pour faire avancer les choses. J’admire beaucoup la militante marocaine Khadija Ryadi, qui lutte pour la dépénalisation des relations sexuelles hors mariage. Son raisonnement est simple : les adultes consentants ont le droit d’avoir des relations sexuelles, cela fait partie des droits de l’homme. Les lois dans ce domaine sont absolument absurdes. Dans nos pays, il est par exemple plus grave de violer une femme vierge que non vierge. C’est aberrant !
Quel regard portez-vous sur le mouvement féministe arabe aujourd’hui ?
Malheureusement, il n’est pas du tout coordonné. Il n’existe pas de réseau féministe. Chaque pays a son propre mouvement. En Arabie saoudite, il y a les femmes qui ont mené l’opération conduite, prenant le volant malgré l’interdiction. En Égypte, des groupes luttent contre le harcèlement sexuel dans la rue. Au Maroc, ce sont les militants des droits de l’homme qui mènent ces combats. Nous devons travailler ensemble, créer des ponts. Les gens ne se rendent pas compte à quel point on pourrait devenir puissants en partageant nos expériences et en nous soutenant mutuellement. Longtemps, les conservateurs ont dit que le féminisme était une importation occidentale. C’est pourquoi nous devons créer nos propres concepts, notre vocabulaire, et réhabiliter de grandes féministes arabes comme Fatima Mernissi, Huda Sharawi ou encore Doria Shafik.
Les Saoudiens pratiquent un apartheid basé sur le genre tout comme l’Afrique du Sud pratiquait un apartheid racial.
Vous consacrez une grande partie de votre livre à la situation en Arabie saoudite, où vous avez vécu. Pourquoi ?
Pour moi, l’Arabie saoudite est notre plus grand problème. Les Saoudiens pratiquent un apartheid basé sur le genre tout comme l’Afrique du Sud pratiquait un apartheid racial. Mais le pays a du pétrole, il achète des armes et surtout il abrite un lieu saint, ce qui rend toute contestation impossible, en particulier de la part des autres pays musulmans. Lorsque la ministre des Affaires étrangères suédoise a critiqué la justice saoudienne, elle a subi une pression terrible de la part des milieux d’affaires de son pays. Encore une fois, les femmes sont sacrifiées sur l’autel de l’argent ! Je crois que les femmes musulmanes vont se sauver elles-mêmes. Elles doivent interpeller leurs propres dirigeants et leurs représentants. Quant aux pays occidentaux, ils doivent cesser de se cacher derrière la peur d’être taxés d’islamophobie et imposer des conditions à l’Arabie saoudite.
Vous dites que vous êtes devenue féministe après une série de chocs. Pensez-vous qu’un livre puisse provoquer un tel choc ?
Je l’espère ! Quand je suis arrivée en Arabie saoudite, j’ai lu beaucoup de livres sur le féminisme. J’ai trouvé les mots qui me manquaient, j’ai découvert toute une littérature dont je n’imaginais pas l’existence. Ces livres ont été un moyen pour moi de progresser, de m’émanciper. C’était en même temps très effrayant, car je savais qu’après avoir découvert tout ça je ne pouvais faire de retour en arrière et revenir à mon ignorance rassurante. À l’époque de mes 19 ans, j’avais le sentiment de n’avoir aucun pouvoir, je portais le foulard, je subissais le poids de la culpabilité et de la honte. J’ai écrit ce livre pour cette Mona de 19 ans, et pour toutes les jeunes filles qui cherchent des mots.
N’êtes-vous jamais déprimée par l’ampleur de ce qu’il y a à accomplir ? Et en particulier par l’attitude de nombreuses femmes qui perpétuent la domination masculine ?
Si, je le suis, mais je crois que la colère est une chose très importante. Je suis une femme en colère. Même si je désapprouve totalement la façon dont certaines femmes se soumettent aux plus conservateurs, j’essaie de me souvenir que j’ai moi-même été soumise. Les femmes savent ce qu’il faut faire pour survivre. Je regarde le contexte et j’essaie de comprendre. Les mères qui excisent leur fille ne le font pas par haine, mais elles sont persuadées que c’est le seul moyen pour qu’elles trouvent un mari. Il y a une transmission de la douleur et de la torture pour survivre dans cette société patriarcale. Il faut se concentrer sur l’image globale, à savoir ce que j’appelle le triangle de la misogynie : l’État, la rue, le foyer. Tout cela fonctionne ensemble pour rendre impossible la libération des femmes.
Que reste-til du Printemps arabe ? Notamment pour les femmes qui ont combattu aux côtés des hommes ?
La révolution a créé des héroïnes que les Égyptiens respectent. Sanaa Seif, Yara Sallam, Rim Maguid : ces femmes ont été emprisonnées pour leur activisme, elles ont payé le même prix que les hommes. Mais ces révolutions ont surtout été le moyen de rappeler que nous sommes tous soumis dans nos têtes, que nous ne nous sommes pas libérés du paternalisme. Les femmes passaient la nuit dehors à Al-Tahrir, elles brisaient les tabous. Elles ont arrêté de demander la permission à leur famille, certaines ont retiré leur hijab. Ce sont chaque jour des révolutions individuelles qui je l’espère feront un jour boule de neige. Harriet Tubman, grande abolitionniste américaine, est une de mes idoles. Elle s’était mise en route avec pour objectif de convaincre les esclaves de fuir et de se libérer. Elle a dit : « Si j’avais convaincu plus d’esclaves qu’ils étaient bien des esclaves, j’aurais pu en sauver des milliers d’autres. »
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