Jean Lacouture : l’homme au sang d’encre
Biographe de grand talent, familier des géants de la décolonisation, le journaliste est décédé le 16 juillet à l’âge de 94 ans.
Pour nombre de journalistes entrés dans ce métier au cours des années 1970-1980, Jean Lacouture était beaucoup plus qu’un aîné et un modèle : un maître. Ce n’était donc pas sans, à chaque fois, un pincement de timidité qu’il m’est arrivé d’aller l’écouter, en son appartement du quai des Grands-Augustins, dérouler le récit d’un siècle chaotique dont il fut le témoin fervent et le chroniqueur passionné.
71 livres et d’un demi-millier de reportages et d’articles
Comment ne pas être impressionné par un homme doué d’une exceptionnelle facilité d’écriture, auteur et coauteur de 71 livres et d’un demi-millier de reportages et d’articles, familier des géants de la décolonisation, biographe talentueux de de Gaulle, Malraux, Hô Chi Minh, Mauriac, Nasser, Stendhal, Mendès France, des Jésuites et de bien d’autres, archétype d’un journalisme d’engagement et d’inlassable curiosité ? Timidité rapidement dissipée cependant tant ce Méridional heureux, chaleureux et éloquent savait mettre à l’aise son interlocuteur et lui faire partager sa passion pour les hommes, beaucoup plus que pour les théories et les idéologies. Quitte à se tromper parfois (sur la révolution culturelle chinoise, sur le régime des Khmers rouges) et à le reconnaître, toujours, avec une infinie humilité.
Admirateur repenti de Sékou Touré
Cet homme de gauche, cet anticolonialiste pas tiers mondain pour un sou, ce défenseur d’un journalisme incarné qui « prend le lecteur par le revers de la veste » et des journalistes qui « disent je, signent et assument leurs responsabilités » a eu avec notre journal un long compagnonnage de route. À la demande de Béchir Ben Yahmed, il écrit en 1978 un long portrait itinéraire de Sékou Touré, dont il était un admirateur repenti. Lui que ses collègues du Monde surnommaient Lacoutouré pourfend cette fois avec acidité le « stalinisme Banania » du dictateur guinéen.
En septembre 1981, Lacouture et son épouse Simonne cosignent dans Jeune Afrique une autre biographie condensée : celle d’Anouar al-Sadate, que tous deux connaissent bien. Nos anciens collaborateurs Jacques Vignes et Hamid Barrada interviewent à plusieurs reprises Lacouture dans nos colonnes au cours des années 1980 et, en 1995, c’est encore à Barrada que l’auteur du Maroc à l’épreuve confie ses impressions sur son grand retour dans le royaume après trente années d’absence volontaire suite à son « expulsion » sur ordre de Hassan II.
Un parcours exemplaire
Plus récemment, en octobre 2013, c’est avec ferveur qu’il rédige pour nous la nécrologie de l’un des hommes qu’il admirait le plus : le général Giáp, héros des guerres d’Indochine et du Vietnam. J’étais allé lui rendre visite à cette occasion avec sous le bras le numéro de La Revue de février 2010 dans lequel, après avoir raconté pourquoi, au cours de sa carrière, il lui était arrivé de ne pas « tout dire » de ce que lui avaient confié certaines personnalités politiques (Bourguiba, Mendès France, notamment) parce que, pensait-il, « l’intérêt général était en jeu », Lacouture avait justifié son option en ajoutant : « Je pense que le bon journalisme n’est pas un écho sonore, mais le fruit d’un choix citoyen et responsable. »
Celui qui avait le monde comme matrice, l’auteur d’Un sang d’encre, récit explicatif de son parcours exemplaire, était l’un des derniers survivants d’une époque où le journalisme était élégant, tragique, vif, cultivé, subjectif, politiquement incorrect, métier de comédiens écrivant leurs propres textes, à rebours de la superficialité fade et périssable. Un autre siècle.
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