Autosuffisance : l’Afrique cherche sa voie lactée
Sur un continent pourtant riche en bétail, la filière laitière peine à se développer face aux produits importés. Mais peu à peu, acteurs locaux et leaders mondiaux font bouger les choses.
Agro-industrie : l’Afrique vers l’autosuffisance ?
L’agroalimentaire en Afrique représentait 227 milliards d’euros en 2013 mais devrait – si l’on en croit les projections – exploser d’ici 2030 pour atteindre les 900 milliards d’euros.
Bagoré Bathily le répète depuis dix ans : « 90 % du lait consommé au Sénégal est importé sous forme de poudre, alors que 30 % de la population vit traditionnellement de l’élevage et peut produire du lait. » C’est en partant de ce constat qu’il a ouvert, en 2007, la Laiterie du berger. À son lancement, l’entreprise n’utilise que du lait produit localement. Récolté auprès des éleveurs peuls de la région de Richard-Toll, une zone aride à la frontière mauritanienne, il est acheminé dans l’usine située non loin de là.
Sa marque de yaourts, Dolima, est très vite plébiscitée par les consommateurs et devient numéro deux dans les rayons dakarois. Résultat : huit ans après, la Laiterie du berger est victime de son succès et ne parvient plus à s’approvisionner localement pour assurer la totalité de la production. L’entreprise est désormais contrainte d’incorporer à ses préparations 30 % de lait en poudre importé. En 2014, cette proportion a même atteint un pic exceptionnel de 50 %, la hausse de la demande se cumulant avec une très faible pluviométrie qui a affecté la productivité des cheptels.
En dehors du Kenya et de quelques pays du nord et du sud du continent, aucun pays ne produit suffisamment de lait pour répondre à la hausse de la consommation
Les importations de lait en hausse
Cet exemple illustre la situation de la filière laitière africaine. En dehors du Kenya et de quelques pays du nord et du sud du continent (l’Afrique du Sud, et bientôt le Maroc et la Tunisie), aucun pays ne produit suffisamment de lait pour répondre à la hausse de la consommation, estimée à 4 % par an par le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad, à Paris). Certains pays comme le Nigeria et le Ghana n’en produisent pas du tout.
Résultat : les importations sont en hausse, comme l’affirme un rapport publié en janvier par le Cirad concernant les pays de l’UEMOA, qui achètent chaque année pour 300 millions d’euros de lait en poudre. La dépendance varie d’un pays à l’autre. « Avec 3,7 millions d’habitants, la Mauritanie importe autant que l’Angola, qui en compte 25 millions », souligne Éric Fargeton, directeur des ventes du français Lactalis pour l’Afrique subsaharienne.
Si le lait en poudre est en général 10 % à 15 % moins cher que le lait frais, ces dernières années ont montré que cette tendance pouvait s’inverser. En 2008, 2013 et 2014, son cours a atteint des sommets, porté par la demande de la Chine et de l’Inde. En face, le prix du lait local est non seulement moins volatile, mais il s’inscrit dans une tradition d’élevage, particulièrement dans la bande sahélienne. Sans compter qu’il requiert beaucoup de main-d’œuvre et participe à l’approvisionnement local, auquel sont attachés beaucoup de pays qui voudraient équilibrer leur balance commerciale.
Des embûches à la production
Mais répondre aux besoins n’est pas simple. Les vaches africaines, dont les élevages sont d’abord destinés à la production de viande, ne délivrent pas assez de lait. « Une vache africaine produit entre deux et quatre litres par jour, contre 40 à 50 litres pour une vache française », compare Éric Fargeton, pour qui l’autosuffisance est un vœu pieux, « d’autant plus que les vaches françaises ne supportent pas la chaleur et qu’il faut les nourrir avec les bons produits ». Les fourrages de qualité manquent en effet, notamment en saison sèche.
La collecte représente une autre embûche. Matière fragile, le lait cru ne se conserve que deux heures avant de se dégrader. Or, en zone rurale, les routes manquent pour transporter rapidement les précieux litres, de même que l’électricité pour les conserver au frigo. Si bien que presque toutes les laiteries industrielles d’Afrique de l’Ouest, comme Satrec au Sénégal ou Eurolait en Côte d’Ivoire, utilisent du lait en poudre importé, note le Cirad, précisant que seules les 250 « minilaiteries » se contentent de lait frais. Mais ces petites structures produisent des volumes limités. Enfin, certains industriels se bornent au reconditionnement de poudre de lait importée, revendue en petits sachets. C’est le cas de Lactalis, actif dans ce domaine au Sénégal avec Meroueh et au Mali avec Mali-Lait.
L’autosuffisance de l’Afrique n’est pas inaccessible, mais elle passera par un soutien des pouvoirs publics, notamment via des incitations fiscales.
