Tchad : Bandoum Bandjim, le repenti du système Habré
Bandoum Bandjim fut l’un des principaux cadres de la police politique de Habré, avant d’en devenir victime à son tour. Son témoignage sera l’un des moments clés du procès.
À N’Djamena, on dit de lui qu’il était l’un des « chouchous » de Hissène Habré. Les suppliciés de l’impitoyable système dont le despote tchadien fut l’architecte entre 1982 et 1990 le situent en bonne place au palmarès des monstres du régime. Pourtant, Bandoum Bandjim, 61 ans, sera leur meilleur allié durant le procès. Son témoignage, initialement prévu le 29 juillet et reporté, pourrait être l’un des plus accablants. Et pour cause : ce sera celui d’un repenti.
Bandjim n’a jamais été un proche de Habré. Il n’est pas de son clan : lui est du Sud, de la région de Doba. Il ne s’est pas battu à ses côtés dans le désert, n’a pas fréquenté son bureau à la présidence, n’a partagé aucun de ses exils. Il a néanmoins mené des missions essentielles pour son compte durant la majeure partie de son règne. Il a même été l’un des rares agents de la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS), la police politique, à suivre une formation à l’antiterrorisme aux États-Unis.
En 1992, la Commission d’enquête sur les crimes du régime Habré a inscrit son nom sur la liste des quatorze tortionnaires qui furent les plus redoutés pour « leur cruauté, leur sadisme et leur inhumanité ». Depuis deux ans, il fait en outre l’objet d’un mandat d’arrêt international émis par la justice tchadienne.
Une effigie de la Vierge Marie trône dans sa chambre. Comme s’il voulait se laver de ses péchés »
Un repenti
Maintenant qu’il est assis sur une chaise, chez lui, au deuxième étage d’une barre d’immeubles de la lointaine banlieue parisienne, qu’il explique avoir travaillé au Secours catholique et auprès de l’abbé Pierre avant d’obtenir le statut de réfugié et de trouver un emploi de régisseur d’immeuble, et qu’on aperçoit une effigie de la Vierge Marie trônant dans sa chambre, on a bien du mal à le considérer comme un bourreau, l’écume aux lèvres et les fils électriques à la main.
Visage rond, corps lourdaud, regard éteint, Bandoum Bandjim semble désireux de laver ses péchés. Mais un journaliste ne sera jamais un prêtre : s’il décrit avec minutie le fonctionnement de la DDS et détaille longuement les missions qui lui avaient été confiées, il reste elliptique sur ses propres actes. Tout juste se contente-t-il de dire que « ces années passées à la DDS représentent une page sombre de [son] existence » et qu’il savait que les personnes qu’il faisait arrêter « seraient torturées ».
Une histoire de famille
Comme souvent au Tchad, c’est une histoire de famille qui l’a mené jusque-là. Fin 1982, Habré pose les bases de son pouvoir. Pour reconstruire l’État (son obsession), il rameute tous les fonctionnaires de l’ancien régime, y compris policiers et gendarmes – Bandjim fait partie de ces derniers. Quand Habré a conquis N’Djamena, en juin, il a, comme beaucoup, fui les représailles et regagné son village. Mais en 1983, il répond à son appel. Le revoilà à N’Djamena. Un de ses cousins vient d’être affecté au secrétariat de la Brigade spéciale d’intervention rapide, la BSIR, le bras armé de la DDS : c’est là qu’il est reversé. Très vite, il est envoyé dans le Sud pour jouer, dit-il, les médiateurs – il a de la famille dans la rébellion. Puis il retourne dans la capitale – avant, jure-t-il, le début de la terrible répression baptisée « Septembre noir ». Là, au sein du BSIR, il traite et archive les fiches des personnes soupçonnées de menacer la sécurité de l’État, recense et identifie les prisonniers. « J’ai été surpris par leur nombre et leur état de santé », explique-t-il. Mais auprès de qui pouvait-il s’en émouvoir ? « On ne faisait confiance à personne, à l’époque. Même au sein de la DDS, on ne parlait pas de ce qu’on voyait, car on ne savait pas à qui on avait affaire. »
La folie des années Habré
Bandjim dit avoir aidé des détenus et affirme n’avoir pas fui le pays, comme d’autres, parce qu’il avait « l’espoir » que la situation s’arrangerait. Pourtant il sait taire ses opinions et appliquer les consignes avec zèle. Bientôt, il est nommé chef du service exploitation, un poste stratégique. Là, « à partir des fiches de renseignement qui affluent de tout le pays », il rédige des synthèses qu’il adresse au directeur de la DDS. A-t-il interrogé lui-même, torturé ? Des victimes l’insinuent. Lui se borne à dire qu’aucune plainte ne le vise nommément.
Il s’agit d’une « source d’information considérable, qui a permis de mieux comprendre les rouages du système Habré »
En 1985, puis en 1987, il est à nouveau envoyé dans le Sud pour négocier avec les rebelles. C’est lors de cette ultime mission qu’il tombe « gravement malade ». « Je suis devenu fou, je délirais. » S’agissait-il de surmenage, comme il le prétend aujourd’hui (« Je travaillais beaucoup, je fumais beaucoup ») ? A-t-il été ensorcelé, comme l’a cru sa famille à l’époque ? Ou n’a-t-il tout simplement pas pu supporter plus longtemps les sévices qu’il faisait subir ? La folie des années Habré n’a épargné personne, pas même ses plus fidèles serviteurs. L’arbitraire non plus. Lorsqu’il revient du village pour reprendre son travail, en février 1989, il est incarcéré. Son épouse a voulu renouveler son passeport pendant qu’il était malade, et l’un de ses cousins, qui travaillait à l’ambassade du Tchad en France, a fait défection : suffisant, à cette époque, pour être considéré comme un traître.
Prison et exil
Il est jeté dans la prison du Camp 13, où « les gens mouraient [des suites] de torture, de dysenterie, de malnutrition », et où les exécutions de ceux qui partageaient sa cellule avaient toujours lieu à la nuit tombée. Quand il sort, en novembre 1989, il est « cassé ». Quatre jours plus tard, le nouveau directeur de la DDS vient pourtant le chercher et lui demande de reprendre du service, comme si de rien n’était. Il refuse. Est renvoyé dans la gendarmerie, puis obtient l’autorisation de suivre une formation en France. Il quitte le pays trois mois avant la chute de Habré. Il n’y est pas retourné depuis.
Un témoignage précieux
Quand il a décidé de briser le silence, en 2008, les enquêteurs de Human Rights Watch ont tout de suite compris qu’ils tenaient là ce qui leur manquait : le témoignage d’un insider. Et ont passé outre les critiques des victimes. Il s’agit d’une « source d’informations considérable, qui a permis de mieux comprendre les rouages du système Habré », écrit l’ONG. « Son témoignage sera un moment clé du procès », affirme un juriste.
S’il s’est résolu à sortir du silence, c’est pour soulager sa conscience, admet Bandjim. « Je ne peux pas nier avoir fait des choses lorsque je travaillais pour la DDS, confiait-il à J.A. en 2013. J’ai notamment arrêté des gens sur l’ordre de mes chefs. Aujourd’hui, c’est pour eux que je témoigne, mais aussi pour moi-même, car j’ai eu à subir personnellement la répression. Je continue de porter ce double fardeau. » S’il va témoigner à Dakar, et courir ainsi le risque d’être accusé à son tour par les victimes présentes aux audiences, c’est « parce qu’il faut passer à autre chose, pour [lui], et pour tout le monde », et que ce procès devrait l’y aider. À chacun sa rédemption.
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