Tuniso-Allemand, il réédite la musique africaine des 1960s et 1970s
Le Tuniso-Allemand Samy Ben Redjeb a créé il y a dix ans Analog Africa, un label qui réédite la musique africaine des années 1960 et 1970. Délaissé sur le continent, le créneau passionne de plus en plus d’amateurs occidentaux.
Août 2005, Cotonou. Samy Ben Redjeb pénètre dans un entrepôt et se retrouve encerclé par des caisses de vinyles aux pochettes défraîchies. Son contact sur place n’avait pas menti : il y a là plusieurs milliers de disques et peut-être quelques pépites. Mais tandis qu’il farfouille dans les albums, plongé dans une semi-obscurité, il sent un étrange frémissement sur ses mains. Des scorpions lui grimpent sur les bras ! L’amateur en sera quitte pour une grosse frayeur… et repartira une semaine plus tard avec une sélection de 3 800 vinyles.
Né en 1971 à Carthage, Samy Ben Redjeb est ce qu’on appelle un crate digger, un fouineur de bacs à disques capable de passer des journées – et des nuits – entières à examiner d’antiques 45 tours et 33 tours pour dégoter des sons rares et méconnus. Sauf que lui ne se contente pas d’acheter des albums. Grâce à son label Analog Africa, créé en 2006 et basé en Allemagne, il réédite d’anciens disques ou crée des compilations de titres qui ont fait danser l’Afrique dans les années 1960 et 1970. Un travail titanesque qui lui impose de rechercher les auteurs des sons qu’il réédite, alors que les crédits ne figurent pas toujours sur les albums, afin de verser des droits au compositeur et au producteur de l’enregistrement utilisé.
DJ au Sénégal puis steward pour Lufthansa, Samy profite de chacune de ses escales pour approfondir ses connaissances.
Un archéologue du son africain à Francfort
On retrouve cet archéologue du son à Francfort, dans son appartement qui croule sous les vinyles. Sur les murs, des photos de Fela et d’Africa 70 et des affiches de l’Orchestre Poly-Rythmo de Cotonou. Dans le salon, une machine sert à dépoussiérer les albums, une autre à digitaliser les enregistrements pour les envoyer par internet à des ingénieurs du son outre-Atlantique. Un vieux 45 tours traîne négligemment sur la table de la cuisine. Le fana de microsillons y pose deux cappuccinos et commence à raconter les débuts de son addiction. « Ma première rencontre avec la « vraie » musique africaine date de 1994, se rappelle Samy Ben Redjeb. J’étais allé au Sénégal, inspiré par Paul Simon, qui avait enregistré avec les Sud-Africains The Boyoyo Boys. Sur place, j’ai pris une claque : le funk que je découvrais était meilleur que celui fait aux Etats-Unis. On était loin de ce qu’on nous vendait à l’époque en Europe comme « la » musique africaine, en fait de la world music, très lisse, très pop, avec des textes plutôt clichés. »
DJ au Sénégal puis steward pour Lufthansa, Samy profite de chacune de ses escales pour approfondir ses connaissances. Il découvre un territoire musical immense et inexploré. « Chaque pays, voire chaque région, a développé un style qui lui est propre. Lorsque je suis parti au Soudan, qui n’avait jamais été défriché par les collectionneurs, je suis revenu avec plus de 500 disques. Au Bénin, les amateurs prétendaient qu’il n’y avait rien à part l’Orchestre Poly-Rythmo : j’ai rapporté des milliers d’albums. »
Mon rêve c’est qu’un jour Tarantino découvre cette mine d’or pour la populariser encore plus! »
Analog Africa, son label, se focalise sur les années 60-70
Avec la création de son label Analog Africa, le Tuniso-Allemand entend bien partager ses trouvailles et décide de se focaliser sur les années 1960 et 1970. Pour les spécialistes, la période correspond à « l’âge d’or » de la musique africaine. « Lors de la décolonisation, de nombreuses structures sont restées en place : il y avait encore des magasins de musique, des salles de concert, des majors, des labels locaux… Beaucoup d’orchestres nationaux étaient financés par les États, qui y voyaient le moyen de faire la promotion de la culture du pays. En Guinée, le palais présidentiel abritait même un studio d’enregistrement ! » Les crises économiques des décennies suivantes et les guerres civiles viendront durablement affaiblir cette industrie du divertissement, déjà fragilisée par un certain amateurisme. Ainsi, l’Orchestre Poly-Rythmo perdra une bonne partie de son matériel, détruit à la douane angolaise en 1984, sans aucune structure pour le rembourser.
Pour le vendeur spécialisé Betino, propriétaire à Paris du Betino’s Record Shop, le son a aussi considérablement évolué à partir des années 1980, pas toujours en bien. « Beaucoup de groupes live ont disparu, les synthétiseurs et les boîtes à rythme ont fait leur apparition pour des albums qui, au final, ont souvent mal vieilli. » De grands noms comme Ali Farka Touré se sont tournés vers l’Europe pour enregistrer. D’autres géants ont été durablement éclipsés, à l’image d’Amadou Balaké, qui connut une traversée du désert de plus de dix ans avant de rebondir en 2001 avec l’orchestre Africando.
Un label qui se distingue de la concurrence
Aujourd’hui, Analog Africa n’est pas le seul label à réaliser un méticuleux travail de défrichage. Strut Records ou Soundway Records, en Grande-Bretagne ; Buda Musique, Superfly Records ou Hot Casa Records, en France, explorent et rééditent les pépites oubliées du funk, de la soul ou de l’afrobeat. À la clé, des morceaux détonants, inspirés, au son « brut de décoffrage ». « Certains ont été enregistrés dans des salons ou des courettes avec du matériel de reportage radio : on entend les grillons, le décollage d’un avion, le bruit d’un générateur… sourit Samy Ben Redjeb. Mais ce qui m’importe c’est l’énergie et la spontanéité qui s’en dégagent. »
Analog Africa se distingue de ses concurrents par la manière dont il documente ses trouvailles. Ses rééditions intègrent des dossiers fleuves rassemblant la biographie des artistes, des entretiens avec eux et l’histoire – souvent rocambolesque – de la découverte des titres. Samy Ben Redjeb se voit un peu comme un gardien de la mémoire musicale de l’époque, mais aussi et surtout comme un passeur, lui qui a permis au Poly-Rythmo d’émerger à nouveau. « Nos disques ont influencé des groupes de pop majeurs comme Radiohead ou Franz Ferdinand, se félicite-t-il. Mon rêve c’est qu’un jour Tarantino découvre cette mine d’or pour la populariser encore plus ! »
« L’Afrique a encore de quoi nous surprendre »
Pour lui, le filon n’est pas prêt de s’épuiser. Et même des pays ratissés par l’industrie occidentale réservent des surprises. « Beaucoup de vinyles ont été pressés à moins de deux cents exemplaires par des amateurs passionnés… et parfois d’une ville à l’autre ces enregistrements sont totalement inconnus. L’Afrique a encore largement de quoi nous surprendre ! » Le patron de label entend d’ailleurs profiter de son article dans Jeune Afrique : « Si des particuliers ou des producteurs ont des vinyles à vendre, dites-leur qu’ils n’hésitent pas à me contacter*. »
* Samy Ben Redjeb: (0049) 17 680 848 165 ; info@analogafrica.com
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