Les multinationales s’implantent progressivement
Mais les choses semblent évoluer. Plusieurs opérations récentes illustrent la volonté des multinationales de se renforcer sur le continent. En 2014, le néerlandais FrieslandCampina (déjà bien implanté avec des marques phares comme Friso et Three Crowns au Nigeria) a racheté la laiterie du singapourien Olam en Côte d’Ivoire ainsi que sa marque Peak, qui produit notamment du lait en poudre et du lait concentré. La même année, le français Danone, numéro un mondial des produits laitiers frais, a réalisé l’une de ses plus grosses opérations africaines en acquérant 40 % de Brookside Dairy, leader en Afrique de l’Est. Néanmoins, « il n’y a pas de ruée des grands groupes laitiers en Afrique, ils restent prudents », assure Julien Lefilleur, responsable de la division industrie et services de Proparco. Cette filiale de l’Agence française de développement (AFD) dévolue au secteur privé voit passer peu de dossiers. « Il est donc difficile de savoir quel type de modèle de production va émerger en Afrique », ajoute Julien Lefilleur.
Quelques initiatives donnent cependant un début de réponse. En Égypte, Danone a construit une grande ferme laitière de 2 500 vaches afin de sécuriser son approvisionnement. « Elle apporte 40 % de nos besoins dans ce pays où la filière est très déstructurée : il y a à la fois des problèmes de quantité et de qualité, surtout pendant la période du ramadan », commente Yasser Balawi, responsable chez Danone de l’approvisionnement en Afrique du Nord. Le groupe s’est parallèlement associé à l’ONG Care pour structurer la collecte auprès des éleveurs, qui assurent 15 % de ses besoins. Il existe peu de sites de ce type en Afrique en dehors du sud et de l’est du continent (les grandes structures impliquent une grande maîtrise des risques sanitaires), mais, selon nos informations, des projets sont en cours.
Des initiatives à développer
Des fermes laitières de taille plus modeste se sont en revanche développées ces dernières années. Parmi ces initiatives figure la ferme-laiterie Nouvelle Normandia (groupe Exat), installée dans la périphérie d’Abidjan. De son côté, la Laiterie du berger projette d’ouvrir d’ici à trois ans un site réunissant une trentaine de bêtes près de son usine. « Cette structure permettra également de former de futures générations d’éleveurs », note Bagoré Bathily, lui-même vétérinaire de formation. Selon lui, l’autosuffisance de l’Afrique n’est pas inaccessible, mais elle passera par un soutien des pouvoirs publics, notamment via des incitations fiscales. « Sur ce point-là, nous avons trente ans de retard sur le Kenya », déplore-t-il, soulignant que ce pays est parvenu à croiser des races et à augmenter les rendements.
Pour Julien Lefilleur, la prudence des grands leaders mondiaux vient aussi des difficultés de l’aval du secteur. Habitués à travailler dans un climat tempéré, les groupes européens sont rebutés par deux défis majeurs : la conservation (chaleur) et la distribution (logistique et place du secteur informel). Certaines entreprises démontrent néanmoins qu’il existe des parades. Le français Bel rencontre ainsi un certain succès avec sa Vache qui rit, un fromage qui se conserve sans réfrigération. De son côté, la société ouest-africaine Fan Milk s’appuie sur un réseau de 30 000 revendeurs à vélo pour distribuer ses yaourts glacés et ses jus (un modèle qui n’a pas échappé à Danone, qui en a acquis 49 % en 2013).
Un marché des produits lactés en évolution
« Ce sont des modèles réplicables et qui participeront à la démocratisation des produits laitiers en Afrique », prédit le responsable de Proparco. Si les yaourts et le lait frais restent moins consommés que le lait concentré ou le lait caillé, la grande distribution voit les lignes bouger. Ces trois dernières années, les ventes de lait liquide ont augmenté de 14 % à 21 % selon les pays, en partie parce que les ménages l’ont substitué au lait en poudre, explique Gilles Blin, directeur alimentaire de Mercure International of Monaco, qui détient la franchise des supermarchés Casino au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Gabon et au Congo.
Pour développer le marché des produits lactés, certains misent aussi sur des savoir-faire plus traditionnels, à l’image de Tiviski, en Mauritanie, qui utilise du lait de chamelle. « Les industriels gagneraient à transformer cette consommation traditionnelle en consommation normée, conditionnée, vendue dans les boutiques, défend Bagoré Bathily. Le temps presse, il faut faire attention à ne pas reproduire ce qui s’est passé avec les céréales traditionnelles, qui ont perdu la bataille face au riz dans de nombreuses zones. » Les bergers ne diront pas autre chose.
La menace du lait végétal
Pour le secteur laitier africain, il y a pire ennemi que le lait en poudre importé. Ce concurrent s’appelle fat filled milk powder : littéralement, lait en poudre réengraissé. Dans ce produit, les matières grasses animales sont remplacées par des équivalents végétaux, principalement issus de l’huile de palme. L’avantage ? Il coûte au moins 30 % moins cher que son équivalent animal. De plus, son prix ne fluctue pas. Une aubaine pour certaines marques comme Vitalait en Tunisie ou Satrec au Sénégal.
Selon les sources interrogées par Jeune Afrique, le lait végétal représenterait aujourd’hui un tiers du marché de l’importation de lait en poudre. « La couleur est là, mais ce n’est plus vraiment du lait et le goût est différent, explique un expert basé à Paris. Ce n’est pas terrible car les gens ne savent pas trop ce qu’ils achètent. » Un autre souligne que l’absence de réglementation autour de ce produit ne permet pas d’informer correctement les consommateurs.
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