Thaïlande : chanteurs contre centurions

Hier, le Mor Lam servait à diffuser le bouddhisme chez les paysans analphabètes en Thaïlande. Cette antique musique rurale est aujourd’hui le signe de ralliement des Chemises rouges. Et la cible des militaires.

Concert à Bangkok, en novembre 2013. C’est la country music thaïlandaise. © Jack Kurtz/ZUMA PRESS/CORBIS

Concert à Bangkok, en novembre 2013. C’est la country music thaïlandaise. © Jack Kurtz/ZUMA PRESS/CORBIS

Publié le 21 juillet 2015 Lecture : 3 minutes.

«Le Mor Lam ? On n’en joue jamais. Ici, ce serait malvenu ! » Patron d’un bar à vin à Thong Lo, le quartier branché de Bangkok, Chalerm ne veut pas risquer de perdre sa clientèle de jeunes actifs ayant souvent étudié à l’étranger. « Des bourgeois, dit-il, qui rêvent de voir Abhisit Vejjajiva revenir au pouvoir. » Premier ministre de 2008 à 2011, ledit Abhisit fut le grand responsable de la sanglante répression dont furent victimes en 2010 les Chemises rouges de Thaksin Shinawatra. « De toute façon, poursuit Chalerm, plus personne désormais n’oserait inviter des chanteurs de Mor Lam. Leur musique ayant été interdite, les autorités confisquent matériel et licences si on est pris à la diffuser. »

Comment expliquer que cette musique campagnarde inventée il y a plusieurs siècles pour, notamment, aider à la propagation du bouddhisme chez les paysans analphabètes se retrouve dans le viseur de la junte militaire thaïlandaise ? Tout simplement parce qu’elle est née dans les régions rurales et misérables de l’Isan, dans le nord-est du pays. Autrement dit, dans le fief des Shinawatra : Thaksin, Premier ministre renversé par un coup d’État en 2006, et Yingluck, sa sœur, qui devint chef du gouvernement en 2011 et fut à son tour victime des militaires trois ans plus tard. Cette dernière encourt aujourd’hui dix ans de prison. On lui reproche de graves négligences dans un projet de subventions agricoles censé bénéficier aux paysans de l’Isan…

À l’origine essentiellement religieux, les chants se sont au cours des siècles diversifiés autour de trois thèmes : les amours perdues, la misère et la politique

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La population de cette région arriérée représente un tiers de celle de l’ensemble du pays. C’est donc une force électorale puissante, bête noire des élites urbaines et de la junte au pouvoir, qui redoute sa capacité de mobilisation à la veille du 21 juillet, date de la prochaine audience du procès Yingluck. Une condamnation pourrait bien en effet déclencher une flambée de mécontentement chez les Chemises rouges.

Importés du Laos au XVIIIe siècle, les chants Mor Lam permettaient autrefois de rythmer les travaux dans les rizières et de transmettre les informations locales de village en village. « On peut comparer le Mor Lam à une sorte de radio communautaire », précise Sarawoot Srihakot, professeur de musique dans le village de Gaew (cité par l’AFP).

À l’origine essentiellement religieux, les chants se sont au cours des siècles diversifiés autour de trois thèmes : les amours perdues, la misère et la politique. « Autrefois, nous critiquions la gestion des chefs de village et dénoncions les pots-de-vin. Nous étions aussi payés pour faire passer les promesses de campagne des candidats aux élections », se souvient un ancien chanteur. Dans les années 1950, le vieil homme avait été embauché lors de la guerre civile laotienne pour faire de la propagande. Cet outil de résistance politique se révéla si efficace que le gouvernement communiste du Laos conserva jusqu’en 1975 une unité officielle de chanteurs de Mor Lam.

Les forces de l’ordre ne font pas la différence : c’est interdit, un point c’est tout

À chaque époque son combat. Depuis que, au lendemain de la destitution de Yingluck, les radios privées des Chemises rouges ont été interdites, le Mor Lam a retrouvé son antique fonction de contestation. À travers tout le pays, il est le signe de ralliement des partisans des Shinawatra. Les mélodies ont certes été rajeunies par l’introduction de rythmes funk, et les harmonicas de bambou remplacés par les guitares électriques, mais les paroles sont toujours aussi virulentes. Les titres de quelques chansons récentes disent tout : « Thaksin persécuté », « Le putsch a tué la démocratie », ou encore « L’injustice faite à Yingluck ». Presque un programme politique !

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« Que l’on fredonne un air subversif ou une balade romantique ne change rien, explique Chalerm. Les forces de l’ordre ne font pas la différence : c’est interdit, un point c’est tout. » Et la junte au pouvoir n’est pas réputée pour son sens de l’humour. Son chef, l’irascible Prayuth Chan-ocha, ne vient-il pas de rappeler que, conformément au décret 44 promulgué au lendemain de la levée de la loi martiale, en avril, l’armée a tous les pouvoirs pour « juguler toute action susceptible de détruire la paix, l’ordre ou la sécurité nationale » ? Traduction : les amateurs de Mor Lam ont intérêt à se tenir à carreau.

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